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Le Mont Perdu

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Message  Jano Ven 29 Mar 2013 - 15:33

Colorant de pourpre une immensité de roches, le soleil couchant s'enfonçait inexorablement derrière la ligne trouble de l'horizon. Les pics les plus élevés résistèrent jusqu'au bout à l'insidieuse montée de la pénombre venu des fonds, au déclin du jour ; gangue crépusculaire pétrifiant les choses et les êtres. Comme une longue plainte le massif perdait lumière et chaleur pour rejoindre l'austère domaine de la nuit.

Accompagnant l'obscurité qui étendait son emprise, les vents, réveillés de leur torpeur, se manifestèrent avec furie. Les forêts de pins s'inclinèrent les premières en de sinistres craquements, giflées par la violence des rafales qu'elles freinaient à peine entre leurs maigres frondaisons. Soutenus par un froid de plus en plus vif, les courants poursuivirent leur irrésistible ascension en mugissant, démons impétueux. Aux pelouses d'altitude, ils triomphèrent devant ces étendues rases, purent se déployer dans toute leur ampleur. Le fracas fut épouvantable quand leur course folle se heurta contre les contreforts des géants. Brisés par la pierre, stoppés dans leur élan, les vents tournèrent un moment comme des fauves en cage. Puis rassemblant leurs forces, ils repartirent plein de rage à l'assaut des cimes en s'engouffrant par les brèches.

La bourrasque qui frappa les carreaux fit sursauter Laura, plongée qu'elle était dans une profonde rêverie. Elle tourna la tête vers l'extérieur et fut surprise de constater que le soir était tombé, déjà. Elle aurait aimé que ces instants ne s'arrêtent jamais, qu'ils se figent dans une éternité lui permettant d'échapper au destin. À l'extérieur, les genévriers rabougris qui luttaient contre le vent lui rappelaient pourtant l'impossibilité d'enrayer le cours des choses. Ce qui devait se produire ne pouvait être empêché, quoi qu'elle fasse.
- Hé bien Laura, tu rêvasses ! 
Elle se tourna vers son père assis en bout de table, regarda son visage mal rasé, ses yeux clairs qu'entouraient des rides naissantes. Une envie de se blottir dans ses bras, de le retenir, de le supplier de redescendre dans la vallée avant l'inéluctable. Au lieu de cela elle s'entendit répondre :
- Je pense à demain papa.
- Tu verras, c'est une belle ascension. Il y a un petit passage délicat avant le sommet, un léger dévers, mais avec quelques pitons supplémentaires ça passera. Pas vrai Jacques ? 
Il s'adressait à leur compagnon de cordée, un ami de toujours qui partageait la plupart de leurs sorties en montagne. Ancien guide, il était pour Laura l'assurance de la sécurité, le montagnard averti qui connaissait parfaitement cet univers hostile, ne prenant jamais de risque inconsidéré et sachant renoncer s'il le fallait. Pourtant, elle savait que cette fois-ci ça ne suffirait pas.
- Oui, rien de bien méchant, il faut juste tirer un peu plus de corde pour franchir le surplomb. J'ai fait cette voie plusieurs fois, t'inquiètes pas Laura.
- Je n'ai pas peur.
 
Non, ce n'était pas la peur qui l'habitait mais l'infini tristesse de perdre son père, cet homme qu'elle chérissait tant, de savoir qu'elle ne sentirait plus jamais son regard tendre se poser sur elle, ses mains rugueuses lui prendre les siennes, ses embrassades maladroites lui piquer les joues. En l'absence d'une mère décédée trop tôt, il était le pilier inébranlable sur lequel elle s'appuyait quand les aléas de la vie étaient durs avec elle, la figure rassurante, toujours présente, infaillible. Il était inconcevable de poursuivre une existence sans qu'il ne soit à ses côtés.

Une bouffée d'air froid interrompit ses pensées. Lourdement chargés, les visages rougis par le blizzard, un groupe fit une entrée bruyante dans le refuge. Martelant le plancher de leurs grosses chaussures, ils regardèrent avec des sourires radieux les garbures fumantes qui trônaient sur les tables.

