Ligne 12

Un peu avant la station Marcadet-Poissoniers je me suis décidé, sans préavis, à prendre la porte de l’échappée. Je n’avais qu’un désir : m’extraire de la rame, franchir le tourniquet, et à n’importe quel guichet, demander un billet pour n’importe quelle île qui n’était pas sur la carte. Direction loin d’Issy. Il me fallait : un ciel, un soleil, un sable. Pas un nuage.

Une fille, le teint hâlé, le chignon tiré m’a vendu son sourire, un bout de rêve format 16x9, et un peu de son parfum que je me suis réservé dans un recoin de narine, pour plus tard. Je n’ai pas eu le temps de me changer, j’y suis arrivé comme ça, sur l’île, en costume-cravate, avec un canotier que j’avais acheté dans un aéroport à Berlin, que j’avais trouvé sur un banc d’une station de tram à Boston, que j’avais volé au capitaine du bac de Zanzibar pendant sa sieste, que j’avais tressé en attendant le bus de huit heures moins le quart… Est-ce que sais, moi ?

Il y avait un ciel. Un soleil et un sable. Pas un nuage. Mais une mouette. Et un palmier, un seul, et rabougri encore. La chance que je n’avais pas pris de hamac. L’ombre du palmier était si fine et si changeante dès que la position du soleil variait un tant soit peu dans le ciel que je ne pouvais pas faire la sieste à l’ombre plus d’une douzaine de minutes, maximum. Après, je prenais des coups de soleil par bande, dans le sens des aiguilles d’une montre. Et ma mouette se moquait du voyageur qui n’avait pas réussi à rêver grand. Île charter, service minimum.

Dans ma valise de droite – machinalement, je les avais emportées – il y avait les recommandations de l’assemblée nationale concernant la normalisation des procédés de pasteurisation des madeleines emballées sous vide. Ca faisait de quoi faire 1236 avions en papier, ou 2472 mouettes – cette dernière hypothèse me tentait, juste pour me foutre du bec de celle qui me faisait face.

Je ne trouvais rien à faire, alors j’ai libéré de ma narine le parfum de la fille du guichet de l’ailleurs. Ca sentait bon, mais ça sentait la solitude.
Je ne trouvais rien à faire, alors, j’ai fait un château de sable et je l’ai écrasé à pieds joints, d’un coup, scrunch !
Je ne trouvais rien à faire, alors je me suis trempé les doigts de pied dans l’eau, et je me les suis fait sécher, un par un, comme si vraiment
je ne trouvais rien à faire. Alors j’ai construit 1236 avions en papier. Le plus réussi a réussi à peine à faire trois fois le tour de l’île.
Je ne trouvais rien à faire, et ça m’a rappelé que le soir, chez moi, après le travail, je ne trouvais souvent rien à faire.

Plus tard, en arrivant à Montparnasse, me réveillant du mauvais songe, je suis encore tombé sur une de ces affiches 4x3 pour une agence de voyage quelconque. La passagère d’en face n’était plus là. Elle avait laissé à sa place une feuille de papier pliée en quatre, et un peu de son parfum. Ou alors c’était le vieux d’à côté qui ne s’était pas lavé sous les bras. Je l’ai regardé, l’ancêtre, il m’a fait un grand sourire avec trois dents en moins. J’avais encore raté Babylone.

Je suis descendu, pour passer de l’autre côté du quai. Dans un couloir, j’ai remarqué une petite porte, sur laquelle il y avait écrit : « Issue de secours : laissez la porte fermée. »
J’ai poussé la porte.
Je me suis retrouvé en plein air, en plein Paris, je me suis mis en terrasse d’un écailler, et en attendant mes douze huîtres, j’ai levé le nez : dans et ciel, il n’y avait pas un nuage.

J'ai écrit ce texte à partir d'un exercice en direct de Sahkti proposé par Sahkti. Il s'agissait d'écrire un texte à partir d'un dessin de Loustal que voici :


LOUSTAL

C'est un peu plus long et un peu plus travaillé (en temps) qu'un exo en direct, je l'ai donc posté ici !

