L'épreuve de l'étreinte

L’épreuve de l’étreinte

Je suis une pute. Je cède, il serait d’ailleurs plus juste de dire, je vends mon corps, non pas au plus offrant mais au premier puis au suivant qui m’appellera pour prendre rendez-vous. Un jour, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai brusquement décidé de passer une petite annonce dans le journal « Swann 06.xx.xx.xx.xx ». Par espoir, par désespoir, par peur du vide ou juste comme ça, sans rien attendre de particulier, pour voir. Une bouteille jetée à la mer, mais sans aucun message dedans, que de l’air. Les résultats ne se sont pas faits attendre, à ma grande surprise. Des hommes ont appelé, des femmes aussi. J’ai dû m’excuser, j’aurais dû préciser, je ne m’occupe pas des femmes.

Je m’habille sobrement d’un jeans et d’un t-shirt. Hors de question de porter des cuissardes ou une mini-jupe en cuir comme ces prostituées du Boulevard des Maréchaux (je les appelle en mon for intérieur les « Pretty Woman »).

Les hommes sonnent à ma porte, je jouis maintenant d’une petite clientèle d’habitués. Parfois quelques nouveaux, un peu effrayés, mais aussitôt rassurés par mon allure ordinaire. Petite et plutôt maigrichonne, des seins qui ne remplissent pas une paume, heureusement compensés par une croupe ronde et généreuse, affriolante, dont les hommes aiment écarter les fesses. « Un corps de sirène », disent les plus audacieux. Ils se repaissent de ma chair tendre, me montent, me chevauchent puis rassasiés, rangent dans leur pantalon leur sexe racorni.

Je ferme les yeux quand je fais l’amour. C’est plus facile. Autrefois dans une autre vie, je plongeais mon regard dans le leur. Vissés l’un à l’autre, je guettais le renoncement, ce chavirement liquide dans leurs pupilles qui, bien avant les gémissements, annonce l’ultime reddition du corps quand ce n’est pas du cœur. C’est terminé, je garde les yeux fermés, les poings serrés et j’offre le reste aux caresses. J’étais novice mais j’ai rapidement compris. Quand on veut durer dans ce métier, on apprend vite. Même si mon objectif à moi n’est pas de durer, bien au contraire. Donc je n’embrasse plus non plus. Je suis une boîte hermétique dont on caresse les contours pour essayer d’en découvrir l’accès.

A part l’effraction de mon intimité, je ne crains rien. Ni le Sida – je me protège, ni aucun de ces innombrables virus dont on nous rabâche les oreilles à longueur de journée. Là c’est la grippe AH1N1 qui est à l’honneur et fait la une des médias. J’imagine ainsi mes Pretty Women, le visage affublé d’un masque anti-projections qui clignoterait par intermittence dans la lumière crue des phares et sur lequel elles auraient dessiné en signe de ralliement une bouche ronde et rouge de poupée gonflable. J’ai aussi détourné pour mon propre usage une de ces nombreuses affichettes de prévention qui fleurissent un peu partout dans les lieux publics et sous mes griffonnages, le pictogramme « Mouchez-vous dans votre manche » s’est transformé en « Ejaculez dans votre caleçon ». Ca ne fait rire que moi.

Les hommes débarquent chez moi et ouvrent au pied de mon lit leur valise pleine d’espoirs. Il y a les solitaires, les laissés pour compte, les veufs, les divorcés qui composent mon numéro dans l’illusion de trouver un peu de chaleur humaine. Ceux-là partent souvent déçus, n’ayant vu de moi que des yeux fermés et des lèvres serrées. Mais la plupart sont d’honorables pères de famille qu’il m’arrive de croiser le matin à la boulangerie et qui feignent de ne pas me reconnaître. Ils sont bien plus faciles à contenter, leurs fantasmes de sexe, de positions que jamais ils n’oseront proposer à leur moitié, la mère de leurs enfants. Leur innocence me fait sourire. Si seulement ils savaient quels fantasmes nourrissent leurs sages épouses ! Combien elles rêvent d’être manipulées, écartelées et pénétrées brutalement ! Mais s’ils savaient, ils n’auraient plus besoin de mes services.

