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Un Noël 1928

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Message  ubikmagic Ven 18 Déc 2009 - 18:24

... Mutti s’était surpassée. Elle avait fait cuire une oie, accompagnée de chou rouge et de pommes de terre. Mais surtout, il y avait, en abondance, ce boudin frit au saindoux dont je raffolais ; j’en ai pris une grosse part et comme personne ne faisait attention à moi, je m’en suis resservi. Le dessert était constitué de toutes sortes de gâteaux. Ceux que j’avais aidé à confectionner, avec les petits emporte-pièces ; mais également, du Marzipan, le Christollen, et la maison en pain d’épices.

Je dévorais comme un ogre, confusément conscient du fait que je cherchais, à travers cette gloutonnerie, à masquer mon mal être. L’atmosphère me paraissait plus ou moins morose : mes parents échangeaient peu, s’efforçaient d’affecter des mines joyeuses mais guère convaincantes. Mon père, absent, mastiquait consciencieusement, plongé dans des préoccupations intérieures. Mutti semblait malheureuse. Soucieuse de préserver avant tout l’illusion d’un climat de fête, elle jouait les mères attentionnées, distribuait force sourires, mais son regard était éteint, voilé, elle laissait passer des incidents qu’en temps normal elle aurait sanctionné. La tenue d’Ida à table s’était relâchée, moi je m’empiffrais... Une ambiance de laisser aller, de renonciation, planait sur la famille. Je remarquai notamment qu’à aucun moment mes parents n’entraient en contact physique l’un avec l’autre. Oui, ils s’évitaient ; plus je les observais, plus cela me paraissait évident.

Après le repas, nous restâmes un moment dans la salle à manger. Même Ida fut autorisée à veiller.

Depuis quelque temps, nous avions un gramophone que mon père avait rapporté au retour d’un congrès à Berlin. Nous écoutâmes Siegfried. J’étais, comme toujours, envoûté par la musique. Mutti, assise sur le canapé, avait pris ma sœur sur ses genoux. Celle-ci finit par s’endormir, pelotonnée. Moi j’étais à ma place habituelle, sur le tapis, près du fauteuil paternel. A mes pieds s’étalaient mes soldats de plomb, ceux qu’oncle Fritz m’avait offert quelque temps avant. La cheminée me chauffait les jambes, j’avais l’estomac plein. J’ai fermé les yeux, grisé d’opéra et de graisses cuites. Je me laissais porter par les chœurs ; je me représentais une gigantesque bataille opposant deux armées. J’étais quelque part au milieu, j’assistais aux charges, aux contre-attaques, mais plus en spectateur que participant. Le souffle héroïque me happait, je me saoulais d’une imagerie chevaleresque qui déferlait en moi, au rythme des cymbales, des roulements de tambours.

Quand vint le moment d’aller se coucher, je me sentais un peu lourd, mais j’étais content de ma soirée. Wagner m’avait changé les idées.

Au cours de la nuit, je fis un curieux rêve : nous étions, Franz et moi, des combattants terrés dans une tranchée. Nous attendions l’ennemi, qui restait dissimulé, prêt à donner le coup de grâce. Notre bataillon avait été décimé. Autour de nous, les cadavres de nos compagnons d’armes disparaissaient peu à peu, aspirés par la boue. Aucune issue n’était possible : nous étions cernés non seulement par les lignes adverses, mais de plus, un champ de mines nous en séparait. Pour l’instant le calme régnait, mais je redoutais le moment où les tirs recommenceraient.

Franz semblait tranquille. Il réfléchissait. Plus je m’inquiétais de notre sort, plus il me répétait : on s’en fout, camarade. Toujours cette phrase qui clôturait toute discussion, à laquelle je ne trouvais rien à répondre.
Je le voyais qui furetait, qui reniflait les bords de la fosse, alors que peu à peu la lumière déclinait. Allions-nous rester jusqu’au lendemain dans ce bourbier ? Crever lentement, de faim, de froid, de soif, dans les ténèbres ? Mais que fabriquait-il ?

Il s’était mis à creuser. Je finis par lui demander ses intentions. Il se contenta de grogner :

- Suis-moi, si tu ne veux pas mourir !

Avec vigueur, il plantait ses ongles dans la glaise grasse, l’extirpait pour en faire tomber des paquets. Les mottes dégringolaient dans les flaques, recouvraient les défunts, s’entassaient au pied de l’excavation. Franz était devenu comme fou. Il me faisait penser à ces chiens qui, une fois qu’ils ont commencé à fouiller le sol, s’excitent graduellement jusqu’à l’hystérie, ne se calmant que lorsque ils ont déniché leur proie. A présent, il se servait de ses mains comme des pelles, il broyait la terre froide avec sa gueule, comme enragé. Et cette agitation me gagnait. Oui, il était possible de forer un tunnel, de s’échapper ainsi. Quand on aurait dépassé le camp adverse, on aviserait.

Je me faufilai à côté de lui et moi aussi, je griffai, je mordis l’argile, indifférent à l’obscurité, à la touffeur, aux débris qui peu à peu m’emplissaient la gorge.

