LOISEAU : Bruissement d'elle

Episode 6
Bruissement d’elle

Deux heures de boulot mais résultat impeccable. La licence de détective de Fred Loiseau était comme neuve ! Une pointe de colle, quelques morceaux de scotch, une once d’habileté et les huit petits morceaux ne faisaient à nouveau qu’un. Je le comprends, se disait Loiseau. Débarquer à l’aéroport de Genève juste après le premier cas de grippe aviaire en Romandie, présenter sa carte de détective au nom de Loiseau en guise de papier d’identité et déclarer venir de Milan ne faisait pas très sérieux ! En même temps, le douanier suisse aurait pu se contenter de la lui rendre au lieu de la déchirer.

Enfin, après ce petit travail manuel, il avait décidé de se reposer un peu ! Son enquête milanaise ayant tourné au vinaigre, il n’était pas encore temps d’écrire LE polar qui devait, il en était convaincu, le révéler au grand public. Perfide, son chat, était allongé de tout son long en travers du canapé. Pas question de déranger la Bête en pleine sieste, principe de précaution oblige ! En guise de repos, ce serait donc une promenade sur les quais, histoire de profiter des premiers rayons de soleil printanier.

Le petit appartement que Wanda lui avait loué était bien sympathique et surtout bien situé, à deux pas d’une jolie rivière bordée de tilleuls, l’Arve, et tout proche de Carouge, une petite ville d’origine sarde attenante à Genève ! Il regrettait de s’être disputé avec elle en rentrant de Milan. Pour une fois qu’elle l’accompagnait en voyage... Comme à l’habitude, elle ne voulait pas s’occuper de ses affaires administratives, il n’avait qu’à se débrouiller ou trouver une secrétaire et comme à l’habitude, elle avait finalement cédé et lui avait trouvé ce pied à terre. Par contre, pas moyen de la convaincre de lui garder son chat ! Il avait été obligé de l’emmener avec lui : douane vétérinaire, griffures et traversée de l’aéroport avec un fauve énervé de 5 kilos, engoncé dans une caisse ! Un vrai bonheur !

Sa nouvelle enquête ne l’emballait pas. Si elle semblait financièrement très intéressante, le client étant une banque suisse réputée, le fond de l’affaire restait tout de même très ennuyeux, les faux documents et autres usurpations d’identités se révélant largement moins palpitants que les passions et les amours milanaises. En plus, en déjà presque trois jours d’enquête, il n’avait quasiment rien trouvé.

Bref, Loiseau pensait à tout autre chose qu’au travail quand il sortit du vieil immeuble pour entamer sa petite balade. Et il fut ainsi bien étonné de recevoir un magistral coup sur la nuque qui l’envoya durablement somnoler sur le trottoir tiédi par le soleil de mai. Finalement, une petite sieste … pourquoi pas ?

**********

- Mais Monsieur, voyons ! Pressé ou pas, détective ou pas, ça n’a rien d’une urgence ! vociféra l’infirmière, à bout de nerfs. Soit vous attendez tranquillement qu’on ait un moment pour vous, soit vous rentrez directement chez vous ! Un peu de glace ou de Synthol et hop, au dodo !

Loiseau décida de ne pas insister. Il n’était pas trop d’accord, il avait mal au crâne mais elle avait tout de même l’air très en colère. Cette énorme bosse pouvait bien cacher un hématome sous dural ou une dangereuse fracture mais elle était tout de même bien jolie alors il retourna s’asseoir à côté du vieux monsieur au regard clair.

- Elle n’a pas l’air commode lui dit celui-ci.
- Ah, ça ! Vous pouvez le dire !
- …
- Mais dites moi, vous n’avez pas l’air d’être là pour une urgence non plus ! J’espère que vous n’allez pas passer avant moi sous prétexte de votre âge.
- Oh vous savez, j’ai tout mon temps. Je ne suis pas là pour me faire soigner. Je viens juste récupérer les affaires de ma femme. Les infirmières m’ont appelé pour que je passe les chercher. Elle est morte ici … samedi.
- Oh, pardon, vraiment pardon ! Je suis désolé …
- Pas de quoi jeune homme, pas de quoi ! Elle était bien malade, elle voulait partir depuis longtemps déjà...

Sur ces mots, une infirmière, passablement énervée, entra dans la salle d’attente et appela d’une voix volontairement haute :

- Service vétérinaire pour Loiseau !

Loiseau rougit, un peu vexé, et se leva sans un mot. Alors qu’il s’apprêtait à la suivre, le vieux, rieur, lui donna une carte de visite cornée en l’enjoignant de lui téléphoner le lendemain, sans faute ! pour affaire ! Loiseau baissa les yeux sur la carte et put lire :

«Père Huche André– presbytère protestant des Pâquis – rue du valais 12 – 1211 Genève – Tel : (022) 735 75 75 »

Un père veuf avec une carte de visite, on aura tout vu !

