À ce vieil ami, le docteur Banania
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À ce vieil ami, le docteur Banania
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Par la fugue, me voici contraint à l'exil. J'ai quitté Dakar hier, expulsé de force de l'inertie familiale par ce que le father et la mother ont appelé un bon coup de pied au cul. L'aube s'endort et l'équipage annonce l'atterrissage. Pour la première fois je me réveille en France. How ironic, j'avais alors une vague envie de suicide, un torticolis de la pensée de moins en moins supportable (et je l'ai toujours), mais mes parents l'ont si aisément glacé qu'il me faut bien leur reconnaître un don de prescience proche de celui des vieux chamans. Ainsi l'aube s'endort et Lille s'éveille. Si cette phrase a tout d'une rengaine d'espérance ou d'une promesse de vitalité, il y a pourtant, dans son jeu de clair-obscur, une dialectique peu rassurante qui me conduit à envisager les présages les plus pénibles ; cela signifie pour moi : le jour se lève sur Lille et je tombe dans une nuit de fièvre et de solitude, longue nuit de Gethsémanie qui sera martelée par l'indigence, l'abandon, cloué pour les mois futurs à l'état d'une insomnie dolente. Eh oui, tant de choses ! J'ai osé fuir la fratrie, j'en paye les conséquences : déjà en gestation lors de mon excursion aérienne, le vertige et l'appréhension me tenaillent de plus belle sur la terre ferme, me lancinent à mesure que je m'approche du gaillard français, mon hôte, qui m'attend entre les quatre murs de l'aéroport.
Si singulière soit-elle, c'est moins la rencontre avec ce garçon qui m'angoisse que la conscience de l'impossibilité d'une vraie communication. Il est le vilain petit canard artiste d'une famille de confession bourgeoise. Je suis l'enfant d'une terreur sourde, nourri au lait d'une aporie, d'une déchirure, et maintenant d'un déracinement. Que j'écrive, parle ou regarde, je me sens fondamentalement inapparent. La migraine qui me traverse ne peut être transfusée en un mot, je ne peux la communiquer par le dialogue, et même à nantir mon existence d'une place légitime dans le bas-ventre de ce monde, je resterai pour l'essentiel ignoré, grain de limon à la dérive dans un bol d'eau ; l'abîme de cœur à cœur ne saurait être comblé, l'expression n'est que chimère. Pessoa a donc raison : songes de nous-mêmes, lueurs d'âmes, tels nous sommes pour les autres. Encore que la trame se complique dans l'imposture, quand nous surjouons la tragédie de vivre, masque de martyr flanqué au visage, et donnons à la laideur d'un épiderme scarifié, d'une suture décousue son halo de noblesse, et paradons, et posons, et grimaçons, et mentons, par hypocrisie ou politesse, et tout cela pour se désaltérer au ruisseau tiède de la pitié, ou au cours d'eau plus étroit, plus frais, moins probable de l'amitié. Je l'ai dit un jour : je cultive l'apparence – comme un agneau dévoilant, avec ses gencives rouges, de fausses canines d'un blanc carnassier, effrayé qu'il est en vérité par l'ombre démesurée, l'ombre-loup des autres agneaux. Je suis pourtant ma seule victime, le traître et le trahi. Nommez cela comique de caractère, autodérision ou désespoir. Cela ne change rien à la chose : je suis mon propre bourreau.
J'arrive sans m'en rendre compte dans le hall de l'aéroport. Je patiente quelques minutes assoiffé par mes propres pensées, et...
J'arrive sans m'en rendre compte dans le hall de l'aéroport. Je patiente quelques minutes assoiffé par mes propres pensées, et...
– Mahammad ? (une voix chaude, hésitante, railleuse m'interpelle.) Le dialogue qui suit n'est pas essentiel au récit, je ne saurais de toute façon qu'en donner une image dénaturée, kaléidoscopique. Le petit homme qui m'accueille, garçon pourtant mélancolique, s'ingénie avec une assiduité remarquable à me sourire. Il m'est cependant difficile de lui répondre, non que je consente à l'impolitesse ou à l'outrage, mais parce que l'équivoque de son sourire endigue mon éloquence. Raillerie lancinante, signe d'hospitalité ou lassitude dissimulée ? Mon mutisme s'explique par ces trois alternatives, chacune déplaisante posée devant moi comme un problème mathématique insoluble. Il s'ingénie à sourire, en retour je m'ingénie à feindre l'indifférence, la froideur. Ainsi marchons-nous, jusque l'arrêt de bus de l'aéroport de Lesquin, direction Gare de Lille, lui petite pousse au teint de bissap en terre conquise, moi longue tige ridicule de canne à sucre en terra incognita.