Je me plie volontiers à leurs désirs, mon corps est obéissant. Mon corps est un partenaire infaillible, une mécanique bien huilée, une formule 1 qui démarre au doigt mais pas à l’œil. Une position lascive et dix mouvements de bassin plus tard, ils relacent leurs chaussures et rendossent leur vie ordinaire comme un vieux pardessus confortable avant de laisser quelques billets sur la table pour le prix de leur péché. Parfois, l’un d’eux plus doué que les autres m’emmène au bord de l’orgasme. Ses doigts tracent des points d’interrogation sur ma peau qui frémit et ouvrent mes cuisses. Je garde les yeux fermés et sur mes paupières closes défilent des images, des couleurs, des bruissements. Je cadenasse tous les orifices qui lui permettraient d’accéder à mon âme et je laisse les pensées bourdonner à l’extérieur, comme autant de frelons furieux. Seule ma peau est consciente, qui réagit en pointillés aux pressions, aux malaxages. Mes oreilles perçoivent en bruit de fond les ahanements et les soupirs, peut-être les miens et nous basculons ensemble, un instant intimes et unis dans la jouissance. Je suis toujours tentée à ce moment-là d’ouvrir les yeux pour saisir au vol la lueur d’abandon, le sourire retiré en lui-même mais je crains surtout d’être confrontée au vide de mon propre reflet alors je les garde bien fermés.

Mille torses ont pesé sur ma poitrine, mille mains m’ont effacée, arrachant à chaque caresse une pellicule de moi, telle la mue d’un serpent, mille pénis ont craché en moi leur semence comme on se mouche pour se débarrasser des microbes. Encore mille peut-être et enfin je n’existerai plus.

Très beau paragraphe de fin ! Avant, je l'avoue, j'ai trouvé l'ensemble gonflant, sans relief. Assez bien vu, une écriture sympa, mais : et alors ?

Mes remarques :
« Ça ne fait rire que moi »
« qui réagit en pointillé (et non « pointillés ») »

Je trouve ce texte très touchant, très éclairant, pour moi, sur une certaine région du désir (peut-être spécifiquement féminin - mais ça dit aussi beaucoup de la lâcheté, de l'hypocrisie du désir masculin).

Il me semble qu'il s'agit d'un autre avatar d'addictologie narrative. Merci de cette nouvelle contribution.

Bonjour,

Je trouve votre texte touchant, s'aventurant dans des régions de l'intime qui ne sont pas faciles à décrire et vous le faites sur un ton juste, qui sonne sincère et qui reste mesuré, ni en retrait, ni en hargne excessive. Avec une froideur clinique, un détachement, une sorte de complaisance peut-être, un masochisme, je ne sais pas. En tous cas, c'est convainquant.

Ubik.

Un ton sarcastique et touchant à la fois qui sonne juste. De plus, il faut dire que le sujet n'est pas vraiment banal ni rebattu.
Contrairement à soque, j'ai aimé de bout en bout.
L'écriture est par ailleurs très maîtrisée.

Mon ressenti rejoint celui de socque : le dernier paragraphe nous permet de nous envoler un temps au dessus du sordide avec la narratrice, même si il est pur fantasme, la prostitution restant à mes yeux glauque et archi glauque...

alex, excusez-moi de faire chier, et pardon à Yellow_Submarine pour polluer son sujet, mais veuillez respecter la graphie de mon pseudonyme : socque, en six lettres.

L'avant-dernier paragraphe semble répéter un peu le quatrième ; ou l'étayer ?

Sur l'ensemble, je suis partagée et tentée de faire écho à socque avec un "oui, mais encore?". Certes, c'est bien écrit, efficace mais... Ce genre de récit n'est pas novateur, et il me semble qu'il n'a pas non plus ici vertu à dénoncer ou rallier. Il n'est pas là non plus juste pour le plaisir de lecture, c'est évident... Alors ?

Un petit point de détail, une petite chose qui me chiffonne. Là où tu écris :

"Je ferme les yeux quand je fais l’amour."

ne serait-il pas plus juste d'écrire : "quand ils (me) font l'amour", pour être en cohérence avec la narratrice qui affirme avec vigueur n'avoir partie prenante que ce qu'il faut dans ces simulacres d'amour.

J'ai relu.... et reviens un peu sur mes positions. Parce que je réalise en fait combien la neutralité de ton adoptée est dérangeante. Et c'est peut-être bien ça qui fait toute la force du texte, ce qui le justifie.

socque a écrit:alex, excusez-moi de faire chier, et pardon à Yellow_Submarine pour polluer son sujet, mais veuillez respecter la graphie de mon pseudonyme : socque, en six lettres.

Avec un "c" en effet. Toutes mes excuses pour la bévue, socque.