La nouvelle libraire

J'étais ravie de constater que la librairie en face de mon immeuble avait changé de propriétaire. L'ancienne était une vieille dame qui sentait la sueur et qui ne lisait jamais rien que les chiffres apposés au dos des ouvrages que l'on venait lui acheter. J'avais toujours rêvé d'une libraire passionnée, qui pourrait me conseiller ses romans préférés et avec laquelle je pourrais débattre des heures d'un texte ou d'un autre, au sujet duquel nous aurions eu au préalable un léger désaccord. Nous aurions bien sûr fini par convenir d'un terrain d'entente, et nous serions quittées amicalement, à grand renfort de « à très bientôt! ». J'espérais que la nouvelle serait de ce genre là.

Pressée de la rencontrer, je pris deux billets de dix dans mon porte monnaie, enfilai mon manteau et descendit les escaliers à toute vitesse. Arrivée devant la librairie, j'ajustai ma coiffure dans le reflet que me renvoyait la vitrine, reprit mon souffle du mieux que je le pouvais, et poussai doucement la porte dans le tintement familier des carillons.
Il n'y avait personne. Je m'avançai doucement vers la caisse, et tentai de distinguer une forme humaine dans l'arrière boutique: en vain. Je me dis que le nouveau propriétaire arriverait bien, et sans plus attendre, je me dirigeai vers les rayonnages emplis de livres. J'allais en saisir un quand une petite fille brune et souriante surgit devant mes yeux.

- Si tu veux acheter un livre, tu dois me poignarder cent fois !
- Cent fois, ça fait un peu beaucoup non ?
- Tu veux l'acheter ou pas ?
Elle me tendit un couteau, que je pris sans trop savoir pourquoi.
- Poignarde-moi.

Elle me tourna le dos, et se mit à avancer vers la caisse. Stupéfaite, j'enfonçai le poignard dans son avant-bras, me préparant à l'entendre hurler à pleins poumons. Au lieu de cela, elle afficha un sourire rayonnant, et se jeta dans mes bras en criant:

- Encore !

Puis à nouveau, elle se plaça de dos, sans doute pour que je ne cède pas en voyant son visage. Je la poignardai ainsi dans l'épaule, la fesse, le dos et la nuque, avant de me rendre compte que j'étais épuisée, et que je ne pourrais m'acharner ainsi bien longtemps.

- Encore !

Je renonçai. Reposant le livre, et le couteau par la même occasion, je passai la main dans mes cheveux pour les remettre en place, et passai la porte du magasin. En chemin pour rentrer, je rencontrai Gwenaëlle, l'une de mes plus proches amies qui passait par là.. Elle m'adressa un signe de la main et un sourire.

- Tiens! Tu as déjà rencontré la nouvelle propriétaire ?
- C'est particulier comme système tu ne trouves pas ?
- Ça! Il faut vraiment vouloir son bouquin pour se l'acheter.
- Tu l'as poignardée combien de fois ?
- Six. Et toi ?
- Cinq.
- Chochotte !

Nous rîmes ensemble de notre faiblesse, marchâmes un moment en bavardant agréablement, puis nous séparâmes sur le pas de ma porte.

Par la fenêtre de ma chambre, je pouvais apercevoir le magasin, et vers dix-sept heures, rentrant de son travail, je pus également voir mon époux y rentrer, et en ressortir une demie-heure plus tard, un paquet sous le bras, qu'il m'offrit sitôt qu'il entra dans l'appartement. Je l'embrassai avec amour: j'avais toujours admiré son incroyable force morale.

Le début paraît anodin, gentillet, et puis on glisse dans autre chose que j'aime fort ! Cette absurdité dans le quotidien, ça a de la gueule. La chute est élégante, cela dit, au final, il me manque quelque chose dans la mesure où l'anomalie est présentée comme ça, pouf, demerden Sie. Il manque, selon moi, un arrière-plan contextuel.