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Les pigeons lillois ont une impudeur, une audace que n'ont pas les bulbuls des jardins dakarois. Ce sont semble-t-il les plus fervents défenseurs de la ville, les anges-gardiens des terrasses, les idoles de la gente âgée qui leur sacrifie de bonne foi quelques morceaux de pain – peut-être sont-ils les seuls véritables autochtones de la municipalité. Car la plupart des résidents humains sont ici de passage, ne marchent pas mais fuient vers leur urgente besogne. Qui ne se sent d'ailleurs aucune affinité élective avec les gitans et la mouscaille ne peut supporter à long terme l'atmosphère insalubre de ces ruelles. Mon hôte me confia à ce propos sur le ton de la plaisanterie qu'ils étaient comme des mauvaises herbes, attelés à croître sans cesse auprès des murs des villes avant de disparaître, murs eux-mêmes voués rapidement à l'extinction, murs d'un univers en travaux perpétuels. Il me suffit pourtant, faisant les cent pas et fumant comme un possédé, de migrer d'un point à l'autre de ce quartier résidentiel, de l'ausculter quelques secondes comme un poumon touché par le cancer, sans être momentanément frappé du mal du pays (fait suffisamment étonnant pour être souligné car une canaille, à l'instant, m'a demandé du feu en wolof), pour céder à la tentation de détourner la trop fameuse prophétie de Senghor. En 2030 Lille sera comme Dakar.
Ici cependant, au contraire de la ville où j'ai vu le jour, le soleil est souvent voilé, ses rayons filtrent sous la gaze blanchâtre des nuages. L'appartement, situé au deuxième étage de l'immeuble, est d'ailleurs invivable le jour. Le repos y est sans cesse harcelé, dénudé, violé par les fenêtres sans rideaux de la pièce principale. De là cette atmosphère crue, sale, acrimonieuse, où la lumière de toute part écrase la pupille en se réverbérant sur le papier peint blanc des murs. Il n'est certes d'autres passants que les oiseaux, les guêpes et les mites, ni d'autre paysage qu'une usine désaffectée, mais cette intrusion perpétuelle de la savane extérieure dans le cocon intime me met mal à l'aise. Cette affection pourrait n'être que bénigne, voire aussi négligeable que possible si, au faîte de la porte centrale, à l'angle d'un mur mitoyen, une petite embouchure n'assurait pas le passage d'une colonie d'ouvrières que les pièges à fourmis ne ralentissent même pas. Nulle forteresse donc, pour reposer mes jeunes os ; ma migraine est constamment assaillie. Le cœur est mis à nu par excès de transparence, les morsures de la clarté ne laissent aucun répit à la pauvre rétine, et le compagnonnage des insectes sociaux me promeut au rang d'un Gulliver abasourdi. Aussi, je comprends mieux l'iconographie chrétienne : si derrière les vitres du Paradis les morts n'étaient pas sans corps et bondieusement aveugles, leurs yeux brûleraient à force de lumière, les orbites injectés du feu de l'Enfer. Cruelle condition que la leur, alors mesurable en termes non d’Éternité mais de conjonctivite purulente ; cruelle condition qui fut mienne à la minute même où j'entrai, ébloui, chez mon logeur. Osiris est une divinité noire... susurre le proverbe égyptien. J'attendrai donc la nuit et ne dormirai point.
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Plusieurs jours sont requis pour s'accoutumer à la physionomie du quartier de Fives. Tenter d'en discerner un contour, un trait distinctif ou un tempérament relève du parcours du combattant. Il m'arrive souvent de m'arrêter puis de m'attarder dans quelque café de la rue Pierre Legrand, j'extraie alors de mes poches autant de feuilles de papier cornées et froissées que je le peux et annote furieusement toutes les singularités d'un milieu dont je suis le grain de beauté superflu, l'élément allogène. Si la rue principale est bondée de commerçants, de joyeux décombres sur les trottoirs quand sont pressentis les encombrants, de mères tenant leurs enfants timides d'un pas si pressé qu'il semble courir vers l'escalator du métro, d'hommes d'affaires affairés, de paresseux erratiques, de vieux maghrébins en tenue de prière, de jeunes énergumènes excités quémandant à leur échelle, par interpellation vulgaire, une petite guéguerre avec d'autres jeunes énergumènes, il est de nombreuses ruelles, ni véritablement laides ni belles, dans lesquelles règnent un silence de mort, où, semble-t-il, les cultures se sont à ce point confrontées qu'elles se seraient mutuellement tuées. Nulle trace d'unité, seules demeurent des tensions muettes et permanentes, entre chaque maison, des volets s'ouvrent, un visage ridé et suspicieux, le regard méfiant passe, d'autres volets se ferment. La vieillesse, ici aigrie, est en guerre froide avec le monde entier. [...]