Pour ceux déjà installés, les conversations étaient bien animées. Cartes à l'appui, chacun refaisait cent fois le trajet du lendemain, évaluait les itinéraires, l'importance des dénivelés, le niveau d'enneigement ou les dernières prévisions météo. Les tablées de grimpeurs étudiaient quant à elles les voies d'escalade, leurs degrés techniques, la qualité du rocher. Les milles facettes du milieu montagnard passaient au crible de ces gens passionnés.
Au milieu de cette effervescence, le gardien et son aide multipliaient les allées et venues, déposant sur les tables en chêne des plats rustiques mais copieux accueillis par des exclamations de joie. Les voix fortes des espagnols, largement majoritaires, dominaient ce brouhaha. Laura avait aussi repéré un couple d'anglais et quelques compatriotes. Le massif frontalier du Mont Perdu était réputé pour ses paysages majestueux, uniques en leur genre : de hautes falaises calcaires entaillées par d'insondables canyons. Il avait toujours attiré des randonneurs de tout pays friands de panoramas inoubliables.

Depuis longtemps Jacques voulait faire connaître à ses amis la beauté des lieux, aussi avait-il choisi l'ascension de la face Sud-Est, la plus grandiose répétait-il à l'envi. Quand il y a deux semaines son père, plein d'enthousiasme, avait téléphoné à Laura pour lui soumettre la proposition de Jacques, elle demeura d'abord sans voix au bout du fil, complètement tétanisée. D'un bon niveau technique, ce n'était pas la difficulté de l'escalade qui la paralysait; c'était autre chose, de bien plus sournois, de terriblement angoissant. Incapable d'articuler un mot, submergée par des vagues d'émotion, elle se souvint avoir maudit une fois de plus ce don qui avait définitivement placé son existence sous le signe de l'anormalité.

* * *
Tout avait commencé par la mort accidentelle de sa mère, lorsqu'elle était enfant. Le traumatisme fut d'une telle violence en apprenant son décès qu'elle eut la sensation d'éclater en morceaux. Elle perdit connaissance dans les bras de son père et resta longtemps inanimée. Quand elle recouvra ses esprits, elle n'était plus tout à fait la même. Luttant pour se reconstruire, il fallut une accumulation d'évènements pour qu'elle s'aperçoive que quelque chose avait changé. La première alerte fut anodine et elle n'y prêta d'abord que peu d'importance.

Comme de nombreux enfants, elle gardait en cage une petite souris blanche dans un coin de sa chambre. Chaque matin, elle la prenait dans ses mains et lui faisait une bise avant de s'en aller à l'école. Mais ce jour là, en saisissant la bestiole, elle eut le sentiment inexplicable qu'elle ne la reverrait plus jamais vivante. Une intuition lui chuchotait qu'elle la tenait pour la dernière fois, elle en était convaincue.
Le soir même la souris était morte. Son père se dépêcha d'en racheter une et le chagrin fut vite oublié.

Des mois plus tard, elle partit comme à l'accoutumée chez ses grands-parents pour le week-end. Elle adorait ces moments où elle devenait une véritable petite reine objet d'une affection sans borne. Presque tout lui était autorisé et elle ne s'en privait pas, abusant de sucreries que l'autorité paternelle lui refusait et passant un temps inconsidéré devant la télévision. Le jardin était une jungle propice à l'imaginaire où elle s'inventait de merveilleuses histoires, remplies de fées et de chevaliers servants. Quand son père vint la récupérer après ces deux journée idylliques, l'étrange sensation qu'elle avait ressentie avec la souris s'empara de nouveau d'elle, plus forte, plus prégnante. Au moment où elle embrassa son grand-père pour lui dire au revoir, son cœur se mit soudain à battre très fort, des frissons lui parcoururent le dos et une profonde angoisse la submergea. Incapable de résister à ce brutal accès de panique elle fondit en larmes, s'accrocha au cou du vieil homme et refusa obstinément de le lâcher. Désemparés, ils durent user d'une infinie douceur pour la calmer. Ils mirent cet accès de détresse sur le compte d'une enfant encore traumatisée par la perte de sa mère.

Dans la semaine son grand-père décéda d'un infarctus foudroyant.

