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Choses simples dans la lumière

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Choses simples dans la lumière Empty Choses simples dans la lumière

Message  Septembre Sam 15 Juin 2013 - 15:05

Lumière diffractée et devant eux le monde réduit à trois larges bandes de matière : roche, eau, ciel. En surimpression, un bourdonnement, une vibration quelque part entre le sensible et l’abstrait, comme un tissu qui frotte et s’abime. Mehdi regarde Anna : petite douleur, entre autres. Une envie de s’arracher un peu de peau. Il ne faudrait jamais parler d’amour avec les autres, pense-t-il, tendre ce fil étrange cousu de mensonges et de petits ajustements complices (« je vois ce que tu veux dire » lui dit Anna et il sait qu’elle ment parce qu’il voit sa main reposer calmement sur sa cuisse et qu’elle regarde ailleurs). Ils sont allongés sur une pierre plate et Mehdi observe l’écume aller et venir en contrebas. Anna lit un livre, un de ces romans sans forme ni couleur que l’on trouve dans les gares ou dans les aéroports. Parfois elle relève la tête vers lui avec un petit rire dans les yeux :

 
-       Comme c’est mal écrit !
-       Alors pourquoi tu lis ?
-       Ça me détend.
 
Elle baisse la tête. Mehdi a aussi un livre près de lui ; il ne l’a pas ouvert. Il est assis, genoux repliés face à la mer. Il regarde les épaules d’Anna, presque de la même couleur que les rochers. Il ne peut s’empêcher de voir aussi son propre corps, posé non loin de là ; un pétale échappé d’un jardin. Encore une fois, c’est lui qui est à côté d’elle et non elle près de lui. Il trouve cela injuste, tout comme sa manière de toujours dire « Mehdi » comme si cela la dispensait de le toucher, alors que lui a peur de prononcer son prénom. Il a peur de la réduire à ce nom et de la perdre.
 
-       Tu te rappelles, la première fois qu’on s’est vus, je t’ai trouvée si gauche et si gentille, tu avais l’air d’une loutre…
 
Anna sourit légèrement, dit « oui tu me l’as déjà dit » et laisse traîner la fin de sa phrase, la voit tomber au milieu des vagues et ne cherche pas à la rattraper. Un bateau passe au loin, un de ces énormes paquebots qui cachent le soleil à l’horizon et pendant quelques minutes on ne voit que ça, le monstre marin en route vers la Corse. Anna porte une main en visière sur son front.
 
–      C’est impressionnant ce bateau, j’aimerais en prendre un, partir en croisière un jour.
–      Et moi tu me trouvais comment ?
–      Je te trouvais beau.
–      C’est tout ?
–      Mais non…
 
Elle baisse de nouveau la tête et tourne une page du livre. Mehdi est immobile. Il a les yeux tournés vers l’intérieur, contemple sa pensée tannée par le soleil et le vent qui s’accumule en petites montagnes de sel. Du relief au milieu de grandes étendues blanches et nues. Depuis quelques jours il n’arrive pas à manger. Quand Anna ne le regarde pas – et souvent elle regarde ailleurs – des choses terribles se ruent en lui et lui baissent les bras. Il abandonne. Lorsqu’il marche dans la rue, il a l’impression d’avancer avec la marque de ses bagues imprimée sur la joue ; que même les passants savent qu’elle ne l’aime pas, qu’il y a un mois environ elle l’a giflé. Il était devenu comme fou parce qu’elle voulait sortir, comme ça sans raison, elle a dit « j’ai à faire ». Qui peut supporter ça ? Il s’est mis en travers de la porte, « reste avec moi ce soir je t’en prie » et la claque est partie.  Pas grand chose, le geste était maladroit et l’heure tardive, il ne voyait que ses yeux qui brillaient dans le noir puis le bruit de ses talons dévalant l’escalier comme autant de coups dans la poitrine. Le lendemain elle s’est excusée et il l’a invitée au restaurant, dans un bel endroit avec des lustres juste pour voir la lumière jouer dans les plis de sa robe.
 
–      Je ne sais pas pourquoi tout pénètre en moi de cette façon mais quand je te vois là, allongée près de l’eau, j’ai comme une sensation de brûlure, j’ai envie de te mordre pour que tu arrêtes de lire et que tu poses ta tête sur moi.
 