**********

Quand Loiseau s’éveilla après une nuit de sommeil tourmentée, cette bosse décidément très douloureuse, il pensa tout de suite au père Huche. Il n’avait aucune envie de ranger l’appartement à peine plus en désordre après le passage de ses agresseurs de la veille et encore moins envie de se remettre à cette affaire bancaire qui lui avait déjà coûté trois jours d’ennuis, une visite aux urgences et une migraine pire qu’une première gueule de bois. Bref, il avait trouvé un prétexte pour s’évader un peu.

Après un longue somnolence sur une terrasse de la place de Sardaigne, il quitta la compagnie de son café noir et du torchon local, pour se diriger vers le quartier des pâquis. Dix neuf minutes de tramway comme promis par le serveur et il était à destination. Au milieu du Pigalle genevois, se tenait l’église la plus insolite qu’il lui avait été donné d’observer : totalement ronde, entièrement bétonnée, sans fenêtre évidente. Interloqué, Loiseau pensa un moment faire demi-tour.

- Encore une secte ? La carte de visite annonce pourtant un culte protestant ! Bah, de toute façon, c’est ça ou paperasse et arnaque bancaire !

Et il se présenta au presbytère, caché derrière l’immense boule de ciment. Il n’eut que quelques minutes à attendre avant que le père Huche ne se rende disponible. Le vieil homme ne semblait pas surpris et avait gardé le même sourire que celui de la veille quand ils s’étaient quittés.

- Comment allez vous Loiseau ? Et cette bosse … ?
- Ca va, ça va !
- …
- Et donc vous vouliez me parler affaire ?
- Ah oui, c’est vrai ! Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez boire quelque chose ?
- Non, non, merci.
- Des gâteaux peut être ?
- Non, non, merci.
- Un petit chocolat ?
- Non merci, rien ! Je ne veux rien !

A ce moment là, le détective commençait déjà à regretter de s’être fourré dans ce guêpier. Le père Huche devait simplement être un petit vieillard souffrant de la solitude et il avait trouvé un gentil pigeon à qui causer ! Voilà ce que Loiseau avait en tête avant que ne débute l’exposé de l’Affaire. Madame Henriette Huche avait donc définitivement quitté son mari quelques jours plus tôt. Leur union avait duré près de cinquante ans. Et pourtant, ce mariage célébré en 1959 avait failli ne jamais avoir lieu. En 1957, André Huche, encore séminariste avait donné beaucoup de son temps à une association d’aide à l’apprentissage de la lecture.

- Oh, vous savez, tout était très scolaire à l’époque, on ne parlait pas du plaisir de la lecture et on s’en tenait à des livres dits officiels.
- La bible ?
- Non, non, pas seulement des écrits religieux. Nos élèves … Enfin, je dis élèves mais ce n’étaient pas des écoliers, ils étaient tous adultes ou adolescents. Bref, nos meilleurs élèves lisaient Hugo, Rousseau ou Voltaire et même Malraux, quand il fut ministre. Ce n’était pas facile pour eux et …
- Hum Hum ! Si on pouvait en venir assez vite aux faits car j’ai laissé mon chat dans ma chambre et …
- Oh oui, pardonnez-moi je m’égare facilement ! Donc c’est à cette association que j’ai rencontré Marguerite. Elle était bien jeune également, elle avait un caractère totalement opposé à celui d’Henriette. Marguerite avait une voix formidable, sensuelle, chaude et fragile à la fois, laissant deviner une petite touche de gaieté, un petit grain de folie. Elle travaillait parfois à la radio où elle lisait des classiques de la littérature francophone. Cette année là, elle avait enregistré le dernier prix … euh comment déjà … Bretaudot, je crois, non ?
- Euh peut être ?
- C’est pas le Goncourt … Bon sang, qu’est-ce que c’était ?
- C’est vraiment important ?
- Me semble que ça finissait pas o !
- Le Nobel, le Pulitzer, un oscar peut être …
- RENAUDOT ! C’est le Renaudot !
- Ouf !
- Oui, le dernier Renaudot, « La modification » de Butor.

Ce livre, ou plutôt cette émission radiophonique, avait tout de suite emporté André Huche. Lui qui se voyait, comme le narrateur de Butor, pris entre deux femmes, deux choix, s’était immédiatement identifié. Mais il avait fait, lui aussi, le choix de la raison et avait dit adieu à la belle Marguerite. Depuis lors, il n’avait cessé de s’interroger : que serais-je devenu si …Aurais-je été plus heureux … Où était elle ? Mais son respect pour Henriette l’avait retenu d’entreprendre des recherches pour retrouver celle qui, il s’en était rendu compte trop tard, était vraiment son seul amour. Alors il avait déniché l’enregistrement de Butor et il l’avait écouté encore et encore, jusqu’à le connaître par cœur.

