Guinness is good for you!
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Guinness is good for you!
Mon cher James,
Je relisais ce matin le périple dublinois que vous avez concocté pour Leopold Bloom. Permettez-moi de vous dire que je trouve celui-ci plutôt triste. Que nous racontez-vous en mille pages? Des histoires de rognons cuits dans du beurre, de maris qui trompent leurs femmes, d'érudits qui intellectualisent sur la manière de se rendre aux toilettes, de professeurs désabusés qui glosent sur Shakespeare... Tout cela est ennuyeux et manque cruellement d'originalité. Si si, ne discutez pas, je vous entends d'ici geindre sur votre sort et me répéter que les Irlandais n'ont rien compris.
Vous me direz que ce n'est pas de votre faute si c'est seulement en 1966 que l'IRA a fait sauter la colonne Nelson sur O'Connell Street. Certes. Vous avez raté l'animation de la décennie, vous auriez pu la placer dans votre bouquin, ça l'aurait rendu moins monotone. Savez-vous d'ailleurs qu'aujourd'hui une promenade porte votre nom et que de nombreux touristes la foulent chaque année? J'ai beau chercher, je ne comprends pas cet engouement.
Prenez mes histoires. Elles respirent la joie de vivre et la bonne humeur. Quelques héros hauts en couleurs, un village perdu genre Ballinloghig, un pub (indispensable le pub James, vous l'avez si mal exploité dans votre oeuvre! Ça ne m'étonne pas que vous ayez fini vos jours en Suisse, la rigueur devait vous perdre!) et de la bonne bière. La Guinness évidemment. A ce propos, saviez-vous que dernièrement, Arth me racontait en riant que les guides touristiques font croire aux gogos que la manoir qui porte son nom borde un lac en forme de harpe? Mais si, vous savez bien, le lac de Luggala! Et Arth Guinness, le père de ce divin breuvage devant lequel vous arborez une moue de dégoût! James, décidément, vous êtes un triste sire et n'y connaissez rien! Je suis persuadé que si vous aviez fait boire davantage de Guinness à Leopold Bloom, il aurait honoré Molly comme il se doit et n'aurait pas perdu son temps ailleurs. La Guinness, James. Elément essentiel pour apporter fougue et aventures dans un récit. Je me demande à quelle école d'écriture vous avez été formé. Britannique certainement. A l'époque, certains les considéraient encore comme des amis. On n'enivre pas ses lecteurs avec du thé et des biscuits, mais avec de la bière et quelques bons mots. La clé du succès, croyez-moi. On n'enseigne peut-être pas mon oeuvre dans les cours de littérature, mais les libraires continuent de me vendre, de mieux en mieux paraît-il, et avec moi on rit! Simplement à cause d'une Guinness. Que vous n'avez jamais su ni boire ni écrire. Pauvre James... A cause de vos ulcères peut-être...?
Venez-me voir à l'occasion, nous en discuterons autour d'un verre.
Votre dévoué, Flann O'Brien
Après la réception de ce courrier, il ne fallut à James Joyce que quelques secondes pour se rendre sur le nuage habité par Flann O'Brien. Depuis lors, de nombreux scientifiques se penchent sur un phénomène inexpliqué et pourtant explicable: l'apparition dans le ciel irlandais de gros nuages sombres aux reflets marrons et à la forme étrange, surmontés d'éclair couleur crème, qui font dire aux poivrots de Temple Bar: Tiens, y a le bon Dieu qui se fâche, on ne lui a pas encore servi sa Guinness!
Je relisais ce matin le périple dublinois que vous avez concocté pour Leopold Bloom. Permettez-moi de vous dire que je trouve celui-ci plutôt triste. Que nous racontez-vous en mille pages? Des histoires de rognons cuits dans du beurre, de maris qui trompent leurs femmes, d'érudits qui intellectualisent sur la manière de se rendre aux toilettes, de professeurs désabusés qui glosent sur Shakespeare... Tout cela est ennuyeux et manque cruellement d'originalité. Si si, ne discutez pas, je vous entends d'ici geindre sur votre sort et me répéter que les Irlandais n'ont rien compris.
Vous me direz que ce n'est pas de votre faute si c'est seulement en 1966 que l'IRA a fait sauter la colonne Nelson sur O'Connell Street. Certes. Vous avez raté l'animation de la décennie, vous auriez pu la placer dans votre bouquin, ça l'aurait rendu moins monotone. Savez-vous d'ailleurs qu'aujourd'hui une promenade porte votre nom et que de nombreux touristes la foulent chaque année? J'ai beau chercher, je ne comprends pas cet engouement.