Le temps qu’elle lève la tête une vague est passée.
 
–      Tu as l’air fou quand tu parles comme ça.
 
Alors Mehdi se tait et c’est comme si l’air se solidifiait, devenait pâteux ; il doit serrer les lèvres pour l’empêcher d’entrer. Il ouvre son livre mais les pages sont floues, il peut presque voir ses propres mains en transparence et le reflet de l’eau qui scintille. Flux et reflux. Avec le jour qui décline des îlots de lumière commencent à clignoter dans l’horizon. Mehdi pense à toutes ces douleurs souterraines qui transitent par lui sans raison apparente alors qu’Anna se tient droite au milieu des marées. Le bateau n’est plus qu’un point sombre au loin et l’idée qu’il puisse rejoindre d’autres rivages lui semble absurde ; il plisse les yeux et tente de penser le monde comme un globe mais ne parvient qu’à voir des cascades d'eau jetées dans le vide. Il pense alors aux intérieurs océaniques, à la mystique sauvage. À la journée du 8 mars 1914 qui fut la plus grande, la plus belle transe de Pessoa. Le soir tombe et le ciel semble soudain plus dilué, le vent moins chaud. Quand Anna referme son livre et se tourne vers lui c'est comme une grande fleur ouverte dans son ventre.
 
 
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Message  Invité Sam 15 Juin 2013 - 19:22

choses simples...
suivant la diffractation de la lumière, or la lumière est un tamis...et dans ses plis on palpe les intimes crus.
elle est belle cette prose,
et sûrement que j'y reviendrai.

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Message  Lucy Sam 15 Juin 2013 - 19:36

Hmm, des textes comme celui-là, on en redemande. 

Note : 
le bruit de ses talons dévalant l’escalier comment autant de coups dans la poitrine. Le lendemain elle s’est excusée et il l’a invitée au restaurant, dans une bel endroit avec des lustres juste pour voir la lumière jouer dans les plis de sa robe.
"Comment autant de coups" ou comme "autant de coups"
"une bel endroit", plutôt "un bel endroit"


(les coquilles ont été corrigées dans le texte à la demande de l'auteure.
la Modération)

Puis :

 que tu poses ta tête sur moi.

Le temps qu’elle lève la tête une vague est passée.

Trop de "tête" !

Beaucoup aimé les images et la lumière, très particulière, qui se dégage de ce texte. L'impression d'un cliché de Bilge Ceylan. Puis, Pessoa... Voilà, quoi !
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Message  Invité Sam 15 Juin 2013 - 19:45

Je ne sais pas s'il y aura une suite, c'est peut-être bête de l'espérer, mais j'ai tant de plaisir à te lire que je souhaiterais que ça ne s'arrête pas là.
Comme toujours, une grande finesse d'observation, une écriture élégante mais pas affectée, pour une lecture fluide mais pas éphémère, elle laisse une empreinte durable. 


Juste une petite remarque ici, avec le manque de clarté induit par la juxtaposition du "il" de "il doit serrer" et du "l'" de "l'empêcher"  ; le nom auquel le pronom renvoie me paraît trop éloigné, ça accroche, il serait peut-être plus judicieux d'inverser les propositions : "pour l'empêcher d'entrer, il doit serrer les lèvres." ( simple détail) :

Alors Mehdi se tait et c’est comme si l’air se solidifiait, devenait pâteux ; il doit serrer les lèvres pour l’empêcher d’entrer.
Quelques préférences :
Encore une fois, c’est lui qui est à côté d’elle et non elle près de lui.

Il a les yeux tournés vers l’intérieur, contemple sa pensée tannée par le soleil et le vent qui s’accumule en petites montagnes de sel.


Anna sourit légèrement, dit « oui tu me l’as déjà dit » et laisse traîner la fin de sa phrase, la voit tomber au milieu des vagues et ne cherche pas à la rattraper.

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Message  Invité Mer 19 Juin 2013 - 8:05


Un jeu d’ombre et de lumière, d’indifférence et d’amour… de reflets aussi. Et cette mer qui accompagne les sentiments. Flux et reflux.

Je me suis laissé bercer.