- Mais aujourd’hui, Henriette est partie. Et comble du hasard, vous tombez du ciel ! Un détective tout droit échappé d’un roman de Chandler ! Bien sûr, vous n’avez pas l’allure de Marlowe mais bon, pourquoi pas… Ne bougez pas, je reviens !

Et le vieil amoureux s’en alla chercher une cassette audio sur laquelle il avait reproduit le précieux enregistrement. Il la donna à Loiseau avec cérémonie :

- Prenez ceci ! Je ne connais que son prénom, je n’ai que sa voix et pourtant il faut que vous la retrouviez, ne serait-ce que pour que je puisse lui dire au revoir, m’excuser…
- C’est un peu maigre comme indice !
- Combien voulez-vous ?
- Il ne s’agit pas d’argent ! C’est juste que… Enfin, ça fait longtemps et puis…
- Vous y arriverez, j’en suis sûr ! Vous avez envie de m’aider, je le sens, sinon vous ne seriez pas là !

Il avait raison. Loiseau accepta l’affaire !

**********

Après cet entretien d’embauche réussi, Loiseau avait un petit creux et entra dans un troquet, Les Brasseurs, pour se remplir la panse avant que d’utiliser ses neurones. Puis il se dit que c’était peut-être le moment d’appeler Wanda. Elle décrocha dès la deuxième sonnerie, elle n’avait pas l’air beaucoup plus calme qu’à l’aéroport de Milan.

- Qu’est ce que tu veux encore ? Je suis pas seule, je travaille !
- J’ai un service à te demander.
- T’es gonflé, dis donc ! Tu pourrais au moins commencer par t’excuser !
- M’excuser !!! Alors là, c’est toi qui y vas un peu fort ! C’est tout de même toi qui …
- L’amoureux, la papesse et le pendu.
- Quoi ?
- Ce n’est pas à toi que je parle, Loiseau ! J’ai aussi une vie, tu sais ! Je ne suis pas là à attendre tes coups de fil !… Pardon, Madame, je vais abréger !… Bon, vas-y balance ton histoire, on s’expliquera plus tard !
- Il me faut une adresse, je dois retrouver un nom dans des archives radiophoniques et je ne sais pas où chercher et j’ai pas pris le numéro de Al…
- Ok, je te rappelle !

Et elle raccrocha sans un mot de plus.

- Pour Monsieur, ce sera ?
- Pardon ?
- Que désirez-vous prendre ?
- Ah oui, euh… Quel est le plat du jour ?
- Aujourd’hui, nous avons papet vaudois ou schubling rösti.
- ???
- Sinon, nous avons aussi des filets de perches ou…
- Ok pour les filets de perches !
- Et avec ça un petit fendant ou un amigne ?
- Hein !… Une bière fera l’affaire.

Putain, c’est pire qu’à Milan ! Ils causent pas italien mais je comprends pas plus !

**********

Loiseau avait à peine terminé son déjeuner quand Wanda l’appela.

- Quai Ansermet, une grande tour de 17 étages. Sont en train de la vider, elle est bourrée d’amiante. Tu prends le tram 15 depuis l’étoile ou tu te paies un plan et tu y vas avec tes petites jambes, c’est pas loin de ton appart.
- Ok ! Tu remercieras Al pour…
- T’es abruti ou quoi ? Tu crois tout de même pas qu’Al connaît ta ville d’horlogers et de banquiers ! C’est moi qui me suis coltinée tes recherches, c’est à moi qu’on dit merci ! Ah, ça, pour dire merci, t’es jamais là sauf quand il s’agit d’une jolie brune milanaise alors là, tu remercies, tu donnes de ta personne, tu…

Loiseau raccrocha et éteignit son portable pour ne pas subir les assauts de Wanda. Il la connaissait bien, mieux valait laisser passer quelques jours et tout s’arrangerait tranquillement. Peut-être aurait-il même droit à une réconciliation sous la couette. Quoi qu’il en soit, direction la tour infernale à la recherche de la Marguerite perdue…

**********

- Pardon Madame, j’aurais une question importante à soumettre au responsable des archives radiophoniques…
- Oui… C’est pour quoi ?
- J’aurais une question importante à soumettre au responsable des archives radiophoniques…
- Oui… Qui demandez-vous ?
- Le responsable des archives radiophoniques
- Oui… Et vous êtes qui ?
- Fred Loiseau, français et détective.
- Ah ! Encore un Français ! Vous croyez coaaa , qu’on rentre ici, on claque des doigts et on voit qui on veût ! Faut prendre reindez-vous ! Z’avez pas ça en France, les reindez-vous ! Bon sang, au moins quand j’étais à Berne, j’avais moins de Français …*
- Eh ben dites-moi, y a pas que l’amiante qui faudrait virer d’ici !
- Pardon ! De bleû, mais ça va pas ou bien ! M’en vais vous appeler la sécurité moi, ça va pas trainéye !..

