Exo live jeudi 7 février 2013 à 20h30

6A : Commandant de l’espace, écrit au passé

« Voyageuses, voyageurs, passagers du Nessus 3000, chers amis.
Comme chaque année depuis notre départ pour Alpha Centauri, j’ai coutume de vous souhaiter un très joyeux Noël, en cette date du 25 décembre. D’aucuns ont cru bons de rappeler à notre commandement, il y a quelques jours encore, qu’un Noël sans dinde ni sapin n’était pas vraiment Noël, aussi me permets-je de vous rappeler que la dernière dinde connue est décédée il y a soixante-dix ans et que, quelques-uns d’entre vous étant nés après ce tragique événement, il n’est pas nécessaire d’encombrer leur juvénile mémoire avec des fantasmes d’un autre âge. Quant au sapin, je ne vous ferai pas de leçon sur la chlorophylle mais, sauf mon respect, vous pouvez vous carrer ma langue de bois là où vous n’aimeriez pas choper des échardes.
Car ne vous y trompez pas, chers voyageuses et voyageurs, la vindicte populaire du siècle dernier persiste dans l’esprit subversif de quelques contrevenants encore présents à notre bord et, j’en ai bien peur, pour les vingt-cinq années à venir. Mais n’oublions pas la promesse que nous nous sommes faites, il y a trente-quatre ans. N’oublions pas les sacrifices que nous avons faits pour construire ce magnifique vaisseau. N’oublions pas ce pari colossal, chimère fabuleuse, défi claqué à la face des forces célestes et cosmiques, grande aventure de notre temps que de quitter enfin l’astre bleu où nos pères se meurent et où nos premiers flirts doivent désormais avoir les dents gâtées et les cheveux évaporés dans un nuage de faux espoirs, un tourbillon de tromperies et de superstitions mensongères qui les ont conduits à la chute. Mais nous, amis, nous sommes-nous trompés ? Non ! Chutons-nous ? Re-non ! Nous ne chutons pas, nous volons, nous voguons sur le grand fleuve de l’espace, fendant la bise des vents solaires, Argonautes du troisième millénaire, en route pour notre toison de béryllium ! Tous ensembles vers… »

Un silence se fit entendre dans les haut-parleurs. Trois secondes passèrent, un type violet avec des oreilles démesurées laissa échapper un hoquet. Une femme à peau de léopard osa demander si, peut-être, quelqu’un ne pourrait pas se déconnecter du Pandoréon pour aller voir si, dans la vie de chair, d’os et de machines, il n’était rien arrivé au commandant de bord. Cela était déjà arrivé, miaula-t-elle, qu’un tube vital se décroche du plexus de sa tante et qu’il avait fallu un bon quart d’heure avant que les cyborgs de service ne s’en aperçoivent et ne la sauvent d’une mort certaine. Ce qui aurait été dommage parce que, avec l’expérience qu’avait accumulé son avatar en dressage de chapi-chapos, elle était sur le point d’ouvrir un cirque. Son argument fit mouche, on approuva. Il faut dire qu’avec le temps qu’ils passaient dans l’univers virtuel du Pandoréon, à se prélasser dans les fontaines arc-en-ciel et les forêts de fleurs enchantées, de nombreux habitants du vaisseau Nessus 3000 ne se souvenaient même plus de leur véritable corps, celui du monde réel où l’on se contente de voyager immobile à travers les étendues infinies, celui où on est soumis à des armadas de tuyaux pour rester en vie durant la traversée. Cependant, contrairement aux terriens noyés dans le Pandoréon, eux savaient qu’ils en sortiraient un jour, une fois le pied posé sur une planète vierge de toute dévastation, une planète où l’on pourrait vivre de vraies aventures. En théorie, le programme d’entraînement pour Alpha Centauri était sur le point d’être achevé par les cyborgs pour arriver sur un serveur du Pandoréon, et tous attendaient la bonne nouvelle dans le discours de Noël du commandant, or… La panique commença à enfler. Quelques utilisateurs demandaient la déconnection, pour aller voir si… Et puis, une voix éthérée se fit entendre, une voix ni masculine ni féminine que tous connaissaient :

« Mise à jour du pilote 366 B effectuée. Le commandant de bord est désormais de nouveau en ligne. »

Alors la voix du commandant, tonitruante, retentit de nouveau dans l’agora du Pandoréon :

« Saloperies de logiciels, même en l’an 3000 on peut pas leur faire confiance ! »

N’empêche, murmura quelqu’un, tout cela ne serait pas arrivé si les développeurs n’avaient pas oublié d’insérer des dindes et des sapins dans le Pandoréon. Le lendemain, trois usagers décidèrent de rester débranchés pendant plus de huit heures pour contraindre les cyborgs à créer des dindes et des sapins. Ce débranchement à leurs risques et périls fut vite considéré comme un événement historique, et le Noël de la trente-quatrième année de Nessus 3000 ne fut pas oublié de sitôt.