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Message  Albert-Robert Mar 24 Juil 2012 - 9:47

Extrait de L'HOMME DANS TOUS SES ÉTATS (Nouvelles)

Madame la Baronne dépérissait.
Depuis plusieurs mois, une furieuse démangeaison d’écrire la dévorait, mais elle n’avait malheureusement rien à dire. Rien ! Aucune idée qu’elle aurait pu martyriser en l’étirant sur une centaine de pages imprimées en gros caractères, pas l’ombre d’une intrigue amoureuse, pas même les premières lignes d’une anodine petite nouvelle. Elle enviait secrètement les tâcherons expérimentés qui, comme elle, n’avaient rien à dire, mais qui le disaient si bien que personne ne pouvait dire que vraiment ils ne disaient rien.

Ce n’était pas faute, pourtant, d’essayer. Elle avait appris de la bouche d’un Prix Goncourt interviewé à la télévision qu’il convient de travailler chaque jour à heures régulières, de préférence le matin. Elle se levait donc au premier chant du coq, se faisait servir un frugal petit déjeuner et s’asseyait à son bureau-secrétaire Louis XVI.

Suivant un rituel auquel elle s’astreignait rigoureusement, elle tirait la tablette de marqueterie et décapuchonnait le stylo précieux qu’elle réservait à cet usage. Elle amorçait la plume par quelques gracieux serpentins sur un papier brouillon et la positionnait à cinq centimètres au-dessus du bord supérieur gauche de la première feuille. Elle demeurait ainsi un long moment, espérant qu’une muse désœuvrée passant par là inciterait le stylo à remplir son office, mais hélas, rien ne se produisait et la blancheur immaculée des feuilles mettait Madame la Baronne au désespoir. Elle allumait alors la lampe du bureau qui faisait une jolie tache rose sur le plan de travail et le papier n’était plus blanc. Mais il était toujours vierge.

Elle avait pensé un moment que tout le mal venait du stylo qui aspirait peut-être à des tâches moins frivoles. Elle l’avait remplacé par une plume d’oie, convaincue que cet emprunt au passé serait de nature à faire revivre quelque prouesse de l’un ou l’autre de ses aïeux. Mais les "Durieux" n’étaient devenus les "du Rieu" qu’un siècle auparavant. Le titre de noblesse était trop récent, et aucun des ancêtres de la baronne n’avait eu jusqu’alors l’opportunité d’accomplir une action d’éclat susceptible de fournir la trame d’un roman ou d’une biographie. La plume d’oie s’étant révélée stérile, elle avait été abandonnée au profit du dictaphone, de la machine à écrire et de la machine à traitement de texte et, enfin, de l’ordinateur. Peine perdue : le dictaphone demeurait muet, les machines refusaient de crépiter comme elles le faisaient sans façons sous les doigts de la première dactylo venue, et l’ordinateur refusa d’écrire quoi que ce soit qui ne lui fût ordonné.

C’est alors qu’elle entendit parler d’une catégorie de nègres qui lui étaient totalement inconnue.
— Enfin, disait-elle à son amie Blanche de Prieumont, prétendez-vous me faire croire, très chère, que ces gens-là peuvent être utilisés à d’autres tâches que celles qui consistent à vider les poubelles ou à nettoyer les rues ?
— Vous vous méprenez ma chère baronne, vous vous méprenez ! Ces nègres-là sont blancs comme vous et moi. On les appelle ainsi parce que, comme au temps hélas révolu de l’esclavage, ils travaillent pour d’autres, notamment pour des auteurs surchargés dont ils écrivent les ouvrages dans le plus strict anonymat. Le nègre reçoit son salaire, l’auteur supposé ses droits et ses lauriers et tout le monde est content.
Ces révélations laissèrent Madame la Baronne songeuse durant plusieurs jours. Enfin, après une semaine de nouvelles tentatives infructueuses, elle se résolut à appeler son amie :
[......................................]
Madame la Baronne avait de quoi noter et deux jours plus tard le premier nègre se présenta et fut aussitôt introduit.
— Il est tout à fait charmant, pensa la Baronne. Quel dommage de lui faire perdre son temps à écrire quand il y a tant d’autres choses à faire !
Adroitement sondé, le jeune nègre partagea l’avis de Madame la Baronne et devint son amant.