Et chose promise, chose due, elle composa le numéro en question pendant que Loiseau s’avançait vers les ascenseurs, espérant trouver seul ses archives.

- Allo, passez-moi Michel Blöcher !… Alloo, Michel, faut que tu m’envoies quelqu’un, j’ai un gusse qui vient de m’agresséye !


Allez, les archives, c’est toujours au sous-sol ! Direction étage –1. L’ascenseur s’ouvrit sur un couloir grisâtre où quelques portes rouges semblaient conduire à des locaux techniques. De toute évidence, l’intuition était mauvaise. Un gars en bleu de travail se présenta alors en face de lui, il baragouina une sorte de bonjour et se posta devant l’ascenseur pour remonter. Loiseau lui dit s’être trompé en appuyant, ne récoltant en réponse qu’un grognement poli si tant est qu’un grognement puisse être poli.

Le badge du gars indiquait Postrovic, nettoyeur. Celui-ci ne parlait à l’évidence pas le français et c’était bien dommage car il aurait pu indiquer à Loiseau le chemin des archives et… Vlan !… Etage 0, Loiseau stoppé net dans ses réflexions, saisi par un gros malabar au T-Shirt moulant, et éjecté sans ménagement sur le trottoir.

- T’as bien compris L’moineau ! Tu reviens plus embétéye Marie-Théye ! Sinon, je vais passer la panosse avec ta gueûle…
- Ok, ok, pas la tête si possible ! J’ai encore une belle bosse …
- M’en fous de ta bosse, tire-toi !
- Oh là, du calme ! Dis-moi mon gros, c’est quoi la panosse ?

Et Loiseau de lui envoyer un magistral coup de pied dans la zone sensible, celle située juste entre la poche où il met ses clés et celle où il range sa monnaie. Le securitas s’écroula à son tour en gémissant.

- Alors, Blöcher, encore envie d’expulser quelqu’un ? fanfaronna Loiseau avant de s’enfuir bien vite car on ne sait jamais, un facho peut en cacher un autre.


* note de l’auteur : ici, l’orthographe est approximative, ceci pour rendre compte de l’accent fortement « typique »

**********

- Allo Wanda !
- Encore toi !
- Dis-moi, t’aurais pas une autre adresse où je pourrais me renseigner ?
- Pourquoi, la tour s’est écroulée ?
- Non, mais disons que j’ai eu quelques divergences de vue avec le personnel et vaudrait mieux pas que j’y retourne !
- T’es vraiment impossible ! J’veux même pas en savoir plus, t’as qu’à te débrouiller un peu, c’est toi Sherlock Holmes ! Moi, j’suis que Watson, c’est moi la nunuche de l’histoire… Et pis, la prochaine fois que tu m’appelles, commence par t’excuser pour Milan ! Ce coup-ci, c’est moi qui raccroche !


Me voilà dans de beaux draps pensait Loiseau en traversant le pont des Acacias ! Comment retrouver la trace de cette Marguerite sans nom de famille, sans adresse, sans rien… Son téléphone sonna au moment précis où une mouette venait de lui tacheter son épaule gauche.

- Wanda ?
- Non Loiseau, c’est pas Wanda ! C’est Monsieur Wirth de l’UBS !Vous vous souvenez, le pigeon qui devait vous payer grassement à rien faire !
- Aaaah, Monsieur Wirth ! Je pensais justement à vous appeler…
- Ne mentez pas Loiseau ! Ca fait 4 jours que j’attends de vos nouvelles !
- A peine 3 jours et demi…
- Vous n’avez évidemment rien trouvé et en plus vous vous moquez !
- Pas du tout !
- On m’avait pourtant prévenu : « les détectives, c’est bon pour les romans… »
- Justement, vous êtes romand, non ?
- …

Et à nouveau, Loiseau se retrouva seul en ligne, à écouter le bip bip de fin de communication. Décidément pas un bon jour pour enquêter. Enfin, au moins, maintenant, plus de risques de se faire assommer de bon matin, il ne lui restait plus qu’une petite affaire pépère.