De longues années passèrent sans autres incidents durant lesquelles Laura grandit normalement, atteignit un âge marqué par les préoccupations d'une adolescente. Les amies, la musique et la mode, les flirts avec les garçons accompagnaient une scolarité maitrisée. C'était une jeune fille épanouie, pleine d'entrain, et seuls ceux qui la connaissaient de près voyaient quelques fois des ombres traverser ses yeux clairs. Des ombres qui ressurgirent en cette soirée d'anniversaire qui avait pourtant si bien commencé.
Réunis chez un copain de lycée, ils étaient une vingtaine à faire la fête, boire sans retenue, danser avec frénésie, emportés par la fougue et la déraison de la jeunesse. L'ambiance était à son comble quand, surexcités, trois garçons et sa meilleure amie décidèrent de partir en discothèque terminer la soirée. C'est en proposant à Laura de les accompagner que celle-ci reçut comme une gifle l'horrible pressentiment. Brutalement les symptômes qui l'avaient assaillie chez ses grands-parents refirent surface, envahissant son corps d'un malaise impossible à maîtriser. Terrorisée, elle essaya de retenir son amie :
- Non, ne partez pas, je vous en prie !
- Allez Laura, viens avec nous !
- S'il vous plait, ne partez pas, il...il va vous arriver malheur.
- Qu'est-ce tu racontes ? Viens avec nous j'te dis, on va trop s'éclater.
- Je ne peux pas. Reste ici Manon, reste ici par pitié... 

Elle eut beau insister, sa camarade demeura sourde à son étrange inquiétude. Impuissante, Laura regarda avec désespoir la lueur rouge des feux arrières disparaitre dans les profondeurs de la nuit.

Il n'y eut aucun survivant.

Depuis cette nuit fatidique, Laura fut définitivement convaincue qu'elle possédait une prescience, une sorte d'intuition l'avertissant systématiquement de la perte d'un proche. Ce qui paraissait inconcevable était pourtant bel et bien une réalité. Jamais elle n'osa en parler, de peur qu'on se moque d'elle, mais aujourd'hui elle était acculée.

* * *
- Laura ? Laura t'es toujours là ?
- Ou...oui papa.
- Alors, tu ne dis rien, qu'est-ce que tu penses de la proposition de Jacques ?
- Je...je ne sais pas. C'est peut-être dangereux.
- Dangereux ? Allons Laura, n'oublie pas que tu as gravi la face Nord du Vignemale, autrement plus compliquée !
- Je sais, mais...il y a autre chose. J'ai un mauvais pressentiment. 

Elle avait lâché cette phrase dans un souffle, ne pouvant plus se cacher. Il devait absolument comprendre que s'ils acceptaient cette ascension une catastrophe se produirait.

- Enfin Laura, je ne te reconnais plus. Tu m'as toujours dit que tu souhaitais faire le Mont Perdu !
- C'est pas ça papa, je t'assure que j'ai un mauvais pressentiment.
- Bon écoute ma chérie, je ne veux pas te forcer. Si tu le sens pas ne viens pas. C'est pas grave, je le ferai seul avec Jacques, comme deux petits vieux. 

Et il éclata d'un rire qui résonna douloureusement aux oreilles de Laura.

Abattue, les yeux embués de larmes, elle raccrocha le combiné. Dans l'agitation obscure qui la tenaillait elle essaya d'identifier des indices, des éléments lui permettant de voir plus clair, d'en savoir davantage. Qui serait touché ? Son père ? Jacques ? Quelle serait la cause de l'accident ? Car il y aurait un accident, c'était sûr, elle le devinait par tous les pores de sa peau.
Malgré ses efforts rien ne se dégageait. L'angoisse était là, présente, reconnaissable mais en même temps vague, diffuse, sans qu'elle ne puisse en extirper la moindre indication.
- Merde ! Merde ! C'est pas possible ! 
De frustration elle donna un violent coup de pied dans le meuble du téléphone. Le vase posé dessus tangua sous le choc puis bascula pour s'éclater par terre. Laura resta pétrifiée, hypnotisée par les débris qui jonchaient le carrelage. En une fraction de secondes lui apparut distinctement trois corps désarticulés dans la neige.

- NON !!! 

Complètement affolée, elle attrapa un manteau, se précipita sur les clés de sa voiture qu'elle fit démarrer en trombe. Il fallait qu'elle prévienne son père, qu'elle le convainc d'une manière ou d'une autre de ne pas gravir le Mont Perdu. Il n'en reviendrait pas vivant.
Tout au long du trajet, elle réfléchit au moyen de le persuader, tourna cent fois le problème dans sa tête, étudia chaque solution pour contrecarrer le funeste présage. Elle s'interrogeait aussi sur le troisième cadavre aperçut dans sa vision. Qui était-ce ?
Les roues firent crisser les gravillons quand elle arriva dans la cour de la maison paternelle. Elle appuya son front contre le volant, prit une grande inspiration et sortit de la voiture. Il lui ouvrit la porte l'air étonné :
- Ben Laura, qu'est-ce que tu fais là ?

