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Traversées

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Message  obi Ven 17 Jan 2014 - 18:56

Je me rappelle notre retour de la clinique. C'était le début de juin. Midi. J'avais commandé un taxi pour être vraiment à ses côtés. Le sac entre nous sentait le talc et l'aseptie. Le chauffeur avait l'adresse, depuis longtemps. « La radio vous dérange ? » Elle n'a pas répondu. J'ai dit non. Non, bien sûr, c'est égal. Egal aussi la pluie visqueuse, sourde, écrasant la tôle au-dessus de nos têtes. Même si elle avait parlé, je n'aurais rien entendu. Son visage était droit, tendu vers le pare-brise où s'agitaient les essuie-glace, au-delà d'un vieux petit tigre Esso. Tout pelé. Je sentais la route s'étirer misérablement et la blancheur de ses mains pliées sur ses genoux. Après quelques kilomètres, il s'est remis à pleuvoir. Fort. Et moi j'avais envie d'elle.

                                               

    Deux rendez-vous hebdomadaires pendant le premier mois. Un ensuite. Deux mois de psy. Presque trente euros la séance : « Je n'ai jamais aimé dire « je » » Sept mots en tout et pour tout. Enfin six ! « Je » ne compte que pour un, c'est bien connu. Ils ont beau penser que je ne suis plus dans mon état normal, je sais encore calculer. A peu près. Soixante euros le mot ! On  m'avait dit : « Ne t'en fais pas, tu peux te le permettre, tu es fonctionnaire . Fonctionnaire peut-être mais petit. Je n'avais pas les moyens. J'achèterais de beaux cahiers quadrillés et je m'arrangerais pour « coucher par écrit » tout ça. C'est thérapeutique aussi il paraît. Pourtant elle était heureuse la psy. Elle a noté les six mots, à toute vitesse, sur sa feuille blanche volante numérotée, posée sur la chemise jaune. Au-dessus, il y avait mon nom, mes deux prénoms, ma date de naissance et le numéro de sécurité. Sociale. La plume du stylo frémissant d'allégresse s'est à peine soulevée puis lancée dans un commentaire affairé. Mais quand elle a relevé le nez, j'imagine avec son refrain bien huilé : « Oui...Que voulez-vous dire par là ?... Je vous écoute.... », j'étais en train de boutonner mon pardessus. « Je ne veux rien dire. » « Si vous êtes vraiment pressé aujourd'hui, je peux vous libérer plus tôt... »       J'ai enfin posé mes yeux dans les siens. J'aurais voulu prononcer quelque chose de fin, de bien senti, genre : « La plaisanterie a assez duré » ou : « Libérer : c'est le mot ! » ça aurait eu de la gueule. Ces répliques-là, je les trouve toujours mais trop tard. J'ai eu du mal à articuler deux syllabes. Adieu, j'ai dit. Je n'ai pas serré sa main, molle. Sur le palier, quand la lourde porte cirée a claqué dans mon dos, j'étais plus léger, pas seulement de 360 euros.
    Même pour tout ce fric, je n'aurais pas voulu être à sa place. Avoir des types muets en face de soi, attendre derrière une boîte de kleenex qu'ils prennent la parole ; sous leur mépris ironique les relancer avec des conneries du genre : « Parlez-moi de votre enfance.... Quelles associations vous inspirent l'élément minéral, végétal ? …. Y a-t-il des sons ou des bruits qui vous gênent ? …. Qu'attendez-vous de la démarche que vous entreprenez ?... » Qui peut prétendre que c'est la vie d'un être humain digne de ce nom ? J'ai décidé que cette fois encore je me débrouillerais seul.