**********

Loiseau rentra donc à son appartement de location. Ainsi mis à sac, il ressemblait à son appartement parisien. Un petit coup de blues ! Déjà presque un mois qu’il n’était pas rentré dans son quartier, le Trompe l'Oeil et ses habitués lui manquaient… Quoique…

Dans un roman de Connelly, il aurait sorti une bonne bière du frigo, aurait mis un vieux cd de jazz et serait sorti sur sa terrasse sur pilotis pour contempler Los Angeles et son brouillard pollué. Mais ce soir là, le frigo était vide, la terrasse donnait sur une cour intérieure et il n’avait qu’un vieil enregistrement de 1957 à écouter. Et c’est ce qu’il fit après s’être assuré que Perfide dormait tranquillement dans l’autre pièce. Une demi-heure plus tard et Loiseau dormait à poings fermés, affalé sur le canapé du salon. Marguerite avait une bien jolie voix mais ce Léon Delmont dont il était question était trop mou, trop indécis, que de considérations longues pour prendre une décision si simple… Ca ne valait pas un bon vieux Hammett !*

Le froid de la nuit pénétrant par la fenêtre ouverte le réveilla. Un 04:04 bleuté scintillait juste en face de lui. La nuque figée par le courant d’air lui promettait un torticolis coriace et ses reins fatigués et douloureux se vengeaient d’avoir dormi sur le vieux sofa. Il alla fermer la fenêtre et se transporta, vieillard courbé, vers sa chambre ! Perfide avait investi les lieux pour la nuit ! Lové au milieu du lit, il ne semblait pas d’humeur à partager sa couche. En retournant au salon, Loiseau s’aperçut alors qu’il avait un message sur son portable :

« Ai pitié de toi ! Va voir Marielle L… demain 10h - Av. Krieg 33 – Vieille connaissance à qui ai fait qq prédictions qq années + tot - mari bosse à la TSR, peut t’aider. J’t’aime qd même ! Wanda. PS : TOUCHE PAS A MARIELLE »

La nuit était finalement plus belle que le jour et Loiseau retourna s’allonger sur son canapé de torture.

* Dashiell Hammett :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dashiell_Hammett
http://www.lire.fr/critique.asp/idC=47055/idR=217/idTC=3/idG=4


**********

Le lendemain à 10h27 très précise, il sonnait au numéro 33. Une petite caméra fixée sur le mur de la grande bâtisse l’observait. Le quartier n’avait rien de commun avec celui des Pâquis visité la veille. Avant d’arriver à l’adresse recherchée, il était successivement passé devant les ambassades française, portugaise et espagnole. Larges trottoirs, immeubles cossus de 3 étages, petits squares ombragés, caméras de surveillance partout, Mercedes, Lexus, Cayenne et autres 4X4.

Une voix fatiguée l’invita à entrer et monter l’escalier. Une jeune femme brune, de taille moyenne, l’attendait en haut des marches.

« Touche pas à Marielle ! » résonnait sans cesse dans sa tête depuis qu’il l’avait vue. Déshabillé de soie blanche, elle ne devait pas être levée depuis longtemps et ne semblait nullement gênée de l’accueillir dans cette tenue légère.

- Wanda m’a prévenue que vous seriez sûrement en retard ! J’en ai profité pour dormir un peu plus longtemps.
- Pas de soucis, vraiment pas de soucis.
- Elle m’a aussi parlé de vos talents de séducteur, donc je vous mets tout de suite en garde au cas où : suis mariée, heureuse et fidèle…

Et voilà, douche froide, libido au placard, terminé, rangées les breloques… Reste le plaisir des yeux et Marguerite…

- Asseyez-vous ! Vous prendrez bien quelque chose ? Il est un peu tôt pour une Guinness ou un whisky, mais j’ai un thé Taylors of Harrogate parfait pour le réveil.
- Un thé, parfait, acquiesça Loiseau, guettant la transparence de la soie blanche.
- Donc vous cherchez quelqu’un et mon mari pourrait vous aider ?

Deuxième douche froide, le mari qui s’invite dans la conversation.

- Oui, oui, effectivement. Il est ici ?
- Non, il est actuellement en déplacement mais il connaît tout le monde à la TSR et donc, un simple coup de fil…
- Ah ! Parfait !…
- Et donc ?

Loiseau lui raconta alors l’histoire de Marguerite et du Père Huche, de l’enregistrement… Rien de tel qu’une jolie histoire d’amour pour attendrir une jolie dame. Marielle semblait bien plus douce qu’au départ. Il regretta de ne pas avoir parlé de sa bosse horriblement douloureuse et de sa lutte héroïque avec le cerbère facho.

- Ecoutez, c’est d’accord ! Je l’appelle dès que possible, il se renseigne et je communiquerai le résultat des recherches à Wanda.
- Merci, vraiment merci ! Mais si vous voulez, vous pouvez m’appeler directement.