From the mountain commes a song (F. Pessoa :D). Rien à voir, juste pour dire que je trouve beau et paisible ce que vous composez.



Juste un détail :

« il ne voyait que ses yeux qui brillaient dans le noir puis le bruit de ses talons dévalant l’escalier comme autant de coups dans la poitrine ».

Il me semble qu’il manque un verbe ou alors une ponctuation ?

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Message  Raoulraoul Ven 21 Juin 2013 - 14:29

Le petit monde des sentiments dans le macrocosme de la nature. Belle interaction. Ca se répond bien sans jamais s'expliquer. Le titre est juste. Tout ainsi est suspendu comme un haïku narratif.
Dedans-dehors. A mon avis c'est la meilleure manière de nous faire partager les arcanes des affects et passions.
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Message  Polixène Ven 21 Juin 2013 - 23:05

Je reviens m'abreuver de cette lumière qui irise tes mots.
Simple est le jour, simple la langue, et pourtant! Quel tumulte dans le contre-jour, quelle intensité dans les failles !

Merci
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Message  Arielle Sam 22 Juin 2013 - 7:09

 Encore une fois, c’est lui qui est à côté d’elle et non elle près de lui. Il trouve cela injuste

On peut difficilement trouver plus d'élégante simplicité pour dire un amour mal partagé.
 
Tout le texte est un régal pour le lecteur qui suit entre les lignes et les images cette fuite en avant d'un couple qui se défait, qui s'étrange, qui n'a peut-être jamais existé vraiment que dans les rêves de Mehdi. 

J'admire la pureté de cette langue, la sûreté de ses images, la sensibilité qui s'en dégage et cette prodigieuse faculté de brosser deux portraits aussi différents par petites touches impressionnistes qui jouent avec la lumière et parlent avec les ombres.

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Message  Ba Lun 24 Juin 2013 - 5:09

Lecture dense pour une écriture à suivre...
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Message  seyne Ven 5 Juil 2013 - 11:34

C'est vraiment un beau texte, tout y est vrai : le lieu, la douleur, la lumière.
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Message  elea Ven 5 Juil 2013 - 20:30

C'est un texte d'une très belle plume, sensible et délicate, imagée et pleine de nuances.
Mais (et c'est de l'ordre des goûts personnels), il me manque quelque chose pour ressentir vraiment ce que le texte dit, pour entrer dans les émotions décrites. Peut-être une suite ou un début, peut-être connaître mieux l'histoire de ce couple et pouvoir insérer ce que ressent Mehdi dans un ensemble qui me ferait partager ce qu'il éprouve.

Je fonctionne à l'émotion en lecture, aux tripes et, ici, cette apnée dans les sentiments du personnage m'a semblé un peu lisse, un peu propre, ou du moins ne m'a pas permis d'entrer en empathie, je suis restée sur le bord, lectrice admirative du style et des mots (parfaitement) choisis et peut-être un peu trop maîtrisés pour moi.


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Message  Bakary Lun 8 Juil 2013 - 10:48

Très beau texte plaisant à lire.
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Message  Septembre Dim 25 Aoû 2013 - 14:07

Merci à tous pour vos commentaires, je suis comme d'habitude très touchée par vos réactions et vos analyses qui bien souvent me révèlent des choses non-intentionnelles. J'ai tenté d'écrire une suite, la voici :