J'aime bien ton style. Bien sûr le sujet n'est pas vraiment ma tasse de thé, mais bon, il était plus ou moins imposé si j'ai bien compris...

Beaucoup d'humour et une écriture simple au service de l'histoire, efficace.

Vraiment, j'aime bien.

J'aime aussi. un peu plus désabusé qu'à l'habitude, non ? Rien à redire ... J'aime beaucoup la fin, l'issue de secours, les huitres ...

Tu n'as oublié aucun élément de l'image, tout a été intégré habilement à ton texte... mais je regrette que tu ne sois pas allé un peu plus loin. Plutôt que de t'en tenir presque exclusivement à ce que présentait le dessin, tu aurais pu t'en inspirer pour développer quelque chose d'un peu plus complexe et d'un peu plus profond.

Mais en tant qu'exo, c'est bien fait!

Non seulement c'est un bon exo, mais ça se tient bien, même sans image imposée à la clé !
Peut-être pas assez percutant, je t'aime bien quand tu frappes fort et avec humour ;-)
Mais il y a du romantisme, de la douceur, du rêve, une autre facette de notre grand Loup ;-)

A part les redites de "je ne trouvais rien à faire" que j'ai trouvées un peu pesantes, j'ai vraiement apprécié ce texte en totale symbiose avec l'image, rien à dire. Le début du texte est vraiment très très bon.

Un très bon texte, entre rêve et réalité, qui va chercher très loin.
Ça vacille entre humour et émotion, c'est bien raconté, nerveux, bien écrit.
Avec une chute excellente – et on connaît la difficulté de trouver la chute.

L'imagination est au rendez-vous avec les parfums, les affiches, la fille, le vieux...
Et alors, quand le dessin apparaît, là... ... ...

Tes images, tes expressions m'ont bien plu. Il m'a peut-être manquer lÎle de France. Cela aurait peut-être été un peu lourd, mais tu parles de la ligne 12, alors... ?
Il y a du sarcasme tendre, une solitude pesante jusque dans le rêve. C'est cotonneux.
Merci pour cette pause.

lu et apprecie, il y a un detail que j'adore c'est le "scrunch" il ne m'etait jamais venu a l'idee rajouter une illustration sonore en mot. Merci Loup !

A te lire, je bloque sur l'utilisation intempestive des "que".
J'aime le dynamisme du propos.

Tu me donnes l'envie d'écrire un texte : un homme solitaire rêve de vivre au milieu d'individus semblables, au sein d'une mégapole inhumaine. Son rêve s'évapore lorsque, par inadvertance, il marche sur son château de sable.

Beaucoup aimé, Loup. J'ai oublié que je lisais, ce qui est généralement bon signe. ;-)
Cette forme de lassitude résignée qui pourtant n'oublie pas l'issue de secours de l'imagination est vraiment bien rendue. En tout cas, cette sensation, elle m'a semblé juste.

L'hommage à Cendrars et son transibérien. J'ai aimé ça.

J'ai aussi aimé le ton désabusé, la densité du propos.

Ça manquait de te lire, Loup!

J'ai aimé ça :

Loupbleu a écrit: Et ma mouette se moquait du voyageur qui n’avait pas réussi à rêver grand. Île charter, service minimum.

Et ça aussi :

Loupbleu a écrit: Je ne trouvais rien à faire, alors, j’ai fait un château de sable et je l’ai écrasé à pieds joints, d’un coup, scrunch !

J'ai moins aimé la valise, qui rappelle trop l'image que tu suis à la lettre, parce que finalement de l'image je me fiche et je trouve que le texte tenait très bien la route sans elle.

D'une manière générale, le texte me touche par toutes ces petites trouvailles dont je n'ai relevé que quelques extraits. Elles sont justes, bien vues, ce sont elles, je crois, qui créent ce texte et nous le rendent si agréable.

ça fait du bien !