D'un seul coup elle se sentit stupide, ridicule, consciente de l'absurdité de la situation. Jamais son père ne la croirait. Il la laissa pourtant parler, longtemps, sans intervenir, et se tut encore quand elle termina en pleurs le visage dans les mains. Un silence pesant s'était installé, entrecoupé par les hoquets de ses sanglots. Il finit par se lever de son fauteuil, se plaça devant une fenêtre, le regard perdu dans le lointain et lui répondit d'une voix grave :
- Écoute Laura, depuis le décès de ta mère …
- Arrête papa, arrête ! Je te dis qu'on va tous se tuer si on va là-bas ! Ça n'a rien à voir avec la mort de maman.
- Je n'en suis pas si sûr. Tu étais si petite, fragile, ça t'a énormément traumatisée. Je pense que quand tu sens un danger potentiel, tu t'affoles, c'est bien normal.
- Et grand-père ? Et Manon ? À chaque fois mes craintes se sont réalisées !
- Des coïncidences, rien de plus. Il en faudrait davantage pour me faire croire que tu es devin.

Il lui sourit avec douceur et dans ce sourire elle voyait bien qu'il ne la prenait pas au sérieux. Il rajouta, pensivement :
- Jacques prépare cette excursion depuis longtemps, je ne veux pas lui faire faux-bond. Il sera déçu que tu ne viennes pas mais il comprendra, sois-en sûr. Te biles pas Laura, on sera prudent.
- Je viens avec vous.
- Mais ? Enfin …
- Je viens avec vous. Tu as raison, je délire, c'est du n'importe quoi. Hors de question que je vous laisse partir sans moi.

Plus rien n'avait d'importance. Ce qu'elle voulait maintenant c'était rester auprès de lui, ne plus jamais le quitter. Et si danger il y avait, de toute façon elle ne le laisserait pas l'affronter seul. Peut-être se trompait-elle après tout ?
Elle se leva et se jeta dans ses bras. Il la serra fort contre lui en passant la main dans ses cheveux. Au-dessus d'eux planait le souvenir d'un être cher, un visage disparu qui les unissait dans une indicible affection..

* * *
Les assauts du vent redoublaient de vigueur, stimulés par le froid glacial qui s'était maintenant installé sur la montagne. Fouetté par les bourrasques, le refuge semblait un ilot dérisoire perdu dans un océan déchaîné, un concentré de chaleur humaine fuyant un dehors résolument hostile. On eût dit que les éminences étaient prêtes à en découdre, attendant avec impatience les audacieux qui oseraient pénétrer leur domaine.

Laura se sentit soudain lasse, étourdie par une salle à manger bondée et décidément bruyante. Les pichets de vin à demi vides exaltaient des discussions de montagnards euphoriques. À grands renforts de gestes, Jacques et son père s'étaient mis à relater à leurs voisins d'anciennes ascensions mémorables.
Loin de ce brouhaha et gagnée par un sentiment de solitude, Laura eut envie de prendre l'air. Elle enjamba le banc et se dirigea vers la sortie, suivie par des regards masculins admiratifs. Emmitouflée des pieds à la tête, elle poussa la lourde porte métallique.
Étonnamment le vent s'interrompit aussitôt, suspendant ses ardeurs, comme si la présence de la jeune femme apaisait d'un coup sa colère. Nimbée du halo argenté de sa respiration, Laura se dirigea vers un promontoire faisant face au sommet redouté.
La nuit était claire, libre de tout nuage, d'une limpidité propre à l'atmosphère des hauteurs. Les étoiles semblaient à portée de mains, tapissant la voûte céleste d'innombrables corolles scintillantes, telles des fleurs qui ne demanderaient qu'à être cueillies.

Il était là, le Mont Perdu, immense, d'une majesté écrasante, figé dans une éternité géologique. On voyait distinctement la face Sud-Est, baignée d'une lueur crépusculaire, qui faisait miroiter cette paroi verticale comme une dalle de marbre ... une tombe. Laura ferma les yeux.
Elle les entendait, les sentait venir les signaux annonciateurs de mort. Ils jaillirent comme une explosion dans son ventre, l'affolèrent, provoquèrent dans ses bras et ses jambes d'irrésistibles tremblements. Elle fut prise de vertiges, l'impression d'être au bord d'un gouffre. Des bouffées ininterrompues d'influx nerveux stimulaient des sens en éveil, l'exhortaient à fuir. Chaque parcelle de son organisme lui intimait l'ordre de reculer, de quitter ces lieux, vite, avant qu'il ne soit trop tard. Elle chancela, désemparée par l'intensité de son pressentiment.