                                                         
    Je suis rentré avec les courses. Il était tard. Deux appels en absence : ma mère et la sienne. Le hamster tournait comme un fou dans le silence de l'appartement. J'ai donné à manger, à boire. Dans ma main  il cherchait les caresses. J'ai aéré, mis le gratin de pâtes au four et vidé le reste de la bouteille de wisky dans l'évier. Puis j'ai pris le couloir jusqu'au fond, à droite. Dès que j'ai dépassé la porte bleue, ça a pincé. J'avais encore dans l'oreille la voix contristée d'une collègue au bureau : « Comment ça va ? Tu tiens le coup ? » et la réponse, mon petit rire asséché : « Tu sais, moi, y'a pas grand chose à dire. C'est pour elle que ça doit être bizarre. » Ca faisait quand même quelque chose de penser, derrière la porte, à cette avant-dernière bande de nounours jaunes et roses qui tendaient les pattes en riant à un pan de plâtre nu dans l'obscurité poussiéreuse. Le dernier lé, plié, séchait encore en haut de l'échelle. Je l'avais posé là au moment où elle avait crié. Après, je ne me rappelle plus que la tache bleue de ma salopette arpentant un couloir de l'hôpital. « Ne soyez pas inquiet ; ça arrive souvent pour le premier ; ça n'est pas grave, vous avez le temps.. ».Au retour, j'avais fermé les volets, donné un tour de clef à la porte bleue et malgré les propos lénifiants des médecins, j'avais discuté tard dans la nuit avec Johnnie Walker. Très tard.

                                                 

    La porte n'a pas bougé depuis le matin. Dans son entrebâillement m'attend le fil blanc cotonneux que j'ai ôté de mon pantalon et pas ramassé avant de partir. Un souffle de lumière chaude suinte des volets baissés. Tout au bout du lit, il y a son dos raidi dans l'entassement des draps plissés, poisseux de sueur. Catégorique, elle a refusé que l'on change la toile de lin festonnée et ses mains serrent les jours du trousseau, les broderies initiales compliquées del'arrière-grand-mère aux six enfants, de la gardienne des clefs et des confitures. Atone, elle épuise les heures, barricadée dans l'odeur de son corps. Peu m'importent  le fleuri de l'assouplissant, le lissé du repassage, le pli bien marqué des piles sages. Je me fous de Chanel numéro 5 que je lui ai offert et de tous les autres numéros.Qu'elle me laisse respirer le sel sur sa peau, coller ma petite enveloppe de douleur à la sienne comme le sac d'aspirateur, que j'ai changé hier.
    Je l'ai douchée, séchée. A table elle a enroulé, regardé au bout de la fourchette de grands fils de gruyère se tendre, se déformer, casser brusquement quand l'assiette a eu refroidi. Je me suis levé pour réchauffer les pâtes mais elle a soufflé « non » très vite. Avec son petit sourire amer a engouffré quelques bouchées. Essayait, vraiment, en pleurs. « Ca n'est pas grave, j'ai dit. Pas du tout. Oublie tout ça ! » Pilules bleues, blanches, poudres d'eau. Avaler. M'a regardé gratter les assiettes, les couverts. Au bout de l'égouttoir, l'orchidée au cœur sanguinolent insistait dans l'épanouissement orgueilleux de sa dernière corolle. Il n'y avait rien à faire.
    Comme tous les soirs , on a regardé les informations. Ce soir-là, j'ai refusé qu'elle reste vide, devant le poste, les yeux fixés. J'ai tout éteint ; à côté d'elle, j'ai expliqué. Après le boulot, avant les courses, j'étais retourné à l'agence. Il y avait encore les deux places qu'on nous avait remboursées : l'avion et les quinze jours de traversée ; Des montagnes du Tonkin au delta du Mékong. Son rêve pour nous deux. Elle se souvenait ? Tout ce vert si tendre, en rubans de rizières, cette eau plate, infinie, réfléchissant les nuages sous le ciel ? Les choses n'arrivaient jamais comme on pensait. Jamais ! Elle ferait comme elle voudrait. Moi, je partais. Avec elle, sans elle, je partais. Je voulais voir la mousson parce que la mousson c'est la vie. J'ai ouvert la valise sur le bulgom vert dans la salle à manger. J'ai assis Marion au bord du lit. Ai embrassé son front. « Je t'aime. »   Ai dit je t'aime.J'avais très froid. J'ai posé la camomille fumante sur sa table de nuit, près de la veilleuse allumée. De l'autre côté de la barrière,  je me suis allongé. Ai fermé les yeux. Dehors, elle s'est mise à tomber, la pluie d'été.