« Il est temps de partir » pense Anna. Elle le sent comme si l’heure l’avait subitement piquée quelque part sous la langue ou dans le creux du cou. Une légère honte teintée de rêverie souffle dans ses cheveux. Tout est déjà violet entre le ciel et la mer alors elle jette un grand panier contre son épaule et Mehdi la suit sans y penser. Ils escaladent la roche brune et orange pour atteindre la route. Anna marche avec précaution ; elle se regarde d’un œil extérieur, sa conscience filme le moindre de ses gestes et lui indique que ses jambes sont bronzées mais manquent de grâce ; lui désigne la légère torsion de son genou gauche et le bleu jaune-vert qui s’étend sur sa cuisse droite. D’après la sensation d’effleurement entre ses omoplates elle comprend que ses cheveux ont poussé et sont certainement éclaircis par le soleil. Alors elle cambre davantage le dos. Cela fait longtemps qu’elle est obsédée par sa présence au monde, par le possible génie qui l’habite et fait naître chez elle certains mouvements, certaines paroles. Il y a quelque chose d’épais, de pénible à chercher la part d’extraordinaire en soi, à s’infliger ce regard qui est pareil à celui d’une mère partagée entre l’exigence sévère et la douce fascination devant les enfants qu’elle voudrait prodiges. « Il faut que quelqu’un voit ça » se dit souvent Anna alors qu’elle exécute ses petits tours, qu’elle se met un instant au piano dans la pièce irradiée de lumière ou qu’elle griffonne quelques mots à la hâte et ne peut s’empêcher de les trouver si beaux, si précieux. Elle porte son être comme un bijou. Dans le même temps elle a honte d’admirer ces choses qui ne sont que des petits morceaux de miroir qu’elle sème sur son chemin pour se regarder sous un angle nouveau. Anna connaît cette faiblesse, cet envoutement involontaire qu’elle exerce sur elle-même et qui fait que sans arrêt elle se retourne comme un gant, observant ses multiples reflets jusqu’à être ivre de sa propre existence. Si la lumière est propice elle pince un peu de sa peau et observe son grain, sa texture. Elle se dit que c’est une belle peau alors elle avance un peu son bras vers la personne en face d’elle et se passe en boucle de sourdes prières (« regarde-moi, regarde-moi »). C’est un peu cela qui la pousse vers Mehdi, dont les yeux sont fixes et tenaces. Ils se plantent quelque part et on dirait qu’ils cherchent à creuser. Mehdi la regarde et cela lui fait des frissons dans le cou alors elle exagère la courbure de son poignet et fait semblant de rêver, renverse sa jolie tête en arrière comme une invitation à plonger en elle, à chercher plus que ce qui est visible à l’œil nu.

La mer derrière eux, ils décident de s’asseoir un instant et de prendre un café sur la terrasse la plus proche. Anna, portant une chemise blanche et une cigarette à ses lèvres, fixe ses doigts pendant de longues minutes.

- Tu trouves que j’ai des grandes mains ?
- C’est bien, pour le piano…
- J’ai les mains de mon père, je crois. Il n’aime pas la musique.
- Viens manger chez moi demain soir. Je ne travaille pas, je m’occupe de tout. J’achète du vin, des fruits…
- Il fait si chaud… On pourra manger sur le balcon ?
- Bien sûr.
- Ça va. D’accord.

Anna regarde le mince sourire qui plisse les lèvres de Mehdi (par fierté il le tire jusqu’à la grimace et dit « dégueulasse ce café » mais elle sait bien qu’il s’agit d’autre chose) et laisse un instant la sensation de puissance fourmiller sur sa peau. L’air est doux alors ils restent encore un peu. Un homme installé à une table voisine lit un livre dont la couverture est tournée vers eux. « Ce livre me dit quelque chose, je l’avais offert à quelqu’un qui aimait Faulkner » remarque Anna avec élégance perverse et Mehdi voit passer sur ses lèvres le souvenir d’un baiser. Une légère douleur se loge à l’arrière de son crâne. À présent il ne pense plus qu’à remplacer ce souvenir, se jeter sur lui pour le mettre à terre et le recouvrir ; que plus rien n’existe. Le désir est si fort qu’il voit flou. Anna dit « ça va ? » et cela fait comme un bruit de cloche qui grelotte au loin.

Un halo blond et orange flotte autour d’eux.  