Mauvais calcul ! Comblé de présents, habillé par les plus grands faiseurs et largement pourvu d’argent de poche, le gigolo perdit l’inspiration que possédait le nègre, et Madame la Baronne connut à nouveau le désespoir.

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Message  Invité Mar 24 Juil 2012 - 10:16

C'est divertissant, amusant.
Je trouve cependant que la fin aurait pu être moins téléphonée :
On se doute bien à ces mots de ce qui va se passer :"— Il est tout à fait charmant, pensa la Baronne. Quel dommage de lui faire perdre son temps à écrire quand il y a tant d’autres choses à faire !
Adroitement sondé, le jeune nègre partagea l’avis de Madame la Baronne "
Du coup, le "et devint son amant." est totalement superflu, bien trop appuyé.

De même, le dernier paragraphe aurait pu à mon avis faire l'objet d'un travail d'allusion plutôt que de faits brutalement assénés.

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Message  Invité Mar 24 Juil 2012 - 12:06

Albert, j'ai lu ta réponse à Easter sur le fil adéquat, tant mieux sinon j'aurais pu avoir la même réflexion.
J'ai lu avec plaisir ce début de nouvelle, j'attends la suite avec intérêt, car j'aime beaucoup les nouvelles.
J'attends surtout de voir comment tu vas amener la chute, car c'est pour moi le plus difficile.

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Message  Invité Mar 24 Juil 2012 - 21:47

C'est bien écrit, enlevé et amusant, nonobstant ( j'adore ce mot ! ;-))) il devint son amant qui nous prend vraiment pour des pommes !

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Message  Marine Mer 25 Juil 2012 - 9:58

Ah, excellent ! J'ai beaucoup ri, le style s'accorde tout à fait à la personnalité de la Baronne, légérément maniéré, comme pour "gracieux serpentins", ce qui amène l'humour et l'ironie de façon délicate.
L'histoire des nègres est amusante, également.
J'apprécie la petite morale de la fin : il ne vaut pas avoir trop de luxe pour pouvoir écrire.
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Message  Legone Mer 25 Juil 2012 - 10:11

Bien écrit , style fluide que j'apprécie. Par contre la fin est un peu directe à mon goût. Mais globalement j'ai pris plaisir à lire ce texte. Même si ne pas savoir ce qu'est un "nègre", c'est un peu gros quand même...
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Message  suzannelanson Mer 25 Juil 2012 - 13:57

J'ai beaucoup aimé. Très distrayant.

Certaines description sont très sympas - toute la partie sur le rituel au bureau notamment- . La chute m'a agacée. Elle semble dire qu'il faut crever la dalle pour pouvoir être un vrai artiste (J'exagère. Je sais) et cette morale m'emm****.

Après je rejoins les autres le "et devint son amant" est peut-être superflue mais c'est surtout, je pense, qu'on n'a qu'un extrait et qu'on a là qu'une espèce de "chute transitoire".

En attendant la suite,
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Message  Invité Mer 25 Juil 2012 - 13:58

Je trouve le nègre effectivement bien introduit ; nous attendons avec impatience une histoire où les plumes prendraient tout leur envol.
J'ai aimé le côté un peu désinvolte du style.

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Message  suzannelanson Mer 25 Juil 2012 - 14:00

@Legone : la dernière fois qu'à un diner j'ai parlé de nègre (dans un contexte où on parlait littérature je précise), une personne a commencé à me parler de son dernier voyage en Afrique. Véridique. La situation décrite est donc pour moi plausible.
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Message  Albert-Robert Ven 27 Juil 2012 - 10:12

Grand merci pour ces commentaires.