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Message  seyne Sam 18 Jan 2014 - 11:27

C'est un beau texte, vibrant de douleur et d'empathie. je crois qu'il faudrait simplement que tu revoies sa lisibilité, parce qu'il m'a fallu plusieurs lectures pour situer chaque scène, comprendre vraiment l'histoire. Or, l'effort qu'on fait pour comprendre vient en compétition avec le ressenti, qui me semble ici le plus important.
Reste pour moi un mystère : la scène avec la psy. Qu'allait-il y faire ? Qui l'y avait (visiblement) contraint ?
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Message  Invité Sam 18 Jan 2014 - 15:05

J'ai fait tilt sur le même passage que Seyne ( hé hé !): curieux ce fantasme de compétition entre l'analyste et l'analysant, comme s'il y avait un enjeu de pouvoir...
Cela mis à part, j'ai trouvé ce texte bouleversant, avec les ellipses et la retenue qui donnent le ton juste et suscitent l'empathie.
J'y reviendrai un peu plus tard.

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Message  jfmoods Sam 18 Jan 2014 - 18:15

Étrange comme ce texte me renvoie à "Ce que je vois" de Vertigo...

-> http://www.vosecrits.com/t14223-ce-que-je-vois?highlight=Ce+que+je+vois

Notamment par la chambre ("bleu layette", là-bas ; ici, figée à "l'avant-dernière bande de nounours jaunes et roses"). Il  y a, dans les deux cas, ces circonstances de l'existence indépendantes de la volonté humaine, indépendantes de l'histoire d'amour, qui font soudain tout basculer. Je repense à cette fin, terrible et si puissamment ciselée, de l'autre texte ("... me noyer dans la gorge éclatante des fenêtres."). Si verbaliser constitue le Saint-Graal de la thérapie, il n'y a parfois aucun moyen d'expulser une détresse aussi abyssale. Cependant, on sent, ici comme là-bas, au-delà de la détresse, une volonté farouche de ne pas céder à la dictature de l'événement, quelle que soit la profondeur de la douleur éprouvée ("l'orchidée au cœur sanguinolent insistait dans l'épanouissement orgueilleux de sa dernière corolle."). Resurgit alors, chez le lecteur, l'image si prégnante de cet écureuil rencontré ailleurs, de cette vie en résistance au coeur d'un désert blanc...

Merci pour le voyage !
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Message  obi Dim 19 Jan 2014 - 14:13

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    Je me rappelle notre retour de la clinique. C'était le début de juin. Midi. J'avais commandé un taxi pour être  à ses côtés. Le sac entre nous sentait le talc et l'asepsie. Le chauffeur avait l'adresse, depuis longtemps. « La radio vous dérange ? » Elle n'a pas répondu. J'ai dit non. Non, bien sûr, c'est égal. Egal aussi la pluie visqueuse, sourde, écrasant la tôle au-dessus de nos têtes. Même si elle avait parlé, je n'aurais rien entendu. Son visage était droit, tendu vers le pare-brise où s'agitaient les essuie-glace, au-delà d'un vieux petit tigre Esso.  Je sentais la route s'étirer misérablement et la blancheur de ses mains pliées sur ses genoux. Après quelques kilomètres, il s'est remis à pleuvoir. Fort. Et moi j'avais envie d'elle.

                                           

    Dans la salle vide ce soir-là, encore plus que d'habitude, tout au fond, il y avait nous entre les toilettes et un juke-box. Personne pour y mettre des pièces. J'aurais voulu juste du bruit, un peu de bruit autour. Que quelque chose arrive. Alex avait essayé le foot, ses moteurs ; ça n'était pas mon truc, il le savait depuis longtemps. Même les actualités. Plus rien. Il était là avec ses yeux immenses et ses gros doigts de cicatrices. La capsule écrasée de sa Leffe radieuse s'enfonçait. J'ai vu l'épingle de sang sous l'arc livide, au bout de ses ongles. Au primaire, il avait le même quand il s'appliquait, copiait sur moi. Avait cassé la gueule à un grand qui m'embêtait.
« ...Alex, non....je t'en prie... » Il a haussé les épaules je crois avec sa petite moue de moustache, cherché mes yeux et quand ça a commencé à couler, tendu le reste de son paquet de mouchoirs. « Maintenant t'écoute, il a dit, Tête de caboche : tu peux pas continuer comme ça ! » Il a eu du mal à retirer de son porte-feuille décousu, de tout au fond, une carte de visite cornée: « J'ai réparé sa bagnole. Un accident de rien du tout. Problème de rétro. J'ai changé la pièce ; une couche de peinture. Comme neuf. Je l'ai trouvée sympa.. Elle a ri : « Moi aussi... je rafistole ...on en est tous là ! » Il a poussé le bristol sous mon whisky. « Celle-là, un autre, je m'en fous...mais fais quelque chose, bordel ! »