- Pas la peine et puis, ça me fait toujours plaisir de parler à Wanda.
- Ah ! Mais…
- Sur ce, excusez moi, mais je suis très en retard et je vais devoir vous laisser…

Loiseau se leva à contrecœur ! Rien à faire, elle ne céderait pas. Il regarda son thé encore fumant, il l’avait à peine touché, se retourna et se dirigea vers la porte tout en jetant un dernier regard en arrière. Marielle l’observait en souriant et lui adressa un petit au revoir accompagné d’un clin d’oeil qui le rassura un peu sur son pouvoir de séduction. Enfin, juste un peu…

**********

La nouvelle tomba sur le coup de midi ! Wanda appela Loiseau pour lui apprendre que Marguerite avait été identifiée, elle se nommait Duval et avait réalisé des enregistrements pour la radio suisse pendant trois ans avant de devenir femme au foyer après son mariage avec un riche notable genevois, Léon Gossel. Malheureusement, selon les informateurs du mari de Marielle, elle ne serait plus de ce monde depuis déjà dix ans. Enfin, ils n’étaient pas complètement sûrs, ils confondaient peut-être avec une autre personne. Une pneumonie doublée d’une insuffisance cardiaque auraient ainsi eu raison d’elle, terminant une vie tout ce qu’il y a d’ordinaire : un mariage, heureux semblait-il, deux enfants, la retraite et puis le bout du chemin. Elle résiderait maintenant au cimetière des rois à Genève.

Loiseau était catastrophé par cette nouvelle. Comment le père Huche allait-il le prendre ? Fallait-il d’ailleurs seulement lui dire ? lui mentir ? Marguerite serait devenue une journaliste internationale et vivrait maintenant au Pérou ? ou épouse d’un milliardaire japonais ? ou ermite en Afrique ou… Que faire ? Que faire ?

Il n’avait pas le choix, il devait lui apprendre la vérité mais tout d’abord, il fallait évidemment vérifier l’info !

**********

Le cimetière des rois ressemblait à un parc. Le béton, le marbre et le fer forgé laissaient la place principale aux pelouses, chênes, peupliers et conifères. Les tombes, espacées, renvoyaient l’image de petits monuments, jolis agréments de décoration d’allées dédiés à la promenade. Mais le calme, le vide de ce jour de semaine emplissaient Loiseau d’une torpeur glacée. Quelle que fût la beauté de l’endroit, il n’aimait pas la proximité des morts. Dans ce silence, il ne percevait que l’absence de cris d’enfants, de jeux et de joies. Un cimetière ne serait jamais un parc. Les vies des Naville, Richard et autres Bouvier restaient figées sur ces marbres que Loiseau s’obligeait méthodiquement à regarder. Au sortir de la zone B, une dame âgée l’observa longuement, à distance, mi surprise, mi apeurée par cette présence incongrue dans ce parc de vieillesse et de douleurs. Il trouva la stèle dans la zone G :

« Marguerite Gossel, née Duval (1937 - 1995) - Chaque mot écrit est une victoire contre la mort *»


* Michel Butor

**********

Dix-neuf minutes de tramway plus tard, et il était devant l’église. La vieille dame qui lui ouvrit l’installa dans une petite salle d’attente et revint quelques instants plus tard.

- Il ne va pas tarder, Monsieur…
- Loiseau, Fred Loiseau.
- Je ne crois pas vous connaître, pourtant je connais tous les amis de mon mari
- Pardon, vous dites ? Votre mari ?
- Oh oui, pardon, je me présente, Henriette Huche !
- Vous êtes Henriette Huche ?
- Oui, pourquoi ?
- J’ai rencontré votre mari aux urgences, il y a deux jours et…
- Ah oui, il y va une fois par semaine pour le suivi de sa maladie auprès du Pr. Füster. Ca lui fait du bien, vous savez ! Ca lui fait un repère dans le temps et ça l’oblige à se souvenir, à sortir, s’orienter seul. Bien sûr, avec Alzheimer, on ne va jamais mieux mais on peut au moins essayer de ne pas aller plus mal.

Henriette n’était donc pas morte ! Le père Huche lui avait-il sciemment menti ou… ? Il avait pourtant l’air tout à fait normal, en pleine possession de ses facultés intellectuelles.

- Ah ! Le voilà qui arrive ! André, voici Monsieur Loiseau lui dit-elle ! Je vous laisse.
- Bonjour Monsieur !
- Bonjour Père Huche !
- Vous désirez ?
- Je viens vous parler de Marguerite…
- De qui ?
- De Marguerite, voyons ! Vous ne me reconnaissez pas ?
- Je devrais ?

Bon, finalement, ce serait peut être mieux ainsi, pas de mauvaises nouvelles à annoncer, plus de veuf, plus d’enquête…

- Non, non, nous nous sommes juste déjà croisés.
- Ah oui, sans ça je me souviendrais. Donc qu’avez-vous à me dire à propos de cette Magritte.
- Euh non, Marguerite !
- Comme vous voudrez.
- Eh bien, je voulais me confesser ! Voyez-vous, c’est une femme mariée et heureuse de l’être et…

Et Loiseau broda, inventa, confessa. Le père Huche avait l’air ravi, probable qu’il n’avait plus beaucoup de visites. En sortant de l’église, Loiseau n’avait qu’une hâte :

Manger un morceau et filer, oublier la Suisse et rentrer voir Wanda, histoire d’entamer un autre petit voyage à deux, dans sa caravane.