Prenez mes histoires. Elles respirent la joie de vivre et la bonne humeur. Quelques héros hauts en couleurs, un village perdu genre Ballinloghig, un pub (indispensable le pub James, vous l'avez si mal exploité dans votre oeuvre! Ça ne m'étonne pas que vous ayez fini vos jours en Suisse, la rigueur devait vous perdre!) et de la bonne bière. La Guinness évidemment. A ce propos, saviez-vous que dernièrement, Arth me racontait en riant que les guides touristiques font croire aux gogos que la manoir qui porte son nom borde un lac en forme de harpe? Mais si, vous savez bien, le lac de Luggala! Et Arth Guinness, le père de ce divin breuvage devant lequel vous arborez une moue de dégoût! James, décidément, vous êtes un triste sire et n'y connaissez rien! Je suis persuadé que si vous aviez fait boire davantage de Guinness à Leopold Bloom, il aurait honoré Molly comme il se doit et n'aurait pas perdu son temps ailleurs. La Guinness, James. Elément essentiel pour apporter fougue et aventures dans un récit. Je me demande à quelle école d'écriture vous avez été formé. Britannique certainement. A l'époque, certains les considéraient encore comme des amis. On n'enivre pas ses lecteurs avec du thé et des biscuits, mais avec de la bière et quelques bons mots. La clé du succès, croyez-moi. On n'enseigne peut-être pas mon oeuvre dans les cours de littérature, mais les libraires continuent de me vendre, de mieux en mieux paraît-il, et avec moi on rit! Simplement à cause d'une Guinness. Que vous n'avez jamais su ni boire ni écrire. Pauvre James... A cause de vos ulcères peut-être...?
Venez-me voir à l'occasion, nous en discuterons autour d'un verre.
Votre dévoué, Flann O'Brien
Après la réception de ce courrier, il ne fallut à James Joyce que quelques secondes pour se rendre sur le nuage habité par Flann O'Brien. Depuis lors, de nombreux scientifiques se penchent sur un phénomène inexpliqué et pourtant explicable: l'apparition dans le ciel irlandais de gros nuages sombres aux reflets marrons et à la forme étrange, surmontés d'éclair couleur crème, qui font dire aux poivrots de Temple Bar: Tiens, y a le bon Dieu qui se fâche, on ne lui a pas encore servi sa Guinness!
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Guinness is good for you!
C'est un texte intelligent ma foi et que je trouve très bien.... J'aimerais bien connaître la réponse de Joyce. Partages-tu l'avis du destinateur?
Bref, tu poses une bonne question sur le sens de la littérature, sur ses représentations
Bref, tu poses une bonne question sur le sens de la littérature, sur ses représentations
Re: Guinness is good for you!
PS: mon comemntaire porte par delà l'humour léger et très agréable, par delà le clin d'oeil final, of course ;-)))
Re: Guinness is good for you!
Va falloir que je le relise, bonne chose! Parce que je n'ai pas retrouvé mes commentaires (donc pas ton texte non plus) sur CL, B2B ayant nettoyé son forum Vos Ecrits. Je n'ai retrouvé que ton exo "Neige". Un oubli sans doute! ;-)
Bon, je relis.
Bon, je relis.
Re: Guinness is good for you!
"On n'enivre pas ses lecteurs avec du thé et des biscuits, mais avec de la bière et quelques bons mots."
Excellent!
Sinon? Ben j'ai pas trop de culture dans ces domaines précis, donc certaines subtilités m'ont sans doute échappé. Quand je parle de domaines, je veux dire Guinness et pb irlandais.
Mais je peux dire que j'apprécie beaucoup la très grande qualité d'écriture (comme d'hab), l'humour, et aussi ce choix de lettre pour une explication des gravures. M'étonne pas que les nuages s'amoncellent chaque fois qu'ils se revoient là haut!
Joil épilogue.
Excellent!
Sinon? Ben j'ai pas trop de culture dans ces domaines précis, donc certaines subtilités m'ont sans doute échappé. Quand je parle de domaines, je veux dire Guinness et pb irlandais.
Mais je peux dire que j'apprécie beaucoup la très grande qualité d'écriture (comme d'hab), l'humour, et aussi ce choix de lettre pour une explication des gravures. M'étonne pas que les nuages s'amoncellent chaque fois qu'ils se revoient là haut!
Joil épilogue.
Re: Guinness is good for you!
Je fais remonter ce vieux texte, découverte insomniaque. Passionnée d'Irlande, je trouve cette lettre de Flannery O'Brien à James Joyce particulièrement réussie et drôle! Et que trop réaliste! Joyce est sans doute le moins irlandais des écrivains irlandais... MERCI Sahkti MERCI!!
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