Le Chant des Polonaises
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Lucy
High_Voltage
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Le Chant des Polonaises
La lande pliait sous un zéphyr vengeur, ardent à réparer les offenses. Sur la caillasse épaisse du chemin poisseux, délabré, creusé d’ornières abyssales, titubait une créature chétive, enroulée dans une cape de bure grossière que la froideur transperçait. Courbée, tête baissée, le regard cloué au sol, la bannie ne pensait pas ; elle se mouvait lentement dans ce carnage, identique à celui des premiers jours du monde, respirant l’âcre tornade qui couchait l’horizon. La terre se retournait, s’éboulait, élevait des autels et creusait des tombes en un vibrant hommage au surnaturel céleste. Sans but, sans espoir, aliénée, elle se laissait pénétrer de l’irréductible tourbillon, consentante et blessée, s’abandonnant éperdument aux volutes impalpables de ce viol psychique. Une rafale siffla, emportant le capuchon ; elle ne s’aperçut de rien. Du sang coulait de la tempe droite, retenant quelques cheveux bruns. D’autres pierres l’avaient peut-être atteinte ; elle ne savait pas. Mais les voix souterraines, pleurant tout un ciel de morts, accablaient son esprit en s’entrecoupant sans cesse, comme au tribunal, recouvertes quelquefois par les beuglements farouches du premier magistrat, tout boursouflé d’importance et de corruption malsaine, approuvé sans réserve par les huées sauvages de l’assistance en hémicycle, hideuse, vendue, organique, véritable parterre animal, vaste amphithéâtre primitif et jouisseur. Toutes ces paires d’yeux lubriques, insensés, dans les parages de la psychose, toutes ces langues assassines, toutes ces faces révulsées qui pourchassaient l’exception lui rappelaient son infirmité radicale, consubstantielle, comme un présent du démon. Elle crut dans le lointain distinguer une file d’énormes voitures noires, un cortège de corbillards surpeuplés, dont les cochers, étirés vers la nuit tombante, glosaient ou déclamaient des litanies sataniques. Comme une maniaque ou comme une folle, au nadir de l’existence, quoiqu’ils eussent bientôt disparu, elle avançait vers eux, contre l’élément, imaginant toujours pouvoir mourir plus loin.
Elle rencontra la sente et la suivit, accompagnée par le trauma névrotique du choléra vainqueur, des cloques évidentes, des charniers purulents, le banquet des rapaces ; et la terre ensevelissait quelques centaines de paillards qui infectaient sa surface. Les inquisiteurs tenaient leurs bûchers tout prêts, brandissant leurs torches inquiétantes pour la révélation : la fille de la lune épandait des vapeurs de tombeau, de ces fumées blanches suspendues dans l’air et qui putréfiaient les corps. Des rochers dévalaient la pente, des rochers à visage humain, saillants, tordus, accusateurs, prélude au jugement dernier, sur la passerelle entre les mondes. Elle émergea sur la crête, baignée des lueurs fantômes dispensées par son astre ; le pavage disparaissait sous une herbe folle, hagarde, échevelée. Elle regarda devant, elle regarda derrière, vit le même espace et s’y engouffra, sous les bourrasques. La procession macabre se confondait dans les ténèbres, laissant dans son sillage une violence impalpable, toutes les colères d’un requiem. Sur le branchage évidé d’un arbre mort, deux yeux rougeoyants de charognard nocturne fixaient l’exilée ; l’animal ulula, premier spectateur de la damnation. S’écorchant la peau sur la route inégale, affaiblie, loqueteuse, égarée, elle fouillait sa démence à la recherche de la nécropole, masquée à mi-hauteur par l’opacité de brumes inaltérables. Et plusieurs heures, sur plusieurs lieues, elle s’orienta d’instinct, par l’inaudible écho des survivants qui s’échinaient avec leurs outils, dans la tranchée, la rage au ventre. Le vent rapportait les murmures du pasteur luthérien qui sauvait les âmes, sur le rivage du dernier fleuve, juste au bord des enfers. Dans un rayon blême, le portail apparut, noir, sinistre, glacé, mais béant, horriblement large, orifice vomitoire d’où s’exhalaient les relents putrides de la décomposition scrofuleuse. Elle rejeta la tête en arrière pour mieux ressentir la douleur dans sa poitrine ; sa crinière s’échappa, sauf les mèches qui se noyaient dans le sang. Tout à coup, secouée de sanglots hystériques, elle comprit ce qu’elle faisait là ; elle vacilla. La chair parcourue de spasmes terribles, d’impuissance exacerbée par la résurrection des espoirs, saccadée de pulsions premières, elle parcourait un ciel nouveau, dévasté, vide à présent, avec pour tout éclairage les couleurs transversales et sanguinolentes de l’apocalypse. Un instant d’incertitude, puis l’éblouissement : cette étoile infime, insaisissable, évanescente, là-haut, qui refusait de s’éteindre… La béance du cimetière l’avala.
