Repas Funèbre

je vous soumets ce 1er texte, qui inaugure ma participation à votre forum...

Repas funèbre

Je suis double. Scindée en deux, morcelée. Une partie de mon esprit reste ancrée dans la réalité, il continue à diriger mon corps, lui ordonne de bouger, de dormir, de travailler. L’autre moitié hurle sa souffrance atone dans un cri silencieux, somnambulise, s’écorche les ongles sur les murs de sa prison. Depuis que je l’ai perdu, je suis comme emmurée en moi-même, ma tête s’est transformée en une cellule capitonnée et exiguë, mon esprit se jette sans fin contre ses parois et cette lutte quotidienne, incessante me laisse épuisée et pantelante.

Je ne parle plus, j’ai arrêté. Il est parti, emportant mes mots avec lui. Les flots de paroles dont je l’inondais se sont taris puisque je puisais la source de ma logorrhée dans la force de mon amour pour lui. Il riait, m’enjoignait de me taire, me fermait la bouche de ses lèvres pour éviter de se noyer sous la litanie de mes mots tendres « Chut, tais-toi. Tu me saoules, je suis ivre. Laisse moi reprendre mes esprits. » Il ne me reconnaîtrait plus ; d’oiseau bavard, je suis devenue silencieuse comme une chatte. J’ai même oublié comment prononcer son prénom, lui que j’ai tellement dit juste pour le plaisir de sentir ses syllabes rouler sous ma langue, ce prénom que je suçais comme un bonbon. Mes lèvres ne le reconnaissent plus, elles sont incapables d’en esquisser le mouvement. Je le répétais en boucle dans la nuit silencieuse pour matérialiser sa présence. Désormais son prénom s’est évanoui, tout comme lui. Ne reste que le vide et mon esprit qui continue à se débattre. Une abeille dans un bocal.

Le plus comique, c’est que nul ne s’est rendu compte de mon mutisme soudain. Mon silence est passé inaperçu. Je pensais que tout le monde s’interrogerait, s’inquiéterait mais il n’en est rien. C’est simple, un jour on décide de se taire mais les autres parlent tellement, préoccupés d’eux-mêmes, qu’il suffit d’acquiescer à bon escient. Ils continuent sur leur lancée, dévident l’écheveau de leurs soucis. Pendant ce temps, mon esprit a tout loisir de se fracasser le crâne contre les murs de son cachot. Je suis folle mais personne ne le voit.

La parole est absente mais le corps, lui, est présent, lourd, pesant. Pour compenser le manque, je mange, j’ingurgite, je me goinfre, j’engloutis jusqu’à la nausée. Pas de racisme, je ne pratique aucune ségrégation dans le choix de mes aliments. Un seul impératif, me remplir, enfler comme la grenouille de la fable, occuper le plus d’espace possible, élargir ma prison mentale afin que mon esprit puisse s’y ébattre.

Après mon travail, je me rends dans les grandes surfaces. Vu de l’extérieur, on pourrait croire que je fais mes courses comme tout un chacun. C’est faux ! Je me livre à la construction minutieuse d’un édifice digne d’abriter mon esprit défaillant : des remparts solides, des murs épais, des capitons de graisse et de cellulite pour l’empêcher de se mutiler sur les arêtes tranchantes de sa cellule. Je dévalise avec méthode tous les rayons, un article de chaque produit atterrit systématiquement dans mon panier : gâteau, biscuit, chocolat, chips, boîte de thon, pot de mayonnaise, sauce tomate…Je prends le temps de les aligner dans mes placards ou mon frigo pour les contempler avec satisfaction comme autant d’outils nécessaires à ma reconstruction. Tous les soirs, le même rituel. Mes nuits sont entièrement consacrées à la nourriture. Une curée sans pitié. Chaque pot est ouvert, chaque boîte éventrée et leur contenu aspiré, léché avec avidité, avant de passer à la suivante. A force, tout a le même goût.