Pour EMBELLIE : Je suis heureux d'avoir pu te distraire et je te sais gré de n'être pas tombée dans le piège du nègre qui n'a absolument aucune importance, si ce n'est d'aiguiller le lecteur sur une fausse piste. C'est pourquoi ce qui le concerne est trop appuyé, j'en conviens, mais c'est à dessein.

Tu me dis attendre la suite. Je la posterai (parce que, Embellie, je ne peux rien te refuser), mais telle n'était pas mon intention. En effet, L'OEUVRE est l'une des 21 nouvelles qui composent un recueil, L'HOMME DANS TOUS SES ETATS. Avec d'autres ouvrages, ce recueil a été édité par Irène Pauletich éditions, firme qui a cessé ses activités l'an dernier. Je pense donc maintenant au numérique et je vais le publier « en ligne », à télécharger. Voilà pourquoi, je ne proposerai sur ce forum que des extraits. Bien sûr, je préfère les livres « papier », mais que faire en ces temps de crise qui incitent les éditeurs à ne pas prendre de risque avec un auteur inconnu ?

Je publierai donc la suite et la fin de L'OEUVRE dès la semaine prochaine.

Très amicalement,

Robert


Remarque : les textes à suite ne sont pas soumis au rythme de publication habituel. En d'autres mots, pas besoin d'attendre une semaine pour poster.
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Message  Invité Ven 27 Juil 2012 - 12:49

Albert-Robert, merci de poster la fin de ta nouvelle apparemment simplement parce que je l'ai souhaité.
D'autres que moi en seront ravis, sois-en persuadé.
Tu as de la chance d'avoir été édité sur papier. J'ai écrit un petit recueil de nouvelles De fil en aiguille, réunissant des anecdotes vécues durant vingt années d'artisanat en couture d'ameublement. Certains m'ont suggéré d'essayer de le faire éditer, je n'ai jamais osé le proposer, par manque de confiance en moi.
J'ai posté ici toutes ces anecdotes et j'ai apprécié les commentaires objectifs et éclairés qu'elles ont suscité. Justement, à la lumière de ces appréciations j'ai pensé que si je voulais me faire éditer il me fallait étoffer mon recueil, apporter plus de fantaisie au niveau style, enfin les remanier un peu. N'en ai pas eu le courage, ni le temps. Me suis contentée d'en proposer certaines à des concours de nouvelles, et j'ai récolté quelques prix.
Cela suffit à satisfaire mon ego. Et cela m'amuse.
Je lirai donc L'homme dans tous ses états quand tu l'auras mis en ligne. Tu avertiras j'espère.

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Message  Albert-Robert Ven 27 Juil 2012 - 14:50


II

Les convives étaient arrivés à l’heure convenue et à 19 heures précises le majordome avait prononcé, avec l’emphase qui convient, le " Madame la Baronne est servie " que tout le monde attendait.

La table de Madame la Baronne n’accueillait que des hôtes de marque. S’y côtoyaient ce soir là Monsieur le Préfet (et Madame), Monsieur le Député maire (et Madame), le bâtonnier Couesnel (et Madame), Maître de la Presle, notaire de la famille (et Madame) ainsi que l’abbé Bauchamp (seul). Enfin, occupant le bout de la table, le petit juge Pierret. Un petit juge, ça peut toujours servir.
Le dîner s’annonçait fort bien, en dépit d’un incident survenu au salon où le champagne avait été servi un moment auparavant. Le petit juge faisait le récit d’une affaire qu’il avait eu à trancher le matin même. Le plaignant, "un individu d’origine maghrébine" prétendait avoir été victime de sévices lors de son interrogatoire au poste de police. A l’appui de sa plainte, il produisait un certificat médical très éloquent.