                                               


    Deux rendez-vous hebdomadaires pendant le premier mois. Un ensuite. Deux mois de psy. Presque trente euros la séance : « Je n'ai jamais aimé dire « je » » Sept mots en tout et pour tout. Enfin six ! « Je » ne compte que pour un, c'est bien connu. Ils ont beau penser que je ne suis plus dans mon état normal, je sais encore calculer. A peu près. Soixante euros le mot ! Alex  m'avait dit : « Ne t'en fais pas, tu peux te le permettre, tu es fonctionnaire . Fonctionnaire peut-être mais petit. Je n'avais pas les moyens. J'achèterais de beaux cahiers quadrillés et je m'arrangerais pour « coucher par écrit » tout ça. C'est thérapeutique aussi il paraît. Pourtant elle était heureuse la psy. Elle a noté les six mots, à toute vitesse, sur sa feuille blanche volante numérotée, posée sur la chemise jaune. Au-dessus, il y avait mon nom, mes deux prénoms, ma date de naissance et le numéro de sécurité. Sociale. La plume du stylo frémissant d'allégresse s'est à peine soulevée puis lancée dans un commentaire affairé. Mais quand elle a relevé le nez, j'imagine avec son refrain bien huilé : « Oui...Que voulez-vous dire par là ?... Je vous écoute.... », j'étais en train de boutonner mon pardessus. « Je ne veux rien dire. » « Si vous êtes vraiment pressé aujourd'hui, je peux vous libérer plus tôt... »       J'ai enfin posé mes yeux dans les siens. J'aurais voulu prononcer quelque chose de fin, de bien senti, genre : « La plaisanterie a assez duré » ou : « Libérer : c'est le mot ! » ça aurait eu de la gueule. Ces répliques-là, je les trouve toujours mais trop tard. J'ai eu du mal à articuler deux syllabes. Adieu, j'ai dit. Je n'ai pas serré sa main, molle. Sur le palier, quand la lourde porte cirée a claqué dans mon dos, j'étais plus léger, pas seulement de 360 euros.
    Même pour tout ce fric, je n'aurais pas voulu être à sa place. Avoir des types muets en face de soi, attendre derrière une boîte de kleenex qu'ils prennent la parole ; sous leur mépris ironique les relancer avec des conneries du genre : « Parlez-moi de votre enfance.... Quelles associations vous inspirent l'élément minéral, végétal ? …. Y a-t-il des sons ou des bruits qui vous gênent ? …. Qu'attendez-vous de la démarche que vous entreprenez ?... » Qui peut prétendre que c'est la vie d'un être humain digne de ce nom ? J'ai décidé que cette fois encore je me débrouillerais seul.

                                           

    Je suis rentré avec les courses. Il était tard. Deux appels en absence : ma mère et la sienne. Le hamster tournait comme un fou dans le silence de l'appartement. J'ai donné à manger, à boire. Dans ma main  il cherchait les caresses. J'ai aéré, mis le gratin de pâtes au four et vidé le reste de la bouteille de wisky dans l'évier. Puis j'ai pris le couloir jusqu'au fond, à droite. Dès que j'ai dépassé la porte bleue, ça a pincé. J'avais encore dans l'oreille la voix contristée d'une collègue au bureau : « Comment ça va ? Tu tiens le coup ? » et la réponse, mon petit rire asséché : « Tu sais, moi, y'a pas grand chose à dire. C'est pour elle que ça doit être bizarre. » Ca faisait quand même quelque chose de penser, derrière la porte, à cette avant-dernière bande de nounours jaunes et roses qui tendaient les pattes en riant à un pan de plâtre nu dans l'obscurité poussiéreuse. Le dernier lé, plié, séchait encore en haut de l'échelle. Je l'avais posé là au moment où elle avait crié. Après, je ne me rappelle plus que la tache bleue de ma salopette arpentant un couloir de l'hôpital. « Ne soyez pas inquiet ; ça arrive souvent pour le premier ; ça n'est pas grave, vous avez le temps.. ».Au retour, j'avais fermé les volets, donné un tour de clef à la porte bleue et malgré les propos lénifiants des médecins, j'avais discuté tard dans la nuit avec Johnnie Walker. Très tard.