*

De grandes fenêtres ont été percées dans les murs et s’enroulent autour de la lumière venue de l’extérieur, jouent à pourchasser Mehdi dans les couloirs du centre. Cela fait quelques mois qu’il travaille comme veilleur de nuit dans un établissement social pour mineurs. Ce soir est un soir d’août long et satiné qui se déroule sur des kilomètres. Les jeunes pensionnaires se sont couchés calmement, probablement abattus par le soleil et le sel. Mehdi s’assoie sur un banc. Le silence le rend songeur ; il rêve d’être un de ces gosses, d’être surveillé la nuit et que le jour un corps bienveillant se penche sur son épaule et constate son mal. Mais Mehdi ne peut prétendre à ces troubles précis ; il ne se sent pas capable d’être brisé de manière aussi définitive, de penser « je suis ceci, je suis cela » et de se présenter comme tel. À chaque seconde il a conscience de cette faille en lui, de l’indécision sourde qui bouillonne et forme des cloques de vide entre ses doigts. Un claquement de porte s’enfonce dans l’obscurité molle. Un des jeunes pensionnaires s’est échappé de sa chambre, il est pieds et torse nus et porte une petite boucle d'oreille qui brille dans le noir. Il salue Mehdi, lui demande du feu et allume une cigarette sans rien dire. Ses mains semblent nerveuses mais sa respiration est régulière. Mehdi se souvient de lui, il est arrivé il y a quelques semaines avec un sac de sport à moitié vide pour seul bagage. Il a seize ou dix-sept ans et des lettres tatouées grossièrement sur les bras. Lors du premier entretien il a avoué sans honte ni fierté qu’il était peut être un criminel de guerre, qu’il faisait noir et qu’il a tiré de nombreux coups sans savoir si des hommes tombaient en face de lui. À travers la nuit épaisse et bleue, Mehdi le regarde et voit la Syrie brûler au loin comme un foulard ; il voit des collines et des grandes barriques d’essence. Mehdi pense alors à sa propre présence, là dans ce grand bâtiment où dorment des dizaines d’autres enfants et se dit « je suis au milieu des autres ». Il se lève, fait quelques pas et creuse un trou dans l’air alentour, son corps est comme du plomb qui déchire l’instant présent et des gestes (la cigarette à la bouche, les mains qui fouillent machinalement dans les poches sans rien chercher de plus qu’une contenance) s’échappent dans la blessure. Tout provient d’elle.

Ni l’un ni l’autre ne parle et Mehdi pense « si j’entre dans une conversation c'est d'une façon maladroite, nauséeuse ; voici la vague qui me pousse vers les autres alors que dans la même seconde le ressac me dit de retirer mes mains. Je n'ai rien pour me couvrir, je n'ai rien appris. Pendant ce temps des enfants comme lui se cachent dans les montagnes, chaque nuit ils serrent une arme contre leur ventre. Ils arrivent à Marseille par deux ou par trois dans le matin sale et chaud, le soir ils dormiront sur la plage et rêveront de sang et de cartilage. Moi je rêve de moi. Je rêve que je suis bloqué en moi. »

Des ombres passent sur le visage de son compagnon nocturne, ce sont probablement les arbres du jardin luttant contre les lampadaires de la rue mais Mehdi s’imagine qu’elles sont les souvenirs de patrouilles dans les forêts, de la dynamite qui creuse la montagne pour ensuite y cacher des fusils et du pain. À son arrivée ce jeune racontait sa vie d’une voix blanche comme un grand ruban détendu « j’ai tiré, je ne sais pas où le coup est parti, dans la nuit, dans les feuillages. Je ne voyais que le balancement des lampes torches. Puis il y a eu d’autres tirs, j’ai été touché au genou droit. J’ai passé la nuit le front sur le ventre. Je n’avais pas mal. Je ne ressentais aucun plaisir ». Les collègues de Mehdi se regardaient d’un air gentiment moqueur. Quand ils sont ensemble quelque chose se solidifie et ils disparaissent derrière leur métier ; ils se sentent le pouvoir de détecter les mensonges et leurs pensées se regroupent par magnétisme en un point qu’eux seuls peuvent comprendre. « C’est des conneries » lâche souvent l’un d’entre eux en réunion et alors tout le monde s’accorde à dire qu’il existe une vérité, grande et belle et tangible derrière laquelle les hommes sont sains et saufs. « Puis-je entendre autre chose que ce que je comprend ? » pense souvent Mehdi. Il n’y a pas de réponse à cette question.

Le jeune s’est glissé furtivement vers la porte vitrée et bientôt le couinement de ses chaussures indique à Mehdi qu’il regagne sa chambre à l’étage.