— Je dois dire, expliquait le juge à son auditoire, que ce certificat médical me troublait fort et que, la mort dans l’âme, j’étais sur le point de trancher en faveur du plaignant, lorsque, observant le document de plus près, je fus frappé par l’en-tête : Docteur Ahmed Ben Balik. J’étais manifestement devant un certificat de complaisance et…
— Voulez-vous dire mon cher Pierret, s’écria le député maire, que vos jugements se fondent sur la consonance des patronymes ?

Le petit juge fut surpris par cette attaque provenant d’un élu qui bénéficiait des voix de l’extrême droite. Il ignorait que le Parti tentait de modérer jusqu’aux prochaines élections l’ardent désir de pureté raciale qui consumait ses membres. Il chercha un soutien autour de lui, mais soudainement Monsieur le Préfet et Madame lui tournaient le dos, s’extasiant devant un magnifique Lalique contenant une brassée d’orchidées, Monsieur le Bâtonnier Couesnel et Madame se renseignaient auprès du notaire sur l’opportunité d’acheter aux enchères telle vieille ferme dont l’exploitant avait été expulsé, et l’abbé s’était pris tout à coup d’un très vif intérêt pour une procession de pénitents signée d’un grand maître flamand qui occupait deux mètres sur trois au-dessus de la cheminée.
Le salut vint de Madame la Baronne elle-même :

— Allons, mon cher Pierret, personne ne met votre équité en doute, n’êtes vous point juge ?… N’est-ce pas, mon cher Député ?
Le cher Député n’ignorait pas que Madame la Baronne disposait d’appuis puissants et il se tut. L’incident était clos.

En maîtresse de maison accomplie, Madame la Baronne jeta discrètement un regard circulaire sur la table et soudain elle pâlit sous son fond de teint : Devant chaque convive n’étaient rangés que trois verres alors que la diversité des vins qui allaient être servis en exigeait quatre. Cette faute impardonnable la mit hors d’elle, mais elle sut se contenir et c’est sur un ton détaché qu’elle s’excusa "Oh, juste une petite chose à régler" et qu’elle se précipita à l’office.

— Pierre, dit-elle furieuse au majordome, avez-vous vérifié l’agencement de la table ?
— Que Madame la Baronne veuille bien m’excuser, je n’ai pas pu. J’ai dû monter moi-même le dîner de Monsieur Fernand.
C’est ainsi que le nègre-gigolo exigeait d’être désigné par la domesticité.
— Évidemment, dans ces conditions, vous êtes excusé. Mais alors, qui était chargé de placer les verres ?
— Moi, Madame, bredouilla une jeune servante rougeaude.
— Ne savez-vous pas malheureuse, qu’un dîner comme celui de ce soir requiert quatre verres par convive et non pas trois ?
— Non madame. Je l’savais point. Si j’aurais su…
— C’en est assez, vous ferez vos huit jours !
— Mais Madame…
— Ne répliquez pas, petite sotte ! Quand je pense au mal que je me donne pour vous sortir de votre ignorance crasse! Avez-vous oublié que je vous assure le gîte et le couvert en échange de douze malheureuses petites heures de travail quotidien ! Ah, je suis bien récompensée de toutes mes bontés, vraiment. Vous êtes incurable, ma pauvre petite, je renonce à faire entrer dans votre cervelle atrophiée le plus élémentaire rudiment de savoir vivre et je…
Un éclair ! Un éclair venait de déchirer les ténèbres dans lesquelles se débattait Madame la Baronne depuis qu’elle tentait en vain d’écrire. Le "Savoir Vivre", mais c’est bien sûr, commet n’y avait-elle pas pensé plus tôt. Elle la tenait enfin, l’œuvre de sa vie. Le sujet lui était si familier qu’elle aurait pu l’écrire les yeux fermés. Elle ordonnançait déjà les chapitres dans sa tête lorsque la petite bonne lui demanda en reniflant :
— Alors, c’est bien vrai, Madame veut me chasser ?
— Je devrais. Oui, vraiment je devrais, mais mon bon cœur me perdra. Restez, mais à l’avenir ne vous occupez plus qu’à ce que vous savez faire, c’est-à-dire pas grand chose !
La pauvre soubrette ne sut jamais qu’elle devait son salut à son manque de savoir vivre.