Je constate avec plaisir que mes efforts portent leurs fruits. Des hanches plus lourdes, des cuisses plus volumineuses, des bourrelets qui s’accumulent, seins et ventre confondus. Mes collègues ironisent devant mon plateau à la cantine « Tu as l’air en forme ! Tu n’aurais pas pris un peu de poids ? » Je me contente de sourire avant d’enfourner une nouvelle cuillère de crème à la vanille. Je me regarde dans le miroir, mes traits fins toujours reconnaissables sous mon visage bouffi. Tout mon corps, ma peau et ma chair flasque pendent vers le sol sous l’effet de la pesanteur. On dirait un masque, un déguisement qu’il suffirait de faire glisser, de m’en extirper telle une chrysalide pour retrouver l’espace d’un instant ma taille fine et mes os saillants. Mais en même temps que mes coudes pointus, je retrouverais cette douleur aiguë qui me vrille les tempes. Alors, je me garde bien d’essayer, je continue de m’empiffrer avec pour seul leitmotiv cette phrase « Sois sage ô ma douleur et tiens toi plus tranquille ! ». L’aiguille de ma balance me sert de mètre d’architecte, chaque kilo gagné est une brique supplémentaire pour ma forteresse. Les tranches de saucisson constituent une excellente isolation phonique. C’est à peine si j’entends encore mon esprit marteler les murs de ses poings.

Mais c’est encore insuffisant. Il me faut m’emplir, combler le vide, le gouffre sans fond que le désespoir de son absence a creusé, lester mon corps de plomb, m’enfouir sous un amas de chairs replètes, m’ensevelir jusqu’à disparaître, aux yeux des autres, aux yeux du monde, à mes propres yeux mêmes. Paradoxalement, au fur et à mesure que mon corps prend de l’ampleur, que les multiples couches de graisse s’amoncellent, j’ai la sensation de me fondre dans la masse, de devenir invisible. Les regards, autrefois indulgents face à mes rondeurs, m’effleurent désormais avant de se détourner dans un frisson de dégoût. J’outremange, j’enfourne une bouchée de plus alors que mille ne suffisent plus pour étouffer ma honte et museler ma culpabilité, ultimes sursauts de conscience et d’estime, dernières reliques de mon humanité. Devenir un animal, manger, dormir, combler des instincts bestiaux, primitifs, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne plus avoir froid, pour ne plus avoir mal, pour détruire définitivement celle que j’ai cru être un jour. Me ressembler enfin, être ma copie fidèle, transcrire physiquement, à grand renfort de gras, de vêtements qui boudinent, ce que je suis réellement : un rebus qu’on dédaigne et que l’on méprise.

C’est un travail à plein temps. J’ai donc démissionné. Mes journées sont dorénavant totalement vouées à l’assouvissement de mon appétit insatiable. Comme mon corps répond de plus en plus faiblement aux sollicitations de mon cerveau, je parcours virtuellement le monde à la recherche de nourriture. Je répertorie inlassablement tous les articles susceptibles de me sustenter et les range selon leur apport calorique. Ma vie se résume à une liste de courses interminable : cassoulet, vol-au-vent, pot-au-feu, raviolis, tripes, confit de canard…Je n’ai plus besoin de me déplacer, je n’en ai d’ailleurs plus la force. Mon souffle est court, mon sang se fraie un passage difficile dans mes artères graisseuses, mes cuisses sont irritées jusqu’au sang à force de frotter l’une contre l’autre. Je suis livrée à domicile et je ne prends même plus la peine de ranger les conserves dans mes placards puisque elles sont toutes destinées au même sort : ouvertes en vrac, vidées froides à même la boîte puis jetées pêle-mêle sur le sol. On me retrouvera échouée au milieu d’elles, ces boîtes en métal sont mon enveloppe, j’en suis devenue leur contenu. Même son souvenir s’efface, digéré par les sucs gastriques en même temps que les rillettes.

