Se priver de marelle et de claque-doigt
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Se priver de marelle et de claque-doigt
Il doit bien y avoir une sorte de logique à ce que je vis mais elle s’est absentée cinq minutes pour aller pisser, ça fait vingt ans. Peut-être que personne n’a songé à dessiner un plan, ni rien. Nous avons été lâchés ici, ou là, pour pleurer sur nous-même et peupler les rues, construire des immeubles, tendre des clefs, sourire aux bébés, lire aux toilettes, beurrer des tartines, tuer, hurler sous l’eau, vérifier notre monnaie, fumer des cigarettes au balcon ou allumer des bougies. Un jour on apprend que son corps commence à pourrir, et il ne reste plus qu’à faire semblant de comprendre, « je comprends, doc », s’inventer de la sagesse, hocher la tête et regarder longtemps la télévision.
- J’ai une ordonnance, tenez : ma carte vitale, tout le bordel, allez fouiller dans vos tiroirs, vous trouverez bien quelque chose qui me tuera moins vite.
- Bien entendu Monsieur, j’en ai pour une minute. Préparez donc votre moyen de paiement, ça vous occupera. Si vous pensez que tout est remboursé… Vous n’en êtes plus là. On passe aux choses sérieuses.
Je suis fatigué, j’ai les os fatigués, les muscles fatigués, la peau du visage fatiguée, les seins fatigués, la fatigue mauvaise. Je ne me réveillerai jamais plus en saut périlleux avant. Ça en jetait un maximum.
- T’as bien dormi ?
- J’suis encore là…
Les clopes au saut du lit, le cendrier qu’on renverse, la vieille pisse qui sent, le débit trop lent de la plomberie de cet immeuble dont tu es le concierge et que plus personne n’habite.
- Si on sortait un peu ?
- Tu veux dire… dehors ?
- Plutôt ouais.
- Avec les gens qu’il y a, qui klaxonnent, qui foncent, qui ramassent des trucs par terre, qui sont couchés au sol, à qui on n’ose pas sourire, qui lèchent les vitrines, qui avalent le bitume et sautent parfois d’un immeuble à un autre ? Ou pire, d’un immeuble à pas un autre ? Splash. Juste à tes pieds si t’as de la chance, pour ne pas dire sur le coin de ta gueule.
- Tu devrais prendre l’air.
- Ok, mais qu’est-ce que j’en ferai, après ?
Il faut travailler quand même, bien que tu saches que ça ne suffira pas à assurer l’essentiel, sans parler du superflu, dont tu t’es débarrassé il y a longtemps en prétextant l’ennui. Il faut travailler et subir des conversations, participer à des complots, lyncher, sourire, faire le beau, tendre la patte, dégueuller discrètement derrière une plante d’ornement, manger à la cantine, somnoler, avoir la pèche, yes, t’as la pèche Harry, comment tu fais, j’m’le demande, t’es toujours au taquet, je voudrais être comme toi, une épave sympa, que les touristes viendraient visiter avec des bouteilles de plongée.
J’aime la vie, cette pute. J’y crois encore de temps en temps. Quand je vois mon petit garçon essayer de comprendre où est le vent, où part la lumière quand j’éteins la lampe. Quand je bois quelque chose de frais en terrasse, quand je tombe sur deux chiens en train de baiser. Mais en général, mes chaussettes sont trop dépareillées pour que je puisse me convaincre tout à fait. Si j’avais foi en l’avenir, je ferai quelque chose pour mes plantes, ou pour ma femme, qui tire la tronche elle aussi.
- On fait plus rien ensemble.
- Tu veux qu’on achète un nouveau ficus ?
- Je pensais plutôt à des vacances à Center Park.
- Rembourse-moi d’abord les trente euros que tu me dois, connasse.
Je ne joue plus jamais à la balle contre un mur. Ça explique une grande partie de mes angoisses. Je ne participe plus à aucune tournante de ping-pong, sur une table en béton, avec un filet en fer, et un agenda la main, en guise de raquette. Pourquoi ? Je comprends bien qu’il ne s’agit pas là de l’essentiel dans la vie et qu’une bataille de boule de neige ne suffira pas à régler le conflit israélo-palestinien, mais tout de même, c’est dommage de se priver de marelle et de claque-doigt.