Pris de frénésie, nous étions tous deux retournés à un état primitif de bêtes traquées. Pas question de se laisser piéger, nous allions éviter la curée. Les masses de tourbe molle s’abattaient sur mon visage, j’en avais dans les yeux, qui me brûlaient, mais aussi sur la langue, tout mon palais en était envahi…

Je me levai et en un instant, je compris que j’allais vomir. J’avais trop mangé. Le boudin était là, qui ne demandait qu’à ressortir, suivre le trajet en sens inverse. Déjà, un spasme me tordait. Je n’eus pas le temps d’arriver à la porte. En un gargouillement atroce, plié en deux, je rendis le contenu de mon estomac sur les lattes du plancher. Ma main s’appuyait contre la cloison et j’avais à peine la force de rester ainsi, agenouillé, penché sur ce repas partiellement digéré, à l’odeur insoutenable. J’étais parcouru de sueurs froides, je tremblais, je maudissais ma goinfrerie. Sous mes yeux, les débris noirâtres s’accumulaient, mêlés de bile, de restes de pommes de terre.

La séance dura un bon moment. Mais je savais que ça n’était pas fini. J’étais encore encombré. Il me fallait reprendre des forces, absolument.

Incapable de me traîner jusqu’au lit, je me laissai aller, le dos au mur, à quelques centimètres de la flaque. Je regardais mes pieds nus qui dépassaient du pyjama à rayures et je me trouvais bien fragile, faible, pitoyable. Dans la lueur vague de la lune, ma peau paraissait aussi blanche que les tasses d’un service à thé. Tout tournait autour de moi, j’étais pris de vertiges. Je sentais que la suite venait, qu’elle montait, montait…

Dans la seconde qui suivait, j’étais à nouveau penché, en train de me vider lamentablement.

Enfin, je fus à peu près en état de bouger. J’étais frigorifié, mais ce qui me dérangeait le plus, c’était ce goût aigre qui ne me quittait plus. Je me redressai, chancelant, et décidai d’aller boire un verre d’eau dans la cuisine. Je descendis prudemment l’escalier, en me tenant à la rampe.
En passant près du salon, j’entendis parler. Mes parents étaient-ils encore réveillés ?

Je les surpris au pied du sapin : elle avec un déguisement de pompier, lui une poupée en porcelaine dans les bras. Ils ont eu l’air catastrophés, comme deux cambrioleurs interrompus en plein larcin. Mon père me décocha un regard courroucé :

- Qu’est-ce que tu fais là ? Remonte te coucher !
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Message  Invité Ven 18 Déc 2009 - 18:39

Ah ! Ben voilà des souvenirs de Noël comme je les aime ! Plus sérieusement, j'ai beaucoup aimé ce texte à la narration maîtrisée, où tout sonne vrai (à l'exception, peut-être, du fait que le gamin remarque que ses parents évitent tout contact physique ; cela dépend de son âge, bien sûr, d'être capable de noter ce genre de choses : quel âge a-t-il ?).

Bref, j'ai trouvé l'ensemble vraiment très bon.

Mes remarques :
« Une ambiance de laisser-aller »
« ceux qu’oncle Fritz m’avait offerts »
« nous étions cernés non seulement par les lignes adverses, mais de plus, un champ de mines nous en séparait » : je trouve la proposition bancale, déséquilibrée
« ne se calmant que lorsquils ont déniché leur proie »

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Message  Plotine Ven 18 Déc 2009 - 18:42

Ce texte me touche beaucoup.
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Message  Invité Sam 19 Déc 2009 - 9:41

Ce texte m'a touché. J'ai aimé l'écriture maîtrisée au service d'une ambiance oppressante, quasi malsaine, quasi claustrophobique, je trouve, souvenirs qui reviennent crus, dérangeants, et ce boudin dégurgité, comme on vomit la tendresse de la cellule familiale...

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Message  Rebecca Sam 19 Déc 2009 - 10:09

Un texte fort qui prend aux tripes.
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Message  Arielle Sam 19 Déc 2009 - 11:01

Un Noël glauque sur lequel plane des non-dits assez angoissants. Comme le contenu de l'estomac du narrateur, les époques et les rôles tournoient et se mélangent, créant une sorte de vertige très bien rendu.
Je me suis demandée quelle participation les parents prenaient à la mascarade. Ma première lecture me les ayant présentés comme "jouant" avec les jouets au pied du sapin ...

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Message  Invité Sam 19 Déc 2009 - 13:21

Une narration rigoureuse, même les grains de folie sont contrôlés... C'est pesant, efficace, je ne suis pas sûre d'avoir aimé ; l'ambiance du récit est trop accablante pour moi, non pas que je m'attende forcément à quelque chose de joyeux en lien avec Noël, mais je crois que j'aurais préféré plus de légèreté, à tout le moins que le narrateur établisse une distance salutaire entre lui et ce qu'il vit.

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Message  Invité Sam 19 Déc 2009 - 13:25

elle laissait passer des incidents qu’en temps normal elle aurait sanctionnés.