III

Le plus difficile avait été le choix du titre. "Le savoir-vivre", trop galvaudé, avait été écarté de même que "Comment se bien tenir en toutes circonstances", trop long. "Au salon" séduisit un moment Madame la Baronne par sa concision, mais fut jugé, après réflexion, trop restrictif. En effet il convenait d’apprendre à respecter les règles de la bienséance non seulement au salon, mais dans toutes les pièces de la demeure. Madame la Baronne interdit cependant l’entrée de sa chambre au lecteur et fit l’impasse sur les lieux d’aisance. Finalement, opérant par éliminations successives, elle opta pour la simplicité et décida d’appeler son œuvre "Les Belles Manières", titre qu’elle fit suivre du mot "traité" en italique, souligné.

Dès lors, les choses allèrent bon train et bientôt la parution du livre créa l’événement. Le monde put mesurer l’étendue de son ignorance dans un domaine aussi primordial, et chacun eut enfin le moyen d’y apporter remède. Grâce à Madame la Baronne, le plus humble cantonnier, le plus petit employé aux écritures, le plus analphabète des OS sut faire bonne figure aux premières de l’Opéra, se présenter en respectant l’étiquette à son Excellence le Comte de Paris, se tenir à la table de sa Majesté la Reine d’Angleterre.
Il ne fut plus absolument nécessaire d’avoir du sang bleu pour en verser quelques gouttes à l’occasion de duels "pour l’honneur". Le plâtrier sut enfin envoyer dans les règles ses témoins au ramoneur qui l’avait souillé de suie, le gâte-sauce son gant au visage du plongeur qui l’avait éclaboussé d’eau de vaisselle. Le fleuret remplaça la Kalachnikov et le pistolet d’arçon le couteau à cran d’arrêt. Le danseur trouva l’endroit précis où il devait placer sa main sur la taille de sa cavalière et la java prit des airs de valse de Vienne.

— Ma chère, je viens de terminer la lecture de votre ouvrage. C’est divin, absolument divin. Savez-vous que je ne serais pas surprise qu’un prix vînt couronner votre œuvre magistrale.
Blanche de Prieumont possédait-elle des dons de voyance ? Avait-elle des informateurs bien placés ?… Toujours est-il qu’effectivement un prix prestigieux récompensa les efforts de la baronne. Enfoncé le Nobel, dévalorisé le Goncourt, au pilon le Médicis ! Ainsi plébiscité, "Les Belles Manières" (traité) déborda bientôt le cadre étroit des quartiers huppés et envahit les banlieues jusqu’au cœur des cités.
Pour fêter l’évènement en grande pompe, une prestigieuse réception fut aussitôt organisée au château. Plus de cent couverts, l’élite de la high society : des académiciens, des vedettes de la scène et de l’écran, des ténors de la politique, des aristocrates, des écrivains de renom, des sportifs de haut niveau, des top-modèles et quelques inévitables pique-assiettes.

Madame la baronne surveillait tout, exigeant que chaque détail corresponde aux prescriptions de son ouvrage majeur.

A la fin du service, une jeune soubrette rejoignit ses consœurs qui dinaient à l’office.
— Ah, dit-elle à ses amies, si vous aviez vu comment madame la baronne veillait à ce que tout se déroule dans les règles, pour que chaque convive puisse déguster le caviar, apprécier le homard, savourer le foie gras et se régal…
— Madame a-t-elle dit, la coupa une fille, comment nous devons manger notre plat de lentilles ?
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Message  Invité Dim 29 Juil 2012 - 12:40