Elle rejeta alors la tête en arrière et respira profondément, essayant de se calmer, de reprendre le contrôle de son corps. Progressivement elle parvint à chasser le tumulte qui la torturait, à retrouver après beaucoup d'effort un semblant de sérénité. L'histoire était déjà écrite et elle ne pouvait rien y changer. Elle n'avait d'autre choix que de partager la destinée de Jacques et son père.
Elle aurait pu se protéger, ne pas se joindre à cette avancée vers la mort mais à quoi bon ? Comment vivre après la disparition de son père chéri ? Elle avait perdu trop de personnes importantes à ses yeux, trop pleuré. Il suffisait.

Elle sursauta quand son père qu'elle n'avait pas entendu venir lui posa la main sur l'épaule :
- Ça va ma petite ?
- Oui, tout va bien.
- Une belle nuit étoilée, demain il fera beau. Parfait pour la varappe. Tu es toujours motivée ?
- Toujours.
- Rien ne te forces tu sais ?
- N'en parlons plus papa, je veux monter là-haut, moi aussi, avec vous.
- Bon, super.

Ils regardèrent en silence l'astre lunaire se découper sur les crêtes déchiquetées du Mont Perdu. Subjugué par ce tableau nocturne, l'homme ne remarqua pas les yeux humides de sa fille.

* * *
Le soleil était déjà haut dans le ciel, dissipant les dernières brumes matinales. À la recherche d'une proie, un aigle tournoyait inlassablement au-dessus des étendues minérales. Quelques bandes d'isards broutaient ici et là de rares pelouses parmi des champs d'éboulis reflétant crûment la lumière.
Un sifflement strident déchira l'air, lancé avec vigueur par une marmotte dodue s'enfuyant rapidement dans son terrier. Elle prévenait l'apparition de randonneurs, heureux d'atteindre après une longue marche le refuge perché sur un ressaut. Un jeune couple qui remarqua d'emblée une intense agitation.
Sur l'esplanade du refuge, ils reconnurent les tenues bleues du peloton de gendarmerie de haute montagne. Un groupe prenait à grandes enjambées la direction du Mont Perdu.
Perplexes, ils déposèrent bâtons et sacs à dos puis s'approchèrent d'une personne qui scrutait le massif avec des jumelles. Au loin ils distinguèrent un hélicoptère en vol stationnaire devant une falaise d'une verticalité impressionnante.
- Un problème ?
Sans quitter ses jumelles l'observateur répondit :
- Une cordée a dévissé ce matin.
- Mon dieu ! Il y a des blessés ?
- Ils sont tous morts. Une chute de pierres, ça ne pardonne pas.

Le jeune couple aperçut un deuxième groupe de gendarmes préparant des civières. Le grésillement des messages radios amplifiait l'ambiance dramatique.

L'homme reprit, sur un ton laconique :

- Paraît qu'il y a un père et sa fille parmi les victimes. Pas de chance.
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Message  bertrand-môgendre Ven 29 Mar 2013 - 16:10

Quelle histoire.
Rien à dire, ça roule, s'écoule, s'écroule surtout vers la fin, une histoire de chute...
Dès la deuxième prédiction énoncée par Laura, je devinais comment tout cela devait finir. Mais tant pis, ma lecture fut un plaisir.
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Message  Invité Ven 29 Mar 2013 - 17:43

J'ai été happée par ce récit qui m'a rappelé des souvenirs... ça ne m'est arrivé qu'une seule fois - et j'ai évité un accident à mon mari ( pas au copain qui a pris sa place, malheureusement...) et c'est une sensation horrible tant on voit avec certitude ce qui va arriver...
Tu parles bien de la montagne, Jano, on sent que c'est ton élément.
Le contraste entre l'ambiance joyeusement excitée des montagnards et l'angoisse de Laura est un élément dramatique très bien maîtrisé. Je trouve très juste la façon dont elle prend cet étrange pouvoir : certitude et doute se succèdent, le doute traduisant essentiellement le désir de se tromper... Et cette difficulté à persuader les intéressés est tellement réelle ! La rationalité veut toujours prendre le pas...


Dans les moins, j'aurais souhaité ( mais c'est mon goût) une fin moins soulignée et surtout un épisode moins cliché que le départ en boite après une soirée arrosée, même s'il est tristement crédible...