                                                 
    La porte n'a pas bougé depuis le matin. Dans son entrebâillement m'attend le fil blanc cotonneux que j'ai ôté de mon pantalon et pas ramassé avant de partir. Un souffle de lumière chaude suinte des volets baissés. Tout au bout du lit, il y a son dos raidi dans l'entassement des draps plissés, poisseux de sueur. Catégorique, elle a refusé que l'on change la toile de lin festonnée et ses mains serrent les jours du trousseau, les broderies initiales compliquées de l'arrière-grand-mère aux six enfants, de la gardienne des clefs et des confitures. Atone, elle épuise les heures, barricadée dans l'odeur de son corps. Peu m'importent  le fleuri de l'assouplissant, le lissé du repassage, le pli bien marqué des piles sages. Je me fous de Chanel numéro 5 que je lui ai offert et de tous les autres numéros.Qu'elle me laisse respirer le sel sur sa peau, coller ma petite enveloppe de douleur à la sienne comme le sac d'aspirateur, que j'ai changé hier.
    Je l'ai douchée, séchée. A table elle a enroulé, regardé au bout de la fourchette de grands fils de gruyère se tendre, se déformer, casser brusquement quand l'assiette a eu refroidi. Je me suis levé pour réchauffer les pâtes mais elle a soufflé « non » très vite. Avec son petit sourire amer a engouffré quelques bouchées. Essayait, vraiment, en pleurs. « Ca n'est pas grave, j'ai dit. Pas du tout. Oublie tout ça ! » Pilules bleues, blanches, poudres d'eau. Avaler. M'a regardé gratter les assiettes, les couverts. Au bout de l'égouttoir, l'orchidée au cœur sanguinolent insistait dans l'épanouissement orgueilleux de sa dernière corolle. Il n'y avait rien à faire.
    Comme tous les soirs , on a regardé les informations. Ce soir-là, j'ai refusé qu'elle reste vide, devant le poste, les yeux fixés. J'ai tout éteint ; à côté d'elle, j'ai expliqué. Après le boulot, avant les courses, j'étais retourné à l'agence. Il y avait encore les deux places qu'on nous avait remboursées : l'avion et les quinze jours de traversée ; Des montagnes du Tonkin au delta du Mékong. Son rêve pour nous deux. Elle se souvenait ? Tout ce vert si tendre, en rubans de rizières, cette eau plate, infinie, réfléchissant les nuages sous le ciel ? Les choses n'arrivaient jamais comme on pensait. Jamais ! Elle ferait comme elle voudrait. Moi, je partais. Avec elle, sans elle, je partais. Je voulais voir la mousson parce que la mousson c'est la vie. J'ai ouvert la valise sur le bulgom vert dans la salle à manger. J'ai assis Marion au bord du lit. Ai embrassé son front. « Je t'aime. »   Ai dit je t'aime.J'avais très froid. J'ai posé la camomille fumante sur sa table de nuit, près de la veilleuse allumée. De l'autre côté de la barrière,  je me suis allongé. Ai fermé les yeux. Dehors, la pluie d'été s'est mise à tomber.





P.S: merci à vous . C'était posté trop vite (retaillé dans une idée plus vaste, différente...) En espérant qu'au moins ce n'est pas pire!

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Message  seyne Dim 19 Jan 2014 - 15:02

Oui, là c'est vraiment bien. On suit bien l'histoire, on comprend comment vient le passage chez le psy, et on comprend la soudaine, instinctive position de refus : ne pas aller du côté de la "pathologisation" du malheur. Aller du côté de l'acte libérateur.
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Message  Sahkti Dim 26 Jan 2014 - 8:42

Les deux versions me plaisent, avec un petit coup de coeur pour la part de mystère entretenue dans le premier essai. J'apprécie particulièrement cette manière de raconter en prenant le temps, en décrivant, en conservant un regard presque extérieur sur le récit et en même temps, en le vivant de l'intérieur. Ce mélange proximité-distance me semble tout à fait réssi et apporte beaucoup à l'histoire. Le lecteur ne se sent pas exclu, il entre dans le récit et pourtant, il aime rester là à observer, à contempler, comme au théâtre ou au cinéma.
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