Le sexe n’arrange rien. J’ai essayé avec ma main, l'autre main, différentes femmes, et des meubles récupérés sur le trottoir le jour des encombrants. Ça va cinq minutes. Et encore, quand je suis en forme, ce qui n’arrive plus jamais. Maintenant, je m’en moque. Je me termine vite-fait entre deux réunions, dans du papier toilette que j’ai préparé à l’avance, sur la cuvette, avec mes cachets contre la toux. Nous ne voulons plus d’enfants, alors à quoi bon suer l’un sur l’autre ?
Le moral est au beau fixe. Je n’ai pas pensé au suicide depuis au moins quatre jours (c'est faux). J’ai même fait un footing de deux kilomètres en écoutant du rock progressif. Je suis rentré chez moi en taxi. Ça m’a fatigué encore plus, si bien que j’ai été obligé de dormir dans un caisson, à l’hôpital. Les médecins affirment que mes apnées du sommeil pourraient expliquer cette lassitude généralisée mais dans ce cas, ce ne sera pas remboursé non plus. Je vais donc me contenter d’économiser sur l’air, les ficus, les claque-doigt, et la vie, cette pute.
- J’ai une ordonnance, tenez : ma carte vitale, tout le bordel, allez fouiller dans vos tiroirs, vous trouverez bien quelque chose qui me tuera moins vite.
- Bien entendu Monsieur, j’en ai pour une minute. Préparez donc votre moyen de paiement, ça vous occupera. Si vous pensez que tout est remboursé… Vous n’en êtes plus là. On passe aux choses sérieuses.
Je suis fatigué, j’ai les os fatigués, les muscles fatigués, la peau du visage fatiguée, les seins fatigués, la fatigue mauvaise. Je ne me réveillerai jamais plus en saut périlleux avant. Ça en jetait un maximum.
- T’as bien dormi ?
- J’suis encore là…
Les clopes au saut du lit, le cendrier qu’on renverse, la vieille pisse qui sent, le débit trop lent de la plomberie de cet immeuble dont tu es le concierge et que plus personne n’habite.
- Si on sortait un peu ?
- Tu veux dire… dehors ?
- Plutôt ouais.
- Avec les gens qu’il y a, qui klaxonnent, qui foncent, qui ramassent des trucs par terre, qui sont couchés au sol, à qui on n’ose pas sourire, qui lèchent les vitrines, qui avalent le bitume et sautent parfois d’un immeuble à un autre ? Ou pire, d’un immeuble à pas un autre ? Splash. Juste à tes pieds si t’as de la chance, pour ne pas dire sur le coin de ta gueule.
- Tu devrais prendre l’air.
- Ok, mais qu’est-ce que j’en ferai, après ?
Il faut travailler quand même, bien que tu saches que ça ne suffira pas à assurer l’essentiel, sans parler du superflu, dont tu t’es débarrassé il y a longtemps en prétextant l’ennui. Il faut travailler et subir des conversations, participer à des complots, lyncher, sourire, faire le beau, tendre la patte, dégueuller discrètement derrière une plante d’ornement, manger à la cantine, somnoler, avoir la pèche, yes, t’as la pèche Harry, comment tu fais, j’m’le demande, t’es toujours au taquet, je voudrais être comme toi, une épave sympa, que les touristes viendraient visiter avec des bouteilles de plongée.
J’aime la vie, cette pute. J’y crois encore de temps en temps. Quand je vois mon petit garçon essayer de comprendre où est le vent, où part la lumière quand j’éteins la lampe. Quand je bois quelque chose de frais en terrasse, quand je tombe sur deux chiens en train de baiser. Mais en général, mes chaussettes sont trop dépareillées pour que je puisse me convaincre tout à fait. Si j’avais foi en l’avenir, je ferai quelque chose pour mes plantes, ou pour ma femme, qui tire la tronche elle aussi.
- On fait plus rien ensemble.
- Tu veux qu’on achète un nouveau ficus ?
- Je pensais plutôt à des vacances à Center Park.
- Rembourse-moi d’abord les trente euros que tu me dois, connasse.