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Message  Invité Sam 30 Mar 2013 - 9:11

je trouve que ton style se densifie, pour s’approcher au plus près de ce que tu es, et ce regroupement est agréable à lire, il fonctionne immédiatement. il y a une couleur et des sonorités bien spécifiques à une plume installée.

le pressentiment de Laura, il me semble un peu trop abruptement amené au tout début, mais c’est léger : il manque juste un mini pivot, quelque mots, là on entre en matière avec un petit raccourci, une impatience, à atténuer (à mon avis).
mais plus loin dans le texte, on comprendra mieux le don dont il s’agit…

"Non, ce n'était pas la peur qui l'habitait mais l'infini tristesse de perdre son père,"
Ici aussi, c’est à mon avis trop rapidement amené. Et un peu de lourdeur dans ce passage.

Ah la Garbure fumante…miamm, trop longtemps que je n’en ai mangé !

"le gardien et son aide"
on comprend, mais c’est un peu maladroit.

"La nuit était claire, libre de tout nuage, d'une limpidité propre à l'atmosphère des hauteurs. Les étoiles semblaient à portée de mains, tapissant la voûte céleste d'innombrables corolles scintillantes, telles des fleurs qui ne demanderaient qu'à être cueillies."
Très beau !

"L'histoire était déjà écrite et elle ne pouvait rien y changer. Elle n'avait d'autre choix que de partager la destinée de Jacques et son père.
Elle aurait pu se protéger, ne pas se joindre à cette avancée vers la mort mais à quoi bon ? Comment vivre après la disparition de son père chéri ? Elle avait perdu trop de personnes importantes à ses yeux, trop pleuré. Il suffisait."

Là, il y a redite.

C’est le meilleur texte que j’aie lu de toi, il est accompli et on sent que tu es dans ton élément.
Bravo, et merci pour cette lecture que tu nous donnes là.
Bon, en plus quand on connaît la montagne on y est complètement…et ça fait froid dans le dos…!
c’est une nouvelle au ciel lourd et bas, couleur anthracite.


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Message  Invité Sam 30 Mar 2013 - 10:36

On sent le connaisseur, l'adepte de la montagne, rien à dire là-dessus.
Concernant le don maudit de Laura, rien à dire non plus, c'est tout à fait crédible même si j'aurais préféré un retournement en fin de nouvelle, quelque chose qui prenne le lecteur à revers.
En tout cas, tu sais raconter une histoire, la dérouler implacablement sans perdre le fil ; je dis toujours que ce n'est pas permis à tout le monde, c'est un sacré plus, bien moins aisé que ça en a l'air du seul point de vue lecteur.

Sur le plan formel, on sent un vrai soin mis à rédiger le récit mais je ne peux m'empêcher de trouver la narration sinon plate du moins monotone, tout est écrit sur le même ton justement, avec les mêmes constructions, sans qu'aucun passage ou phrase ne ressorte de l'ensemble, ne soit mis en relief.
J'ai dans ce sens relevé un tic d'écriture, flagrant dès qu'on en prend conscience, à savoir l'accumulation de participes présents.
Pour exemple, dans la première partie uniquement :

Colorant
gangue crépusculaire pétrifiant
Accompagnant l'obscurité
Puis rassemblant leurs forces
qu'ils se figent dans une éternité lui permettant d'échapper au destin
ne prenant jamais de risque inconsidéré
Martelant le plancher de leurs grosses chaussures,
déposant sur les tables en chêne

J'indique également ci-dessous quelques coquilles relevées en cours de lecture :

L'insidieuse montée de la pénombre venu des fonds, (venue)
t'inquiètes pas Laura. (t'inquiète pas)
mais l'infini tristesse de perdre son père, (l'infinie tristesse)
Les voix fortes des espagnols (des Espagnols)
un couple d'anglais (d'Anglais)
Les milles facettes (mille)
après ces deux journée idylliques (journées)
la lueur rouge des feux arrières (arrière => adverbe ici)
En une fraction de secondes lui apparut distinctement trois corps désarticulés dans la neige. (une fraction de seconde ; lui apparurent trois corps)
qu'elle le convainc d'une manière ou d'une autre de ne pas gravir le Mont Perdu (qu'elle le convainque)
Elle s'interrogeait aussi sur le troisième cadavre aperçut dans sa vision. (aperçu)
je ne veux pas lui faire faux-bond. (faux bond)
Te biles pas Laura, on sera prudent. (Te bile pas)
Rien ne te forces tu sais ? (Rien ne te force)
Le grésillement des messages radios (des messages radio)

Pour finir, je précise que les remarques et le commentaire qui précèdent ont été faits dans un esprit bienveillant et que je souhaite constructif.