FIN

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite. Ou alors vraiment, c’est juste un petit clin d’oeil ;-)

J'aime le titre ! ;-)
Le reste : très agréable à lire, bien écrit, ça coule tout seul, sans heurts, bon équilibre entre les parties racontées et les dialogues ou les pensées de Loiseau.
Bien trouvé le Père Huche... :-)))
Et pour une enquête minable, en voilà bien une de minable, mais ça faisait partie du cahier des charges ! ;-)
Même qu'il en rate une autre avec un banquier suisse. On voit que tu les adores ceux-là..
Saura-t-on un jour pourquoi Loiseau s'est pris un coup derrière la tête au point de se retrouver aux urgences ?
Ce que j'aime bien aussi c'est comment tu réussis à rendre tous tes personnages attachants. Je les visualise bien, grâce à quelques mots bien placés. Bravo.
Oui, celle-là aussi d'aventure méritera de figurer dans le futur recueil VE !
Merci Charles.

"rue du valais 12 – 1211 Genève": 1202 Genève
"la compagnie de son café noir et du torchon local": Le Matin?? :)))
"Les Brasseurs": c'est à... heu... 60 mètres de chez moi!!
"papet vaudois": hé hé, le truc digeste par excellence!!
(PS: tu sais que rue Chaponnière, y a un resto qui s'appelle le Milan?)
"je vais passer la panosse avec ta gueûle": héhéhé!!!
"Alors, Blöcher, encore envie d’expulser quelqu’un": HAHAHAHAHAHA!!! MDR!!! (même si le personnage, le vrai, ne prête pas à rire du tout)

Charles, je pense que je vais profiter de ton épisode sans doute plus que beaucoup d'autres, parce que c'est plein de références pour initiés et évidemment, ça me plaît bien ça!
Et puis merci pour le joli clin d'oeil! C'est tout vrai ce que tu dis sur mon mari

J'aime bien ton texte, même si je lui reproche peut-être d'être un peu trop "propret", presque scolaire dans sa rédaction, mais te connaissant, c'est sûrement que tu as voulu faire au mieux et le retravailler jusqu'à ce que ça soit parfait. Du coup, ça casse sans doute un peu la spontanéité et empêche la langue d'être réellement vivante à toutes les lignes.
Sinon, j'aime bien, vraiment, la simplicité et le côté touchant qui s'en dégagent. Loiseau est très humain, fragile, un trait de caractère qui lui sied bien.

Merci Charles!

héhé ! c'est sûr que l'on profite plus si l'on connait le lieu. J'ai hésité un peu à élaguer les références, clins d'oeil aux lieux et puis en fait, je les ai laissé car en tant que lecteur, j'aime quand un récit "policier" est vraiment situé ... Bref, les non-genevois n'ont plus qu'à venir à Genève pour quelques vacances !!

connait pas le Milan !
Le torchon = le Matin évidemment !

pour tout te dire et même tout vous dire, je trouve aussi mon texte un peu "propret". Au départ, je pensais plutôt à une narration à la 1ère personne et puis finallement, j'ai choisi un narrateur extérieur mais du coup, je me suis rendu compte que c'est une "contrainte" qui me gène un peu, je raconte trop, j'enchaine moins facilement les passages dialogués, je deviens trop lisse ...

Mais je n'ai pas dit mon dernier mot ! Je sais pas si c'est autorisé par le règlement mais j'ai vraiment envie d'écrire un autre épisode moins sage, plus fou à la 1ère personne. Peut être l'enquète de Milan !

Charles a écrit:Mais je n'ai pas dit mon dernier mot ! Je sais pas si c'est autorisé par le règlement mais j'ai vraiment envie d'écrire un autre épisode moins sage, plus fou à la 1ère personne. Peut être l'enquète de Milan !

Bonjour Charles.
Je ne suis pas un porte-parole... n'empêche que je te dis : GO !
Je suis certain que ce serait jouissif de lire ce que tu annonces ! (mon rêve...)

