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Si tu es un homme...

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Message  obi Mer 21 Jan 2015 - 9:16

Le volatile excité avait fini de sautiller mais l'éclat  de la bataille saturait encore ses yeux qui clignaient violemment.
         «  Tu veux le récupérer ? Viens donc le chercher ! Ça se règlera ce soir derrière l'étang aux ajoncs. »
Avec détachement, Armand regardait son blouson fraîchement confisqué par un lieutenant du petit coq de basse-cour qui se pavanait, appuyé à la colonne centrale du préau. Détaillait, très calme, chaque élément de la scène. Ne jamais oublier. Rien. Il se l'était promis : ni le bien ni le mal. Il le savait maintenant : il y en a toujours un qui s'efface plus vite.
  « Je ne viendrai pas. » Il avait marqué un temps , d'une voix un peu lasse, précisé encore, comme pour se convaincre lui-même : « Tu sais que je ne me bats jamais... » Au-dedans, c'étaient rage et tremblements ; quelque chose, de son ventre, hurlait comme à chaque fois : « Chiffe molle ! Vas-y ! Mais vas-y donc si tu es un homme !» Puis il avait tourné le dos et le refrain habituel, nasillard, avait jailli :

                                    C'est Aar-mand, le fils à sa maa-man !
                                    Fais gaffe, petit Pan-pan, mon Aar-mand !


Derrière, le chœur des filles gloussait, se tortillait sottement. Amélie était là aussi, en retrait. Il la sentait qui s'effaçait déjà.

       Presque cinquante ans plus tard, pourquoi était-ce ce souvenir d'été cuisant qui lui revenait, à ce moment-là, dans le froid, dans le brouillard ? Il avait toujours torturé les pourquoi, les comment aussi. A défaut de comprendre les autres, ou même les choses, il pouvait s'examiner. C'était son terrain de jeux à lui. Chaque moquerie, chaque raillerie, chaque barre de sourcils froncés, il les avait disséquées, expliquées, assimilées. Écouter, observer, analyser. Et se taire.