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Message  Janis Sam 30 Mar 2013 - 12:37


Un long récit qui pourtant (pourtant, parce que sur écran, c'est rarement évident, on décroche vite) se lit très bien. J'apprécie la construction élaborée avec ce retour en arrière, la présence de la montagne et de la nature (ta marque de fabrique), les personnages très crédibles.

Je trouve cependant que le début est trop chargé en adjectifs et adverbes, que ça gagnerait à être un peu épuré de ce côté-ci.

Et j'aurais aussi préféré que la fin nous surprenne : par exemple que la vision de Laura (drôle comment ce prénom est récurrent dans les textes de plusieurs véliens !) concerne un autre groupe de randonneurs, finalement, quelque chose comme ça.

Mais j'ai pris plaisir à lire ce texte.
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Message  Phylisse Sam 30 Mar 2013 - 23:26

Un très beau récit dans toute la partie description des éléments de la nature (je connais peu la montagne, mais pour ce peu là que j'ai connu en randonnée : les refuges et leur ambiance, la violence des vents et des paysages, la fascination des hauteurs, l'excitation des randonneurs, j'y étais, c'est superbe !) et des personnages, notamment l'évolution de cette petite fille vers l'âge adulte et cette panique qui la prend devant l'indicible, tout est décrit avec soin.

La narration paisible face au drame qui se dessine est la seule retenue que je pourrais avoir, comme s'il manquait un rebondissement à un moment donné. Je l'attendais à tel point ce rebondissement qu'à la fin je me suis aperçue que j'avais zappé "Un jeune couple qui remarqua d'emblée une intense agitation. En fait, je suis arrivée à "ils reconnurent" en pensant que c'était le trio "père, fille, ami", et du coup c'est la dernière phrase qui m'a fait reprendre ma lecture. Et après cette relecture, j'ai trouvé la dernière phrase inutile, trop explicative, avec un ton qui me semble ne pas convenir.

Cela dit, j'ai lu le texte d'un seul élan et avec grand plaisir.
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Message  Invité Dim 31 Mar 2013 - 14:54

je précise que les remarques et le commentaire qui suivent ont été faits dans un esprit bienveillant et que je souhaite constructif :-)))). J’ai juste lu le début et lirai la suite ultérieurement.
forêts de pins… frondaisons : ne ma parait pas être le bon qualificatif (BOT. Pousse des feuilles sur les arbres et arbustes.).
La bourrasque qui frappa les carreaux fit sursauter Laura, plongée qu’elle était dans une profonde rêverie. Elle tourna la tête vers l’extérieur et fut surprise de constater que le soir était tombé, déjà. Elle aurait aimé que ces instants ne s’arrêtent jamais, qu’ils se figent dans une éternité lui permettant d’échapper au destin.
qui, qu’elle, que, que, qu’ils : (suggestions)
Le premier peut être supprimé :
— La bourrasque frappa les carreaux et fit sursauter Laura, plongée qu’elle était dans une profonde rêverie.
— le denier est inutile (Elle aurait aimé que ces instants ne s’arrêtent jamais, se figent dans une éternité lui permettant d’échapper au destin).
— À l’extérieur, les genévriers rabougris qui luttaient contre le vent lui rappelaient pourtant l’impossibilité d’enrayer le cours des choses. rabougris luttant contre le
— Il s’adressait à leur compagnon de cordée, un ami de toujours qui partageait la plupart de leurs sorties en montagne : en montagne est inutile.

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Message  Jano Mer 3 Avr 2013 - 8:27

Bertrand : Content que vous ayez apprécié cette histoire, elle m'a donné du fil à retordre. Il n'est pas facile de garder le cap sans se perdre dans la longueur.
Il me semble qu'on ne lit plus beaucoup de vos Nouvelles en ce moment, ou alors c'est moi qui suis passé à côté. J'ai toujours en mémoire l'excellent « Marie-Christine » que j'avais commenté sur Oniris

Coline Dé : Je pense que nous avons tous déjà eu des prémonitions, quand des faisceaux d'éléments nous alertent, nous mettent sur le qui-vive afin d'éviter un danger potentiel. Dans le cas de Laura, cette intuition est poussée à l'extrême.
La montagne est une passion, j'aime en parler dans mes récits et y rajouter une touche de fantastique. Je voudrais d'ailleurs en faire un style pour un éventuel recueil de Nouvelles.
Merci de votre lecture car c'est une histoire bien longue !