Charles, ne te gêne surtout pas pour écrire un autre épisode!

fin de première lecture et je ne sais pas trop quoi penser de ce loiseau.
parfois trop écrit, parfois trop peu.
les lieux sont bien rendus, les personnages un peu trop vides
J'ai eu l'impression de me balader à travers un récit fait de sens cachés, de fausses pistes; avec cette marguerite, héroïne de Goethe, qui vit à la emma et meurt à la gauthier; qui lit du butor; recherchée par un loiseau-bosch privé de panorama. un sacré éventail.
j'ignore même si je n'ai pas rêvé ces allusions.
Trop, trop peu
je viens juste dire que "je ne sais pas", mais que j'attends l'enquête de milan avec impatience.
ps: j'aime bien le nouveau personnage - marielle c'est ça? - et pense qu'il a du potentiel (pourquoi pas une série pour lui seul)

killgrieg a écrit:ps: j'aime bien le nouveau personnage - marielle c'est ça? - et pense qu'il a du potentiel (pourquoi pas une série pour lui seul)

tu nous en écrirais un épisode?

J'ai lu tout du long et ce fut une lecture agréable.
Peut-être trop d'attachement a évoquer les lieux et pas assez à approfondir les personnages.
Mais comme tu l'as dit concernant Loiseau, c'était probablement plus difficile sans le "je" donc vraiment fonce si tu as l'envie de nous en proposer un autre épisode à la 1ère personne du singulier.
Ceci dit la 3ème personne ne m'a pas gênée. Juste peut-être un peu trop les références géographiques qui ralentissent un peu le récit.
En tout cas le personnage du père Huche m'a bien plu et j'ai pas senti arriver la fin. Donc chouette.

A mon tour. :o)
Charles, d'abord merci d'avoir comblé ce vide que je laisse depuis longtemps en n'arrivant pas au bout du mien, de Loiseau.
Ton texte: une histoire sympa, avec des personnages sympas (pas d'épicier, mais...), des pistes peut-être à exploiter, des situations à développer. Et pourtant, ton Loiseau a sa petite longueur. En réalité, j'ai trouvé ton texte un peu trop "village dans les nuages", un Loiseau beaucoup plus désintéressé, plus lisse, plus propre que dans les précédents. Et si ton texte se lit aisément, glisse sans marche sur laquelle on trébuche, avec plaisir, il me semble être trop "gentil" pour un polar, comme si Loiseau hésitait entre héros et anti-héros. Et choisissait trop la version gentleman courageux... Du moins à mon goût.
C'est pourquoi (et ravie par ton visible enthousiasme), j'attends l'aventure de Milan avec impatience. Où j'espère que tu te lâcheras, sans barrière. :o)

J'ai bien aimé cet épisode !
Le style est agréable, fluide, j'ai aimé cette histoire, particulièrement la très bonne fin - que j'adore -.

Donc quelques remarques (quand même) :

Le style : C'est alerte, agréable. Il n'y a pas de formules ou de phrases choc, néanmoins pas mal d'humour, quoiqu'on soit parfois à la limite de l'abus de jeu de mots (enfin je dis ça, je pratique aussi ce genre d'abus !). Pas mal dialogué du tout, certains passages même excellents. Un détail : A mon sens, il y a peut-être un petit abus de points d'exclamations ! :-)

Sur l'histoire : L'histoire d'une sous-enquête me plait énormément. J'aurais bien aimé que l'enquête de la banque soit un peu plus développée (mais pas forcément plus claire).

Pour les personnages, ils sont vivants, mais ils ne réagissent pas assez à mon avis par rapport la situation, tu donnes assez peu souvent leurs pensées ou leurs petits gestes (qui pourraient être éventuellement décalées). Je rejoins aussi le très bon avis de Blue sur héros/antihéros.

Je pense que tu pourrais creuser plus dans les failles des personnages, sans pour autant donner dans le style de Kill, aller un peu plus loin.

Je proposerais un truc (c'est à voir) pour réaliser ça :
Exprimer les pensées des personnages, et décrire leurs gestes/attitudes, particulièrement hors du contexte narratif. Que ça grippe un peu, comme dans la vie. Que tu ailles interroger un côté plus obscur, ou plus faible de tes personnages, sans pour autant y répondre.

Malgré cette réserve, j'ai trouvé le tout vraiment bien, harmonieusement conduit, agréable. C'est un bon boulot et un bon texte.

Le récit est bien construit, l’enquête bien menée, elle suscite l’intérêt du lecteur tout au long du texte. J’aime bien l’idée de cette histoire d’amour manquée… Tu nous emmènes dans les quartiers que tu connais, on s’y promène avec Loiseau sans jamais s’y perdre. L’aspect « couleur locale » est peut-être juste un peu trop accentué, presque caricaturé parfois.
D’autre part, il y a quelques notes d’humour qui dynamisent et humanisent l’histoire mais je trouve que dans l’ensemble tout ça manque de mordant : tu racontes d’une façon claire, chronologique, logique mais du coup ça donne souvent un aspect un peu lisse, presque terne, déshumanisé à ton récit comme à tes personnages.
J’ai passé malgré tout un bon moment de lecture et apprécié les modifications apportées au texte.