« Ah, mais ce que c’est que d’être là, de n’être pas tout à fait mort, et de se rappeler la vie, les sourires, les prévenances d’une sœur et les tendresses d’une mère, les baignades dans l’étang sous les grands peupliers, avec cet îlot de bonheur à l’écart du village, les robes, les fêtes, les gros musiciens congestionnés qui jouaient faux, et les merveilles de ce violoncelle hongrois, la mazurka qui reprenait, enfiévrée, virevoltante, sous les bottes des bûcherons et les sabots des paysannes ; puis l’abomination noire, les plaies ouvertes, les écailles, la purulence, les atmosphères catarrhales, les membres amputés, tout sanguinolents, les béquilles de fortune, les invalides, qui tombaient tout de même, qui pourrissaient là, évacuant leurs odeurs, les uns sur les autres, surenchère abjecte, les charretées de cadavres gangrenés, respirant encore, pour un peu de temps, et la responsable, et l’accusée, et la défense, et les trous dans la terre, rebouchés jusqu’au cou, les cailloux qui pleuvaient, le râle énorme et suraigu, qui venait de la gorge, des tripes, du cœur, de la sœur lapidée, pour rejoindre l’innommable, la charretée de cadavres gangrenés, respirant encore, pour un peu de temps, jusqu’à la fosse ; ce que c’est que de se rappeler tout cela, de tomber dans la fosse, les membres dévissés, l’horreur au-dessus, l’horreur en-dessous, brune, sombre, palpitante, sans visage, grouillant en pagaille, monceau d’éventrés ravagés d’infection, de sentir sur soi les chairs tuméfiées, décomposées, les moignons immondes, de s’empaler sur ces os mis à nu, jaunâtres, térébrants, et de regarder Dieu, de ne rien voir, qu’un carré de ciel redevenu bleu, apaisé, sans entendre les coassements des corbeaux nécrophages excavant d’abord les yeux, arrachant le nerf pour picorer l’intérieur, de ne plus rien comprendre que ce carré de ciel bleu, de n’être pas tout à fait mort et de se dire : j’étais en vie. » Juste à l’instant où ce petit esprit se vidait, une silhouette s’immisça dans le carré de ciel bleu ; la sorcière ; maman.
Elle rencontra la sente et la suivit, accompagnée par le trauma névrotique du choléra vainqueur, des cloques évidentes, des charniers purulents, le banquet des rapaces ; et la terre ensevelissait quelques centaines de paillards qui infectaient sa surface. Les inquisiteurs tenaient leurs bûchers tout prêts, brandissant leurs torches inquiétantes pour la révélation : la fille de la lune épandait des vapeurs de tombeau, de ces fumées blanches suspendues dans l’air et qui putréfiaient les corps. Des rochers dévalaient la pente, des rochers à visage humain, saillants, tordus, accusateurs, prélude au jugement dernier, sur la passerelle entre les mondes. Elle émergea sur la crête, baignée des lueurs fantômes dispensées par son astre ; le pavage disparaissait sous une herbe folle, hagarde, échevelée. Elle regarda devant, elle regarda derrière, vit le même espace et s’y engouffra, sous les bourrasques. La procession macabre se confondait dans les ténèbres, laissant dans son sillage une violence impalpable, toutes les colères d’un requiem. Sur le branchage évidé d’un arbre mort, deux yeux rougeoyants de charognard nocturne fixaient l’exilée ; l’animal ulula, premier spectateur de la damnation. S’écorchant la peau sur la route inégale, affaiblie, loqueteuse, égarée, elle fouillait sa démence à la recherche de la nécropole, masquée à mi-hauteur par l’opacité de brumes inaltérables. Et plusieurs heures, sur plusieurs lieues, elle s’orienta d’instinct, par l’inaudible écho des survivants qui s’échinaient avec leurs outils, dans la tranchée, la rage au ventre. Le vent rapportait les murmures du pasteur luthérien qui sauvait les âmes, sur le rivage du dernier fleuve, juste au bord des enfers. Dans un rayon blême, le portail apparut, noir, sinistre, glacé, mais béant, horriblement large, orifice vomitoire d’où s’exhalaient les relents putrides de la décomposition scrofuleuse. Elle rejeta la tête en arrière pour mieux ressentir la douleur dans sa poitrine ; sa crinière s’échappa, sauf les mèches qui se noyaient dans le sang. Tout à coup, secouée de sanglots hystériques, elle comprit ce qu’elle faisait là ; elle vacilla. La chair parcourue de spasmes terribles, d’impuissance exacerbée par la résurrection des espoirs, saccadée de pulsions premières, elle parcourait un ciel nouveau, dévasté, vide à présent, avec pour tout éclairage les couleurs transversales et sanguinolentes de l’apocalypse. Un instant d’incertitude, puis l’éblouissement : cette étoile infime, insaisissable, évanescente, là-haut, qui refusait de s’éteindre… La béance du cimetière l’avala.