*
Je n'ai qu'épisodiquement ébauché le portrait de mon hôte. L'esquisse demeurera toutefois à jamais imparfaite (soldons l'idée de perfection aux complaisants, aux médiocres et aux saints). Oserai-je seulement en épeler le prénom ? Il est quelque chose de fort présomptueux dans l'acte de nommer : le désir vulgaire de faire entrer – de force – l'infinie complexité d'une identité dans un seul et simple mot – commun en outre à des milliers d'individus. Or toute présomption me donne le vertige et je vomis toute commodité. Mais c'est faire trop de chichis Ma-ham-mad me reprochera-t-on, en insistant lourdement sur le mien. Après tout ce n'est qu'un prénom ! ... Alors, chers empêcheurs de tourner en rond, que mon silence à ce sujet passe pour le moins juste, le moins responsable, le moins démocratique des choix narratifs, tout comme fait outrage à la tradition la baffe qu'un cadet fiche sans crier gare à son aîné. Comment bigre vous respecterais-je si je cédais au moindre de vos caprices ? Je me contenterai de léviter autour de ce garçon, de l'appeler par divers pseudonymes, le gaillard français, ou emi-strigri, artri, ou mon hôte, mon pote, pédale, bâtard, etc. (la vérité sur ce silence, puisque je ne peux décidément rien vous cacher, est qu'il est peu probable, compte tenu de l'estime que j'ai et qu'il a de lui-même, qu'il accepte de voir son prénom apparaître dans les putasseries qui pourraient suivre...)
Art. Ri- Nombre de messages : 314
Age : 26
Date d'inscription : 28/10/2010
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Quitter Dakar pour aller à... Lille. Pas crédible.
Cerval- Nombre de messages : 286
Age : 32
Date d'inscription : 09/09/2012
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Les parisiens excuseront mon audace, j'en suis sûr, lorsque je les inviterai chez moi à ramasser la savonnette.
Art. Ri- Nombre de messages : 314
Age : 26
Date d'inscription : 28/10/2010
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Toi t'as pas besoin de te baisser pour que ton cul soit à disposition.
Cerval- Nombre de messages : 286
Age : 32
Date d'inscription : 09/09/2012
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
< De telles provocations ne seront pas tolérées longtemps sur le forum. Dernier avertissement avant sanction.
La Modération. >
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Invité- Invité
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
On ne fait que plaisanter. (Je ne polémique pas, je précise : je sais que ce n'est pas toléré quand même).
< Dont acte. Retour au texte.
La Modération. >
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Cerval- Nombre de messages : 286
Age : 32
Date d'inscription : 09/09/2012
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
J'ai failli ne pas lire à cause de la longueur du texte.
J'aurais eu tort : langue superbe, richesse du vocabulaire, texte ample et ambitieux.
Mais c'est un extrait d'un ensemble plus vaste. Me manque la finalité de la chose.
Donc aucun commentaire de ma part si ce n'est que j'ai lu, et bien lu.
J'aurais eu tort : langue superbe, richesse du vocabulaire, texte ample et ambitieux.
Mais c'est un extrait d'un ensemble plus vaste. Me manque la finalité de la chose.
Donc aucun commentaire de ma part si ce n'est que j'ai lu, et bien lu.
Invité- Invité
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Je suis très sensible à la souplesse et la richesse de cette écriture.
Tu as un côté altier voire quelque peu élitiste, contrebalancé par beaucoup d'ironie et ça donne un portrait de jeune dandy vraiment séduisant, parce qu'étayé par cette écriture remarquable.
C'est toujours un grand plaisir de te lire.
Tu as un côté altier voire quelque peu élitiste, contrebalancé par beaucoup d'ironie et ça donne un portrait de jeune dandy vraiment séduisant, parce qu'étayé par cette écriture remarquable.
C'est toujours un grand plaisir de te lire.
Invité- Invité
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Même sensation que Narbah, au point qu'elle occulte presque tout le reste : quelle est la finalité de ce texte, ce qui l'a motivé en premier lieu ? il me fait l'effet d'être comme suspendu, où quand comment pourquoi...
Ça serait sympa d'avoir un retour de l'intéressé du titre, qui ne le sait peut-être même pas, qu'il est intéressé.
Ça serait sympa d'avoir un retour de l'intéressé du titre, qui ne le sait peut-être même pas, qu'il est intéressé.
Invité- Invité
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
J'ai un avis plus mitigé. Il y a des choses brillantes, surprenantes et le récit ébauché est intéressant, mais il y a aussi du verbiage et des maladresses. Je crois qu'un peu d'auto-sévérité correctrice donnerait quelque chose de très bien.
Re: À ce vieil ami, le docteur Banania
Même sans le confort des atours/alentours de ce texte, j'apprécie le retour de ton écriture baroque, de métal en fusion pas encore refroidi. Je prends les scories, aussi. Je prends l'urgence, et la brûlure, l'escroquerie et la malice, la provocation et l'humour grinçant, la dérision, le désespoir, enfin tout.
Polixène- Nombre de messages : 3287
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
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