Mehdi rentre chez lui. Il s’assoie sur le canapé. Il ne sait pas quoi faire alors il regarde sa main. « Est-ce ma main ? ». Il ne bouge pas. Il interroge le creux en lui et sent que tout vient de cette sensation et que tout est à puiser en elle, dans ce rien, dans ce qu'il reste en lui d'indéfini et de lâche, ce sur quoi il ne peut poser un nom comme on recouvre d'un drap blanc les morts (car seuls les morts sont fixés et ne doutent plus). « Nous avons inventé tant de choses. Nous avons inventé des cartes. Voici la France, voici la Syrie. Voici la mer que nous avons traversée. Voici le grand voyage des gamins sur lesquels je veille jusqu'à ces couloirs sombres qui nous jettent les uns sur les autres ».

Une petite lueur bleue s’allume dans le noir dans l’appartement. Cela fait comme une tâche au plafond et aussitôt la main de Mehdi rampe vers la couleur. C’est un message d’Anna : « tu dors ? ».  Une grande fatigue monte en lui. Il repose l’appareil sans faire un bruit et se dirige vers la fenêtre pour fermer les volets.  



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Message  Loïc Relly Dim 25 Aoû 2013 - 15:13

"(...) ce regard qui est pareil à celui d’une mère partagée entre l’exigence sévère et la douce fascination devant les enfants qu’elle voudrait prodiges"

Je ne sais pas très bien comment l'écrire mais c'est là (et ce passage est très bien entouré) que ça me touche le plus, que ton écriture est avouée, "il faut que quelqu'un voit ça (voie?)" oui, c'est de cette façon que j'imagine ton regard sur les mots: ils sont une personne, une oeuvre à construire mais qui pré-existe en quelque sorte aux à la vie que l'on raconte (ça se ressent légèrement plus ici qu'au début). "Cela fait longtemps (...)": ce rythme est "fluide" (ça me fait penser aux textes de lu-k d'ailleurs, que j'ai beaucoup lu ces derniers temps) à l'image de la cohérence émotionnelle qui se dégage de l'ensemble: elle se déroule magnifiquement mais elle emprisonne aussi, Mehdi est regardé comme Anna se regarde, "il ne se sent pas capable d’être brisé de manière aussi définitive" mais il est vu comme tel, il y a un simulacre ("le miroir (...) fait voir ce dont l'isolement dérobe aux yeux la trace") donc un receveur qui semble tout aussi seul parfois, comme une mélodie sur laquelle vient se greffer tout le reste, qui a besoin de certaines couleurs, d'une certaine cadence, tonalité... C'est bien sûr vrai pour tout le monde, et c'est un problème que je surmonte avec bien moins d'aisance que toi. Dont tu as conscience d'ailleurs, peut-être un peu trop. J'adore, et ça me ressemble tant que j'ai peur de faire là un commentaire sur moi-même. En espérant qu'il soit assez clair...
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Message  Polixène Dim 25 Aoû 2013 - 18:55

La suite est à la hauteur!

Ceci pour moi, est important:

Quand ils sont ensemble quelque chose se solidifie et ils disparaissent derrière leur métier ; ils se sentent le pouvoir de détecter les mensonges et leurs pensées se regroupent par magnétisme en un point qu’eux seuls peuvent comprendre. « C’est des conneries » lâche souvent l’un d’entre eux en réunion et alors tout le monde s’accorde à dire qu’il existe une vérité, grande et belle et tangible derrière laquelle les hommes sont sains et saufs. « Puis-je entendre autre chose que ce que je comprend ? » pense souvent Mehdi. Il n’y a pas de réponse à cette question.

très finement observé, et subtilement écrit.

Nous voici donc avec deux personnages qui prennent de la profondeur, et ...
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Message  Invité Lun 26 Aoû 2013 - 7:28

Je poursuis cette lecture avec plaisir, impressionnée par une narration à la fois distante et impliquée ; j'ai l'impression que toujours on oscille entre ces deux points, et que ce mouvement crée l'équilibre.
Intéressante analyse de la recherche/compréhension du soi et du soi dans ses rapports à autrui, au monde, tout cela est complexe mais réaliste et surtout finement distillé au fil des paragraphes, sans que cela soit pesant ou pédant, d'ailleurs.
A ce titre, j'ai relevé ceci, que j'ai bien aimé pour sa brièveté évocatrice :
Elle porte son être comme un bijou.

J'ai aussi relevé ce zeugme audacieux, il m'a fait sourire :
Anna, portant une chemise blanche et une cigarette à ses lèvres,

Sinon, il reste des bricoles ortho, rien de bien important.