Ma souffrance est bâillonnée, étouffée sous des monceaux de nourriture. Et ma raison vacillante, avachie dans un coin, s’endort enfin repue.

je vois que ce texte est lu, j'attends vos commentaires ;-)

< Effectivement, il arrive que des lecteurs lisent, mais sans forcément déposer aussitôt des commentaires.
Merci de montrer un peu de patience, le nombre de textes publiés chaque jour sur VOS ECRITS est impressionnant.
(Le texte MA TOUR DE BABEL de lamainmorte a eu 285 lectures, mais sans doute pas autant de commentaires...)
Et merci par la suite d'éviter d'intervenir après chaque commentaire afin de ne pas faire remonter votre texte en haut de page au détriment de ceux des autres.
D'autre part, VOS ECRITS n'est pas une vitrine, il est demandé de participer à la vie du site en commentant également les textes des autres auteurs.
Merci de votre compréhension.
La Modération >
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Yellow_Submarine a écrit:je vois que ce texte est lu, j'attends vos commentaires ;-)

Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage...

c'est marrant, je m'en doutais
Vous aurez déjà remarqué mon plus grand défaut : un manque total de patience ;-) veuillez excuser ma fougue mais c'est la 1ère fois que je participe à un forum d'écrits ;-)

< Merci de lire ou relire le message en bleu ci-dessus !
Il vous est demandé de répondre avec parcimonie aux commentaires à la suite de votre propre texte, sinon celui-ci va sans cesse remonter en haut de page au détriment de ceux des autres.
Est-ce compréhensible ?
Le mieux est donc de répondre ici :
https://vosecrits.1fr1.net/forum-vos-ecrits-prose-f1/reponses-aux-commentaires-prose-t5329-840.htm
La Modération >
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Ne vous inquiétez pas, vous serez lu et commenté, et votre fougue sera sûrement excusée...
Je vous lirai personnellement demain ou après, mais pas ce soir, bienvenue sur VE...

Bon, soyons honnêtes, j’ai eu du mal à aller jusqu’au bout. Pourtant au début, ça s’annonçait bien cette histoire de scission. Puis, malheureusement, j’ai compris qu’il s’agissait d’une histoire de séparation, de souffrance, de mal-être. À croire que chaque personne arrivant sur ce site se sent obligée de nous offrir le résultat de sa psychothérapie dans son premier poste. Et pourtant, il y a vraiment de très bonnes choses dans ce texte, un rythme intéressant, un vocabulaire soigné et juste. Et surtout, la description de la déchéance du personnage qui se remplit de nourriture est excellente dans sa violence. Mais voilà, le sujet m’horripile, surtout servi ainsi de but en blanc. Dans une nouvelle plus longue, ça passerait sans mal. Désolée pour cet avis négatif en guise d’accueil, il s’agit juste de mon ressenti personnel, d’autres personnes le liront certainement avec un autre point de vue. Dans tous les cas, je retrouverai certainement votre écriture avec plaisir dans d’autres textes.

Le début m'a fait penser au livre de C. Veschambre, Les mots pauvres. J'aurais aimé que cela continue dans cette veine.
Cependant, j'ai apprécié la tournure que prend le texte par la suite, le côté grotesque et fragile à la fois, la violence et la détresse qui se dégagent du récit, même si ce n'est pas - et de loin- mon sujet de prédilection.

Remarque :
un rebut qu’on dédaigne et que l’on méprise.

Comme abstract, le sujet ne m'intéressait pas a priori, et j'ai failli décrocher en comprenant qu'il était question d'une séparation. (D'autant que la narratrice paraît se complaire dans la description de sa souffrance.) Et puis votre style clair, la qualité de votre langue, m'ont permis de continuer, et je n'ai pas été déçue ! La progression de votre histoire est implacable, la fin apocalyptique... Au total, j'ai beaucoup aimé.

J'oubliais de vous souhaiter la bienvenue sur Vos Écrits. À vous lire bientôt !

Sujet bof, traitement dérangeant, écriture soignée, Au total, si je n'ai pas beaucoup aimé, j'attends avec curiosité d'autres .extes.

textes.
Et bienvenue sur VE

Va pas m'aider à oublier que j'ai super faim.
L'idée est pas mal, la bouffe comme refuge, exutoire ou je ne sais quoi. Ce pourrait être larmoyant, mais il n'en est rien. Bien aimé l'idée du prénom du chum qu'elle suce comme un bonbon. On a le point de départ de la fin de l'histoire ( oui, la tournure est étrange, pas vrai ? ) et c'est plutôt bien vu.