        Pendant les années dures, Amélie l'avait aidé quelquefois à ranger chez lui, à laver, à ramasser la mère, lorsque le beau-père foutait le camp après avoir tout cassé. Elle n'en avait jamais rien dit aux autres : il n'avait pas eu besoin de le demander. C'était surtout par ses silences qu'il avait appris à la connaître. Ses silences, bien plus éloquents que les ricanements malsains des braillards du préau. Elle non plus ne demandait rien, savait qu'il n'aurait pu l'aider contre son père ni contre son grand-frère. Les soirs après l'école étaient pour eux, souvent aux étangs ou près de la cabane du chemin de fer. Armand lui montrait le dictionnaire de la cave de la voisine, un vieux Larousse rouge imprimé en janvier 1952. Trois samedis, il avait trimballé un fouillis de bassines en fer-blanc, de caisses en bois, lourdes, et de vieux tissus, des habits dont  madame Louise avait fini par se débarrasser maintenant que son Joseph était mort à la mine.
         Quelques pages étaient arrachées mais sur d'autres, collées à la couverture, en noir et blanc, Amélie et lui regardaient s'envoler la caravelle SE-210, l'avion à décollage vertical Convair XFV-1. A l'arrière, juste avant de refermer le dictionnaire, il y avait un globe aplati, zébré des lignes aériennes mondiales : LE  CAIRE – COPENHAGUE Kastrup DAKAR , Yoff. L'Europe avait été déchirée et l'humidité avait mangé l'Asie mais il restait VARSOVIE, Okesie. Alors, dans le silence entre deux trains, Amélie et lui levaient la tête vers le ciel ou regardaient danser les cygnes derrière les ajoncs, écoutaient brumeux les canards cancaner. Il aimait le chien de madame Louise, qui trottinait sur leurs pas, sa fourrure jaune et pelée par plaques, ailleurs hérissée en bataille.  Amélie y passait des doigts rêveurs, le chatouillait à travers ses larmes. Même sans blouson, Armand avait toujours un mouchoir pour elle .
               Côte à côte, des années durant, ils avaient regardé. Et puis elle s'était mariée à un lointain cousin de la ville. Elle avait annoncé les fiançailles à Armand avec dans la voix comme une trace de question. Elle avait les yeux grands tendus, pleins de reproche, de beaux yeux bruns, frangés de longs cils. Comme souvent, de saisissement et de rage impuissante, il avait rougi sous sa peau mate, sa peau de gitan elle disait avec un sourire plein de douceur. « Ci-trouille »l'avaient nommé jadis les petits coqs en le narguant : « Si-i ! Trouille ! » Il ne pouvait rien lui promettre malgré son envie. Il ne pouvait pas partir. Elle savait qu'il y avait le bureau de tabac. La mère n'y arrivait pas seule, qui buvait de plus en plus. Il avait les poings serrés dans les poches de son nouveau blouson, plus mince et frappait obstinément un caillou en tournant autour de la pièce d'eau. Ça avait eu du mal à passer ses lèvres, à cause de la honte mais il l'avait dit : « Si un jour je peux faire quoi que ce soit d'autre pour toi, n'hésite pas... » Elle l'avait obligé à s'arrêter, à lever le menton. Face à lui, elle avait fixé ses yeux, un temps long de larmes, dans un de leurs beaux silences, hoché la tête avec application. Elle avait murmuré distinctement : « Armand, tout ça je sais. »et, pour la première et la dernière fois, l'avait embrassé sur la joue avec la tendresse qu'il avait toujours attendue de sa mère. Ils ne s 'étaient pas revus.
        La mère avait sombré, lentement. Il voyait dans la glace de la salle de bains et entendait craquer dans l'escalier, leur vie, chaque matin. Un jour, sur le calendrier, notée en rendez-vous chez le médecin ou le percepteur, il n'était plus resté que la sienne. Jusque tard, le soir, il vendait les journaux, les grilles du loto, les paquets de cigarettes parce que tout le monde a le droit de rêver à des cow-boys surtout dans un nuage de fumée. Il retournait aux étangs promener un petit chien gringalet, un étrange perdu mais débrouillard, resté planté devant la porte de la Louise, bien après l'enterrement. Il attendait sa gamelle.
        Ce chien laid était jeune encore. C'était le genre collant ; gentil mais collant. Armand l'avait prévenu : « Maintenant je suis libre, tu comprends ? Ne me regarde pas comme ça ! J'ai le droit de faire ce que je veux. Je ne te dois rien. » Le chien penchait la tête sur le côté le regardait gravement et repartait trottiner au bord de l'eau évitant les sifflements courroucés des cygnes. Il suivait les canards avec envie mais s'arrêtait toujours avant de plonger la patte dans l'eau. C'était un chien tout gris que Armand avait nommé Citrouille. La bête aimait les caresses rugueuses et odorantes des pêcheurs qui l'avaient adoptée.
          Bientôt Émile passerait relever les lignes que Armand distinguait encore du haut du pont sur le fleuve. Il trouverait Citrouille fourrageant dans les roseaux de l'étang, à côté du barrage. Tout était réglé, enfin à sa place, surtout les deux larges pierres plates où paressaient les amoureux en été, juste sous le pont. Armand soupira . Désormais plus rien n'avait d'importance. John Wayne  souriait, lui tendait les rênes. Bientôt il galoperait dans les plaines à l'ombre du fameux stetson et le brouillard du soir montant ombrait son front d'une gravité qui n'était plus seulement la sienne. Calant son pied gauche dans l'étrier, il enfourcha sa monture.
          Un hennissement de frayeur absolue le figea sur le parapet. Il ne voyait rien. Un instant  il eut la tentation de n'avoir rien entendu. On ne pouvait pas lui demander ça ! Mais à travers l'obscurité cotonneuse, il avait déjà reconnu le glapissement de Citrouille qui gigotait dans le sillage d'un cancanant indigné, agitait ses pattes, follement. Cet idiot allait se noyer pour sa première baignade. « Tant pis ! À chacun ses problèmes ! J'en ai assez ! » Armand oscillait sur sa selle, les yeux grand ouverts sur l'immensité trouble et tentante.
          Ce fut bref, les grands yeux bruns du corniaud , humides, aux longs cils, l'envahirent soudain. « Tu veux le récupérer ? Viens donc le chercher ! Ça se règlera ce soir derrière l'étang aux ajoncs... » Son cœur battait à tout rompre. Une voix de femme, balbutiante, résonnait autour de lui. Il s'entendit la rassurer : « Si un jour je peux faire quoi que ce soit pour toi, n'hésite pas. » Il était déjà au bas des escaliers, pataugeait, agrippant au jugé des contours sombres dans l'eau froide, si froide... Il entendit encore Citrouille-au canard s'ébrouer sur la berge. Ouf ! « Tu parles d'un conte de fées ! » Elle souriait, soulagée, le grattant entre les deux oreilles. Il faillit éclater de rire mais il avait très mal soudain dans son bras gauche. Très mal dans le brouillard. « Amélie... »

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Message  'toM Jeu 22 Jan 2015 - 16:48

Grat grat grat.....

J'aime bien les personnages. Ils sont cohérents, ils ont une "logique", une personnalité.
J'aime bien aussi l'interférence avec les seconds rôles, seconds plans, le Convair XVF, le calendrier avec les rendez-vous, le chien devant sa gamelle. Plus que de la brume au dessus d'un étang ou de la tendresse dans un regard, ce sont ces points de rencontre qui font la vérité d'un texte, dans ma façon de lire un texte comme le tien.

L'écriture ('tention, pas expert en littérature, eh?), elle est soignée. Un peu trop (ah oui, je sais, la paille et la poutre...).
Dés que par moment tu serres la longueur des phrases, ça fonctionne. Ça concentre. Je pense que ça pourrait être un peu plus souvent.
Quelques épithètes ne sont pas indispensables -je digère très mal les épithètes.
Dernière question que je me te pose. Le temps. L'utilisation du couple imparfait/plus que parfait,
est-ce que tu peux regarder avec le présent/passé simple, juste comme ça, pour voir. C'est un peu comme un tableau où tu ravives les couleurs en enlevant le vernis.

Bon, moi et ce que j'en dis....


'lut
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