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Message  demi-lune Sam 19 Déc 2009 - 18:32

L'atmosphère de malaise ambiant et physique est bien rendue. On le vit en tant que lecteur, l'estomac un peu retourné ! C'est cependant très agréable à lire.
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Message  Lucy Dim 20 Déc 2009 - 20:51

Un bon texte, solide, avec une sensation de malaise omniprésente.

On se dit que si c'est Noël 28, le gamin sera sur le front ( ou gardien dans un camp de concentration ou d'extermination ) quelques années plus tard. Et du coup, il n'y a pas que le sapin qui a les boules.

Bien vu !
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Message  Sahkti Ven 19 Fév 2010 - 17:09

Vers le milieu du texte, je me suis dit que tu insistais tout de même lourdement sur l'estomac lourd du gamin puis la fin arrivant, je comprends mieux pourquoi.
Un enfant dans lequel tu t'es glissé avec facilité, sa langue sonne juste et s amanière de voir les choses est pertinente tout en demeurant un brin naïve.
J'aime également cette fin, en forme de rêve qui pourrait se briser, dure épreuve après celle du boudin expurgé.
Il y a dans ton récit beaucoup de tendresse, ainsi qu'une ambiance de Noël oppressante ( ressemblant assez à ma vision de certains Noël familiaux). Le tout décliné par une écriture soignée et maîtrisée.
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Message  Invité Ven 19 Fév 2010 - 17:40

C'est très bien écrit et la pesanteur de la fête forcée est parfaite. Ce petit gars qui vomit sa famille (Allemande?) et son boudin… La partie tranchées me semble cependant un peu longue, un peu appuyée. Du coup presque hors sujet. Elle tranche trop je trouve. Elle ne ressemble pas assez à un cauchemar. Mais peut-être est-ce la nuit de Noël qui est le cauchemar et les tranchées la réalité ? Pas en 1928, donc non.
Mais que se passe-t-il entre les parents ? Car c'est là me semble-t-il que tout doit se tramer ; et je n'y comprends rien !
L’atmosphère me paraissait plus ou moins morose : mes parents échangeaient peu, s’efforçaient d’affecter des mines joyeuses mais guère convaincantes. Mon père, absent, mastiquait consciencieusement, plongé dans des préoccupations intérieures. Mutti semblait malheureuse.

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Message  mir0ir0bscur Dim 12 Déc 2010 - 17:11

J'avais oublié le titre (est-ce le mot ?), mais je n'ai pas oublié le texte que j'avais déjà beaucoup aimé.
J'aime toujours, surtout l'épisode du cauchemar que je trouve si réaliste.

J'espère un jour avoir le plaisir de lire le livre, Ubik

Bien à toi.
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Message  midnightrambler Lun 27 Déc 2010 - 0:31

Bonsoir,

Après une longue absence, j'ai cherché Ubik dans les productions récentes et j'ai, sans le vouloir, fait remonter un texte ancien déjà exhumé par mirOirObscur des replis du passé.

Un Noël 1928 ... une sorte d'oxymore ? Noël 1928 est une notion temporelle extrèmement précise, ici introduite par un article indéfini.
De quoi entretenir la confusion entre la guerre passée, le présent vomi et les combats futurs.
La tourbe avalée a le poids et la noirceur du boudin renvoyé.
S'étonner de voir ses parents redevenus enfants au pied du sapin de Noël prouve qu'on ne les connaît jamais bien et que leurs manoeuvres d'évitement peuvent cacher bien des effusions et des ébats dans l'intimité.

lorsqu'ils ont déniché ...
se servaient de pelles, ... et non des pelles,

Un texte puissant sur la façon de vivre la soirée de Noël qui peut se transformer en cauchemar aujourd'hui comme hier ...

Amicalement,
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Message  ubikmagic Mer 29 Déc 2010 - 19:16

midnightrambler a écrit:Bonsoir,

Après une longue absence, j'ai cherché Ubik dans les productions récentes et j'ai, sans le vouloir, fait remonter un texte ancien déjà exhumé par mirOirObscur des replis du passé.


Amicalement,
Midnightrambler

Merci, et très touché par le "amicalement".
Oui, on cherche Ubik et on le trouve plus dans le grenier que dans le hall central. De temps en temps, je commente, mais pour poster, pas pareil. Je coince sur mon roman, ne trouve pas le fil conducteur pour que mes scènes intimes coïncident avec la réalité historique. Ce que j'ai prévu d'écrire doit pouvoir se faire, mais comment, en passant par quel biais ? Pas trouvé pour l'instant. Et guère d'énergie pour chercher.
C'est affreux cette envie d'écrire, quand elle ne débouche sur rien. Toute création qui n'éclot pas est comme un œuf d'araignée qui nous dévore de l'intérieur. Il vaudrait mieux ne rien avoir à dire.
Et puis, quand on sort, on voit pléthore dans les librairies, on se dit que le flux est assuré, si ce n'est en qualité, mais en quantité. On est vite oublié. Enfin, je pense des choses comme ça.
Alors merci pour cette exhumation. Espérons que j'aurai, un jour prochain, quelque os à enterrer et qui vaille le détour.

A... plus tard.

Ubik.
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