Mes remarques :
« la nouvelle serait de ce genre-là »
« deux billets de dix dans mon porte-monnaie, enfilai mon manteau et descendis les escaliers »
« ma coiffure dans le reflet que me renvoyait la vitrine, repris mon souffle »
« une forme humaine dans l'arrière-boutique »
« en ressortir une demi-heure (et non « demie-heure ») plus tard »

J'ai aimé être prise de court par la tournure que prend ce texte à partir du dialogue parce que rien ne laisse présager qu'on va basculer dans quelque chose de loufoque.
C'est court et réussi, je dirais même que c'est réussi parce que court. Efficace.

Il y a du vrai, dans cette idée que les gens mariés, en couple, ont une sorte de protection que les célibataires n'ont pas, une aura, qu'il leur est pourtant si facile de violer, tandis que les personnes seules, elles, sont attendues au tournant. Enfin, c'est une interprétation personnelle...

Oh, d'ailleurs, ne peut-on pas être seul dans un couple, aussi ?

Arrivée devant la librairie, j'ajustai ma coiffure dans le reflet que me renvoyait la vitrine, repris mon souffle du mieux que je le pouvais, et poussai doucement la porte dans le tintement familier des carillons.
Il n'y avait personne. Je m'avançai doucement vers la caisse,

Un peu gratuit, mais l'absurdité présentée de la sorte est plaisante ( le "chochotte" m'a fait rire !!) pas de fioritures, ça désarçonne en deux temps trois mouvements, bref, j'ai aimé

C'est complètement dingo !
Je ne peux pas dire que j'affectionne ce genre de récit mais je reconnais qu'il est impeccable. La fin est particulièrement bien trouvée ou comment faire revenir le lecteur dans un monde normal ! Ah les femmes !

Bonjour,

Un ou deux par an, c'est la quantité moyenne de livres achetés par les français au cours d'une année ...
J'ai donc beaucoup aimé l'idée que cet achat rarissime doive maintenant être associé à une démarche initiatique consistant à poignarder une centaine de fois la libraire ... apparition immatérielle et désincarnée tout droit sortie du n-ième jeu vidéo consistant à massacrer son vis-à-vis ...
Ce texte est très macho. L'homme fait ce qu'il faut pour se procurer des livres, cette denrée rare - ce Graal -, la femme n'y parvient pas et s'émerveille qu'il ait eu ce courage ... mais Jaon Doe nous prive de savoir si le texte a été écrit par un homme ou une femme ...
Une pirouette extraordinaire en tout cas ... c'est très réussi !

midnightrambler

Je parie que c'est écrit par une femme.

c'est très fou ce truc. Sacrée imagination.
Et ce ton clinique d'un bout à l'autre ça fout des frissons
bravo

j'aime

Mouais, c'est quand même un peu sanglant ton affaire là, non ?
C'est une histoire vraie ?

Bonjour.

On glisse très bien dans ce texte. La partie présentatrice est fort bien écrite, on entre agréablement dans ce recoin qui retranscrit avec fidélité une réalité bien présente.

Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose dans ma tête, avant que je ne lise la suite, me donnais envie qu'il n'y est point de suite. En sens où il ne se passerais rien, où la nouvelle libraire serait l'heureuse élue passionnée comme décrite précédemment. Une sorte d'histoire qui se finit bien, sans chute ni imagination, paradoxalement, je ne sais pas pourquoi, sans doute mon état d'esprit dans lequel je suis entré dans le texte, j'aurais adoré.

Évidemment la suite écrite me surpris. C'est l'exact inverse en terme de poids en comparaison à ce que je formais dans mon esprit. C'est un retournement bien entendu très amusant mais il semble qu'il manque quelque chose, comme une vérité caché, un sens dans ce non-sens que la chute ne parvient pas vraiment à éclairer, comme un cube de tetris qui n'aurais pas choisis la bonne place.

L'idée du texte est bonne, mais je pense aussi que ça manque un peu de fond.
Même si le but est de faire paraître banal quelque chose de totalement insensé (le poignardement de la fille), j'ai l'impression que c'est amené un peu trop vite.
Ce genre de texte avec une dimension abstraite et absurde me fait toujours vaguement penser à du Murakami.