Igloo : Je vous remercie Igloo pour votre commentaire sympathique. J'ai été touché par cette remarque « je trouve que ton style se densifie » car je fais tout justement pour arriver à ça, épaissir la profondeur de mes personnages. On m'a souvent reproché de dresser des portraits superficiels.

Easter : Je ne considère jamais vos commentaires comme des attaques, bien au contraire, j'y attache beaucoup d'importance.
Je suis conscient de l'utilisation fréquente des participes présents mais c'est uniquement pour éviter un excès de subordonnées relatives (gangue crépusculaire pétrifiant / gangue crépusculaire qui pétrifiait, une éternité lui permettant d'échapper au destin / une éternité qui lui permettait d'échapper au destin).
Luluberlu de son côté me reproche le contraire, un abus de subordonnées relatives. Je pense qu'il faut un juste milieu, utiliser les deux formes à bon escient pour éviter de la lourdeur.
Un grand merci pour les corrections !

Janis : Vous avez raison, l'introduction est trop pesante, trop dense. Je vais la réduire, déjà pour ne pas décourager le lecteur dès l'entame de sa lecture !
Vous êtes plusieurs à souhaiter une autre fin, à souligner qu'elle est trop prévisible, mais si je la modifiais en une happy end, l'esprit du récit ne serait plus du tout le même.
Toute l'histoire est fondée sur l'acceptation d'un destin, sur le choix délibéré de Laura d'aller à la mort. À partir du moment où elle a chassé la peur de son esprit, elle se dirige paisiblement vers sa destinée ; sans cri, sans effusion de sentiment ni renversement de dernière minute. C'est ce qui justifie le ton monocorde.

Phylisse : Je suis heureux que l'histoire vous ai plue et que vous soyez allée jusqu'au bout. Pour la fin, je vous renvoie à ce que j'ai dit à Janis.
Le ton reste linéaire, sans à-coup, pour renforcer l'abdication de Laura devant son destin. Elle ne se bat plus car elle sait que tout est perdu. Je ne voulais pas d'évènements qui viennent briser ce cheminement imparable, mais peut-être suis-je dans l'erreur !

Luluberlu : J'ai pris toutes vos suggestions, diablement pertinentes ! Pour les « qui, que, quoi, etc. » je vous renvoie à ma réponse à Easter. Il est parfois difficile de trancher entre subordonnées relatives et participes présents.
Dommage que vous n'ayez pas tout lu mais je vous comprends, c'est long. J'ai fait pareil avec Les traqueurs que j'ai suivi au début puis lâché en route. Manque de temps, paresse … J'essaierai d'y revenir car j'apprécie beaucoup votre qualité d'écriture.
Merci tout de même pour votre passage !
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Message  Invité Mer 3 Avr 2013 - 10:01

Luluberlu de son côté me reproche le contraire, un abus de subordonnées relatives
. Il ne s’agit en aucune façon de reproches. Tout au plus mon ressenti (cf. la différence d’appréciation entre Easter et moi. Deux lecteurs, deux lectures). Après, l’auteur en fait ce qu’il veut.
Dommage que vous n’ayez pas tout lu mais je vous comprends, c’est long.
Comme je l’ai indiqué, « j’ai juste lu le début et lirai la suite ultérieurement ». Il faut du temps pour décortiquer un texte (pour que tout soit propre pour le mettre sur Oniris :-)).
En voici encore une tartine :
— de savoir qu’elle ne sentirait plus jamais son regard tendre se poser sur elle, ses mains rugueuses lui prendre les siennes : compte tenu de ce qui précède, « lui » me semble inutile.
— sur lequel elle s’appuyait quand les aléas de la vie étaient durs avec elle : des aléas peuvent-ils être durs ? On doit pouvoir l’exprimer différemment.
— Cartes à l’appui, chacun refaisait cent fois le trajet du lendemain : refaire un trajet qui n’a pas été fait (je taquine).
— Les milles facettes du milieu montagnard passaient au crible de ces gens passionnés : je ne comprends pas la phrase. Mille est invariable.
— Il avait toujours attiré des randonneurs de tout pays : tout ou tous ?
— c’était autre chose, de bien plus sournois : c’était quelque chose de bien plus sournois (?).

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