Je ne joue plus jamais à la balle contre un mur. Ça explique une grande partie de mes angoisses. Je ne participe plus à aucune tournante de ping-pong, sur une table en béton, avec un filet en fer, et un agenda la main, en guise de raquette. Pourquoi ? Je comprends bien qu’il ne s’agit pas là de l’essentiel dans la vie et qu’une bataille de boule de neige ne suffira pas à régler le conflit israélo-palestinien, mais tout de même, c’est dommage de se priver de marelle et de claque-doigt.
Le sexe n’arrange rien. J’ai essayé avec ma main, l'autre main, différentes femmes, et des meubles récupérés sur le trottoir le jour des encombrants. Ça va cinq minutes. Et encore, quand je suis en forme, ce qui n’arrive plus jamais. Maintenant, je m’en moque. Je me termine vite-fait entre deux réunions, dans du papier toilette que j’ai préparé à l’avance, sur la cuvette, avec mes cachets contre la toux. Nous ne voulons plus d’enfants, alors à quoi bon suer l’un sur l’autre ?
Le moral est au beau fixe. Je n’ai pas pensé au suicide depuis au moins quatre jours (c'est faux). J’ai même fait un footing de deux kilomètres en écoutant du rock progressif. Je suis rentré chez moi en taxi. Ça m’a fatigué encore plus, si bien que j’ai été obligé de dormir dans un caisson, à l’hôpital. Les médecins affirment que mes apnées du sommeil pourraient expliquer cette lassitude généralisée mais dans ce cas, ce ne sera pas remboursé non plus. Je vais donc me contenter d’économiser sur l’air, les ficus, les claque-doigt, et la vie, cette pute.
Vigdys Swamp- Nombre de messages : 57
Age : 47
Date d'inscription : 31/12/2009
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
Tiens, "life is a bitch", j'en parlais à l'instant, ailleurs...
Bon, phew, c’est pas marrant marrant ...
Ça démonterait presque le moral. Effet de miroir inconscient, sûrement.
Même les assertions du type "J’aime la vie, cette pute." semblent dire le contraire de ce qu'elles énoncent.
Bon, phew, c’est pas marrant marrant ...
Ça démonterait presque le moral. Effet de miroir inconscient, sûrement.
Même les assertions du type "J’aime la vie, cette pute." semblent dire le contraire de ce qu'elles énoncent.
Invité- Invité
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
C'est un tableau bien sombre. Mais comme c'est bien écrit, on se demande, en lisant, si l'on n'est pas un peu demeuré(e) de prétendre que le ciel est bleu, et que c'est bon.
Invité- Invité
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
J'ai beaucoup aimé cette vision des choses, désabusée, détachée, cynique. Drôle souvent. Triste par moment. En fait, ça sonne juste. Dans les dialogues et le raisonnement. Le vocabulaire, aussi.
Ouais, un chouette texte. léger bémol pour les énumérations, que j'ai trouvées un peu trop présentent, mais ça n'a en rien gâché mon plaisir de lecture.
Merci.
Ouais, un chouette texte. léger bémol pour les énumérations, que j'ai trouvées un peu trop présentent, mais ça n'a en rien gâché mon plaisir de lecture.
Merci.
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
Ben c'est pas la joie
mais c'est drôle quand même
la vie dans ses aspects dérisoires et absurdes, mornes et blafards
la vie quand elle est est grillée par le quotidien
et qu'on a du mal à faire semblant d'être encore vivant
la vie quand la vitalité s'est barrée
... malgré notre carte vitale
mais c'est drôle quand même
la vie dans ses aspects dérisoires et absurdes, mornes et blafards
la vie quand elle est est grillée par le quotidien
et qu'on a du mal à faire semblant d'être encore vivant
la vie quand la vitalité s'est barrée
... malgré notre carte vitale
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
Et bien j'aime beaucoup beaucoup beaucoup
Il y a de la rage et de la vie, et, toujours, de l'humour, qui sauve de tout, ça jubile quand même, et le plaisir d'écrire est tangible aussi.
Dans ton recueil, il y a quelques textes de cette trempe plus grave, tout ce qui tourne autour du père.
Je les aime autant, peut-être même plus, que ceux qui nous font rire - un rire toujours teinté d'une pointe de mélancolie.
Bref, c'est oui.
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Se priver de marelle et de claque-doigt
Du coup je voulais me faire une petite heure de commentaires d'autres textes, parce que ça fait longtemps, mais je suis obligée d'attendre que celui-ci ait fini de cheminer dans ma tête
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
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