Bravo. Ce texte sonne vrai, il restitue parfaitement l'intériorité du personnage, son vécu, ses affres. Qui plus est, c'est dit sans préciosité ni vulgarité, nul excès dans aucun sens, le ton juste, les moyens adaptés...
Vraiment percutant et insidieux à la fois.
Du beau boulot !

Ubik.

Ce qui m'a touché dans ce texte, c'est l'idée que le sujet se mobilise tout entier dans la passion amoureuse, et dans l'autre qui en est l'objet ; lorsque celui-ci, pour une raison ou une autre, disparaît, alors le sujet ne peut supporter le manque : il est trop rapide, trop brutal.

Du coup, n'importe quoi peut faire l'objet de remplacement, peut faire subsititut ; mais évidemment sans réelle satisfaction, sans bonheur.

Ce texte me semble, en fin de compte, assez réaliste ; et salutaire, quelles que soient les raisons de sa présence ici ; je suis convaincu des vertus thérapeutiques de l'écriture...

[faute spotted] : "substitut" sry.

Oh il y a autre chose - et qui me semble très vrai : quand on va mal, personne ne peut le savoir, aussi bien les proches (un peu plus, quand même, un peu mieux), que les collègues. Bien sûr, on peut faire grise mine - mais, la plupart du temps, ça passe comme une lettre à la poste.

On ne compte que sur soi, et... sur l'écriture.

J'aime beaucoup ce texte, peut-être même plus que l'autre parce que le motif de la rupture est plus banal et donc plus dur à bien traiter. Le véritable sujet est l'addiction... c'est un sujet extrêmement délicat, et je trouve que vous vous en tirez bien. La lente progression de l'obsession est bien palpable dans le récit, elle me semble très juste.

Pas d'accord, Philomène, le sujet pour moi, c'est l'autodestruction comme remède à l'insupportable. Le grand traumatisme narcissique qui fait qu'on veuille disparaître jusqu'à prendre plaisir à sa destruction, se punir. Pas forcément suicide définitif, mais puisque plus désirée, travailler à se rendre "indésirable pour de bon. Version féminine de l'alcoolique par desespoir ?
Ca ramène aux antiques archétypes machiste des siècles passés
La femme qui doit séduire s'enlaidit.
L'homme sensé penser se brouille l'esprit.
Ce qui fait la qualité du texte, à mon avis c'est qu'il montre bien la progression et l'agravation des symptômes à mesure qu'ils s'installent, qu'ils "bouffent" la vie , marginalisent (le travail), la vie entière en "que ça"
Le fond me paraît bien traité, par contre, la forme, l'orthographe, les signes, tout ça, m'échappe complètement étant moi même très empatouillé des signes.

Bonsoir Yellow Submarine,

... lorsque l'autre, pour une raison ou pour une autre, disparaît ... écrit Celeron02 qui a remarqué comme moi qu'il n'était pas possible de déterminer la cause de la séparation.
La rupture, même à l'initiative d'un seul des amants, est l'ultime phase d'une relation déjà dégradée. La mort seule, notamment brutale, immédiate, est à mon avis susceptible d'induire le comportement décrit ... magistralement relaté ... trop bien restitué pour qu'il n'y ait pas, comme le suggère abstract, une part de vécu ? Ce qui ne changerait d'ailleurs rien au fait que je n'ai pas du tout aimé ce texte ...

Cordialement,
midnightrambler

outretemps a écrit:Pas d'accord, Philomène, le sujet pour moi, c'est l'autodestruction comme remède à l'insupportable.

ben il n'empêche que la boulimie comme l'alcoolisme sont des formes d'addictions, même si leur cause est l'insupportable et leur but l'autodestruction...

A Philomène. Tout à fait d'accord avec (vous?) (toi?).