Albert-Robert, j'ai bien apprécié la suite et fin de ta nouvelle, que je trouve fort bien écrite. J'aime ce style fluide, aux phrases bien équilibrées, aux adjectifs bien choisis, persillé de pointes d'humour.
Le seul petit reproche que j'oserai faire : je trouve le ton ironique un peu trop poussé quand il s'agit de décrire les travers de cette bourgeoisie. Je préfèrerais que les traits se laissent deviner plutôt que d'être crûment dessinés.
Tu me diras, dans leurs comportements ils n'y vont pas avec le dos de la cuillère, et je te répondrai je sais. Quand j'étais artisane en ameublement, je rassurais une cliente au sujet de son mari, dont elle se plaignait beaucoup, en lui disant qu'avec moi il était toujours courtois, et elle me répondit : "Oh, ça, je n'en doute pas, il est toujours très gentil avec les petites gens !" Et vlan ! Ça fait plaisir...
J'ai bien aimé l'idée du sujet du livre et je n'ai pu m'empêcher de penser à Nadine Nattier, devenue Baronne de Rothschild, qui a publié elle aussi des manuels de savoir-vivre.
Mon passage préféré est celui-ci :

Dès lors, les choses allèrent bon train et bientôt la parution du livre créa l’événement. Le monde put mesurer l’étendue de son ignorance dans un domaine aussi primordial, et chacun eut enfin le moyen d’y apporter remède. Grâce à Madame la Baronne, le plus humble cantonnier, le plus petit employé aux écritures, le plus analphabète des OS sut faire bonne figure aux premières de l’Opéra, se présenter en respectant l’étiquette à son Excellence le Comte de Paris, se tenir à la table de sa Majesté la Reine d’Angleterre.
Il ne fut plus absolument nécessaire d’avoir du sang bleu pour en verser quelques gouttes à l’occasion de duels "pour l’honneur". Le plâtrier sut enfin envoyer dans les règles ses témoins au ramoneur qui l’avait souillé de suie, le gâte-sauce son gant au visage du plongeur qui l’avait éclaboussé d’eau de vaisselle. Le fleuret remplaça la Kalachnikov et le pistolet d’arçon le couteau à cran d’arrêt. Le danseur trouva l’endroit précis où il devait placer sa main sur la taille de sa cavalière et la java prit des airs de valse de Vienne.


Quant à la chute, courte, bienvenue, cinglante, amère, elle me fait l'effet d'un couperet.

Pour finir, une seule remarque, je crois voir là une faute d'accord ou de frappe.
C’est alors qu’elle entendit parler d’une catégorie de nègres qui lui étaient totalement inconnue.
Ou bien :elle entendit parler d'une catégorie de nègres qui lui était totalement inconnue
ou bien : elle entendit parler d'une catégorie de nègres qui lui étaient totalement inconnus.

Bon, voilà. A te lire encore, avec plaisir.


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Message  Invité Dim 29 Juil 2012 - 16:53

Puisque ce doit être publié :
ce soir là : ce soir-là
d’une affaire qu’il avait eu :eue
A l’appui de sa plainte : À
n’êtes vous point juge ? : n'êtes-vous
de teint : Devant chaque convive : devant
savoir vivre : savoir-vivre
c’est-à-dire pas grand chose ! grand-chose
de sa Majesté la Reine d’Angleterre : Sa Majesté le reine (je crois)

Beaucoup de finesse et d'humour. Fort bien écrit.
"Tant va la plume à l'encre qu'à la fin ça se sent."
Citation de Camille Goemans ; Aphorismes - 1927.

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Message  Invité Dim 29 Juil 2012 - 17:14

Je pense que si tu avais posté ce texte "incognito", j'aurais reconnu ta patte.
Tu n'y vas pas avec le dos de la cuiller. Tes poèmes nous ont habitués à cette écriture au lance-flamme. C'est parfois jubilatoire, mais parions que tu n'as aucune chance d'être publié dans Figaro-Madame:o)
Et que ça t'en touche une sans remuer l'autre ;o)

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