Et pas besoin de signature !

j'aime vraiment beaucoup , à contre pied et loufoque ...
on doit deviner qui l'a écrit ? je n'ai pas tellement compris ces textes à profusion d'une meme personne , c'est la meme personne ?

bref , c'était chouette ...

A Pousstontraino : l'idée est de Socque, pour éviter l'effet sympathie ou antipathie qu'on peut avoir pour un auteur et juger uniquement le texte sur des critères littéraires et non affectifs. Donc, des textes de plein de gens différents, dont certains vraiment reconnaissables.

Tres tres bien ecrit. Simple, élégant, équilibré, sans effet de manche mais particulièrement maitrisé.
Impreccable.

Quand même, elles sont bien frileuses ces lectrices du dimanche. Bon, je vais relire la " leçon " qui tue pour moins que ça.

hou bhen le moins qu'on puisse dire, c'est que ca surprend !

comme ca, mine de rien, 100 coup de poignard qui font même pas mal !
etre surpris, c'est important aussi dans l'ecriture.
le sens de l'absurde également, et la distance du ton employé y aide grandement.

Il y a de l’idée, beaucoup même. Mais, pour moi, il manque quand même une couche de finition pour exploiter le potentiel de la situation. Par exemple, le fait que la libraire soit une petite fille c’est très fort, car difficile d’imaginer que l’on va poignarder un enfant. Pourtant, ça passe totalement inaperçu. C’est seulement à la troisième lecture que j’ai repéré cette phrase : J'allais en saisir un quand une petite fille brune et souriante surgit devant mes yeux. Il y a aussi beaucoup de répétitions qui donnent une impression de non fini, trois fois le verbe passer sur deux lignes, voir et apercevoir dans la même phrase, c’est beaucoup dans un texte si court.
Reste que l’idée est excellente et qu’il faudrait vraiment la développer, l’installer dans un contexte, une ambiance, peut-être en faire une nouvelle.
Ah oui, je n’ai pas reconnu l’auteur (j’ai un petit doute, mais rien de certain).

Personnellement, je n'aime pas du tout ce texte qui frôle l'absurde.
Amicalement
Claire d'Orée

merci Coline , je pense en effet à quelqu'un du site , je crois avoir compris que en postant un texte , nous nous retrouvons affublé comme par magie de ce pseu ...c'est toutefois une chouette idée ...

je suis étonné que vous soyez étonnés : vous n'avez pas besoin de poignarder de petite fille pour acheter des livres dans votre librairie ?
Dans la mienne, c'est moins cool : la petite fille pleure et crie et,en plus, on doit la piétiner !
Mais que ne ferait-on pas pour acheter des livres ailleurs que dans les supermarchés ?

Génial ce texte !
J'ai beaucoup aimé le début, je me suis sentie concernée par l'histoire. Et puis... surprise ! J'ai bien aimé cette surprise. Ca fonctionne bien, ça ne paraît pas bizarre à la lecture, les deux parties s'enchaînent bien.

Il y a juste deux petites choses qui ont gêné ma lecture :

jaon doe a écrit:
Pressée de la rencontrer, je pris deux billets de dix dans mon porte monnaie, (...) je le pouvais, et poussai doucement la porte

dix dans... ça fait bizarre à lire. J'ai dû revenir en arrière. Pourquoi pas dix euros ou dix francs ?

pouvais et poussais, deux mots curieux l'un à côté de l'autre. Comment ça s'appelle quand il y a des mots proches avec les mêmes sons ?

Narbah a écrit:je suis étonné que vous soyez étonnés : vous n'avez pas besoin de poignarder de petite fille pour acheter des livres dans votre librairie ?
Dans la mienne, c'est moins cool : la petite fille pleure et crie et,en plus, on doit la piétiner !
Mais que ne ferait-on pas pour acheter des livres ailleurs que dans les supermarchés ?

Moi je suis même prête à mettre le feu aux rayons librairie des supermarket....