« Ah, mais ce que c’est que d’être là, de n’être pas tout à fait mort, et de se rappeler la vie, les sourires, les prévenances d’une sœur et les tendresses d’une mère, les baignades dans l’étang sous les grands peupliers, avec cet îlot de bonheur à l’écart du village, les robes, les fêtes, les gros musiciens congestionnés qui jouaient faux, et les merveilles de ce violoncelle hongrois, la mazurka qui reprenait, enfiévrée, virevoltante, sous les bottes des bûcherons et les sabots des paysannes ; puis l’abomination noire, les plaies ouvertes, les écailles, la purulence, les atmosphères catarrhales, les membres amputés, tout sanguinolents, les béquilles de fortune, les invalides, qui tombaient tout de même, qui pourrissaient là, évacuant leurs odeurs, les uns sur les autres, surenchère abjecte, les charretées de cadavres gangrenés, respirant encore, pour un peu de temps, et la responsable, et l’accusée, et la défense, et les trous dans la terre, rebouchés jusqu’au cou, les cailloux qui pleuvaient, le râle énorme et suraigu, qui venait de la gorge, des tripes, du cœur, de la sœur lapidée, pour rejoindre l’innommable, la charretée de cadavres gangrenés, respirant encore, pour un peu de temps, jusqu’à la fosse ; ce que c’est que de se rappeler tout cela, de tomber dans la fosse, les membres dévissés, l’horreur au-dessus, l’horreur en-dessous, brune, sombre, palpitante, sans visage, grouillant en pagaille, monceau d’éventrés ravagés d’infection, de sentir sur soi les chairs tuméfiées, décomposées, les moignons immondes, de s’empaler sur ces os mis à nu, jaunâtres, térébrants, et de regarder Dieu, de ne rien voir, qu’un carré de ciel redevenu bleu, apaisé, sans entendre les coassements des corbeaux nécrophages excavant d’abord les yeux, arrachant le nerf pour picorer l’intérieur, de ne plus rien comprendre que ce carré de ciel bleu, de n’être pas tout à fait mort et de se dire : j’étais en vie. » Juste à l’instant où ce petit esprit se vidait, une silhouette s’immisça dans le carré de ciel bleu ; la sorcière ; maman.
High_Voltage- Nombre de messages : 150
Age : 32
Date d'inscription : 17/06/2009
Re: Le Chant des Polonaises
Une écriture dense au service d'une plume élégante, ou peut-être est-ce le contraire. ^^
Vous avez le goût des mots, le talent de ressusciter des termes peu usités dans les écrits de notre temps et, pour cela, merci.
Vous avez le goût des mots, le talent de ressusciter des termes peu usités dans les écrits de notre temps et, pour cela, merci.
Lucy- Nombre de messages : 3411
Age : 46
Date d'inscription : 31/03/2008
Re: Le Chant des Polonaises
Voilà qui met en appétit! Que va-t-il advenir? Écriture racée, mais ce n'est pas une découverte. Impatient de la suite.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 66
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Le Chant des Polonaises
Ouf, ça arrache ! Vous excellez aussi dans l'horreur ; attention toutefois à vos suites de trois adjectifs, je les trouve un peu trop fréquentes. (D'ailleurs, d'une manière générale, peut-être serait-il intéressant d'alléger juste un poil le texte en adjectif, tel quel je le trouve à la limite de l'auto-parodique).
Invité- Invité
Re: Le Chant des Polonaises
Lyrique, implacable,échevelé et maîtrisé,puissant, terrifiant, beau.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Le Chant des Polonaises
Que de richesse dans le texte, d'élégance dans la plume... bravo High Voltage!
J'ai aimé la luxuriance de l'ensemble, ces phrases longues pleines d'ampleur (mais attention à l'excès), l'allure générale du récit qui sonne grandiloquent... ha oui, ça a de la gueule !
J'ai aimé la luxuriance de l'ensemble, ces phrases longues pleines d'ampleur (mais attention à l'excès), l'allure générale du récit qui sonne grandiloquent... ha oui, ça a de la gueule !
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Le Chant des Polonaises
C'est vrai que de lire ce genre de texte te donne un bon coup de pied au derrière.
Besogneux de mon état, je retiens quelques belles images, en élimine d'autres.
Besogneux de mon état, je retiens quelques belles images, en élimine d'autres.
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
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