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Message  Lizzie Lun 26 Aoû 2013 - 11:40

J'ai lu les deux passages à la suite, c'est une belle lecture, calme et intéressante. J'aime la violence que tu laisses entrevoir dans l'amour de Mehdi, et j'apprécie également qu'Anna soit consciente de "l'envoutement involontaire qu’elle exerce sur elle-même ", ce point qui me la fait paraitre nombriliste, mais en toute conscience.
La suite permet une sorte d'ouverture au monde, tout en restant dans le rapport des autres à soi. Comme d'autres, j'ai aimé ce questionnement: "« Puis-je entendre autre chose que ce que je comprend ? »".
Dans les bricoles relevées, le jeune apparait pieds nus à l'arrivée puis tu parles du "couinement de ses chaussures " à son départ. Je n'arrive pas à visualiser: " J’ai passé la nuit le front sur le ventre".
Une suite ? J'espère le déroulement d'une intrigue, de l'action, tout en conservant ce ton, ce serait alors une très belle lecture.

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Message  kolkhoze Lun 26 Aoû 2013 - 23:48

J'aime beaucoup le personnage de Medhi, les échos entre son nom et ce qu'il bricole autour, les ombres sur le visage de l'autre.
J'aime surtout le contraste entre eux deux, la brillance d'Anna, une sorte de blancheur qui émane d'elle, sa lucidité, son regard en elle, contre l'autre, dans la nuit, dans ses ténèbres

"Il ne sait pas quoi faire alors il regarde sa main. « Est-ce ma main ? ». Il ne bouge pas. Il interroge le creux en lui et sent que tout vient de cette sensation et que tout est à puiser en elle, dans ce rien, dans ce qu'il reste en lui d'indéfini et de lâche, ce sur quoi il ne peut poser un nom comme on recouvre d'un drap blanc les morts (car seuls les morts sont fixés et ne doutent plus). « Nous avons inventé tant de choses. Nous avons inventé des cartes. Voici la France, voici la Syrie. Voici la mer que nous avons traversée. Voici le grand voyage des gamins sur lesquels je veille jusqu'à ces couloirs sombres qui nous jettent les uns sur les autres ». "


je relève ce passage-là
(parce que les cartes me font un peu penser à Sylvie Germain, sans que ça n'ait forcément de rapport)

j'y reviendrai, pardon, c'est un peu de traviole ce que je dis
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Message  Invité Mar 27 Aoû 2013 - 16:45

une loutre aux épaules couleur de pierre qui balance des baffes armées entre deux bouquins mal écrits .
Tout d'un coup mon visage s'est écarté de l'écran. On se croirait en Bretagne.
la vie c'est pas comme ça.
mais la fiction est belle.


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Message  Lucy Mar 27 Aoû 2013 - 19:52

En espérant que l'ordi ne s'éteigne pas, cette fois...

Je trouve intéressante l'idée d'inverser les narrateurs. On aimerait, parfois, entrer dans les pensées de l'autre. Si Mehdi pouvait lire Anna, s'il pouvait lire en elle, tout ne serait-il pas beaucoup plus simple ? Trop simple, probablement. Cette phrase qui commence ainsi : "Cela fait longtemps qu'elle est obsédée par sa présence au monde...", je la trouve particulièrement pertinente par rapport à l'ensemble de ton écrit.

C'est vrai que "le front sur le ventre"... il doit être souple, le garçon.

Autre chose : "remarque Anna avec élégance perverse". "Avec [une] élégance perverse" ne serait-il pas plus indiqué ? Je bute sur ma lecture.

Si suite il y a, je poursuivrais avec plaisir la lecture.
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Message  Polixène Ven 18 Juil 2014 - 10:17

Pour le plaisir.
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Message  josy Ven 18 Juil 2014 - 12:10

un  beau texte
la chute superbe et tres poétique..

Josy, merci de ne pas utiliser la fonction "citer" mais répondre" pour déposer un commentaire, cela évite de voir apparaître une seconde fois tout le texte déjà présent en haut de post.
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Message  Sahkti Ven 18 Juil 2014 - 12:30

Vrai qu'il est bon de le voir remonter ce texte.
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