Fredonnement

Souffle noir, présence écrasante, le château de Neu Gluck se tenait sur la colline. Il méprisait les étrangers qui, avides de richesses et de faste, n’osaient cependant pénétrer le bastion. Le baron ne sortait jamais. Les artistes avaient vent de son engouement pour la musique, se risquaient à lui présenter leurs créations. On ne les voyait jamais revenir.

Et du haut des tours foudroyées, entre deux notes éclatantes, s’articulait le cantique baroque du vent dans la steppe : le hululement oppressant des chouettes, le parfum de l’obscurité, la logorrhée de l’océan qui léchait les falaises de craie, le grondement incertain d’une nature goguenarde. Ici, elle reprenait ses droits ; le lierre pénétrait la paroi comme des artères mouvantes, la pierre respirait dans un souffle formidable. Le château prenait vie à mesure que la nuit l’enveloppait ; l’éboulement crépusculaire n’arrêtait pourtant pas les voyageurs qui se dirigeaient toujours vers la ruine fantastique.

Au loin le vent chantait son appel sirène. Les notes se déliaient, l’orage redoublait, la tempête s’esclaffait : dans un branle-bas orchestral l’orgue souverain apprêtait ses dernières terreurs pour repousser les intrus fascinés. Enfin un pont de pierre se profilait dans les ombres. Quelques pas encore et une porte massive s’ouvrait sur une cour. La troupe pénétra la bâtisse. Tout de bois et de baies, le monde se refermait derrière elle. Au tohu-bohu suivit le silence abject. Le bruit froid de quelques chaînes pendantes était maître en ces lieux. Aucun feu ne parlait, aucune âme ne dormait.
Seule la lune timide et voilée de crêpe faisait ses adieux à la folie des hommes.

Enfin la musique reprit, lente et cadencée, roulis des vagues, coques éventrées, aciers brûlés, chants carnassiers, traumatismes mariniers. La musique vomissait ses eaux-fortes, les fresques volaient dans l’air. On pénétra dans une salle : mille candélabres pleuraient sur des hommes courbés, enchainés aux archets, pétris d’arrogance et de peur. La cadence terrifiante de leurs chevauchées walkyriques.
Au fond de la pièce, plus haut que tous les autres, le baron pleurait. Et la beauté se gaussait de ceux qui lui étaient esclaves.

Quelle ambiance ! J'ai beaucoup, beaucoup aimé, notamment vos descriptions énergiques et décalées de la nature ("parfum de l’obscurité, la logorrhée de l’océan", etc.).

Une remarque :
« Au loin le vent chantait son appel de ?) sirène »

Plaisant, vrai, le décorticage de la panoplie sonore montrerai des impossibilités mais le mot l'emporte et c'est prenant. Il y a deux fois le mot vent en très peu de lignes, c'est peu être un peu beaucoup.

J'ai été dérangé dans ma lecture à la vue des mots « artistes » et « créations » en me demandant comment raccrocher ces fausses notes à ta partition.

Cela mis de côté, c'est fluide et dynamique !

Bonsoir à tous,

Je profite que ce soit vers le haut pour vous remercier des commentaires.
La répétition du mot vent est mal venue dans une texte où je voulais que le rythme joue un rôle important.
Par contre je n'ai pas saisi ton commentaire, Enyo. Les termes te paraissent antithétiques? Tu as probablement une conception de l'art que je n'ai pas (encore?) mais que je suis curieux de découvrir :-)

Un univers à la Poe, tout a fait envoûtant ! Bravo !
La succession de phrases de longueur assez semblable - qui engendre souvent de la monotonie- crée ici quelque chose d'hypnotique en parfait accord avec le texte.

Antithétique ? Je ne pense pas qu'ils s'opposent au texte, ils m'en ont détaché je dirais : en lisant, j'ai senti un champ musical à tous les coins de mots, voilà pourquoi j'ai tiqué sur ces deux-là qui m'ont sorti de ma lecture, un peu comme des fausses notes. Mais ce n'est que mon avis, hein.

Ah tout s'explique. Je peux comprendre ça, les mots servent ici la mise en place du cadre du texte. C'est jamais évident de poser le cadre dans une harmonie totale...
Je suis du même avis que vous.

Une belle tension savamment entretenue, un final insensé et déchainé, au total une certaine forme de virtuosité...

Il y a du Citizen Kane et du Château d'Argol là-dedans. C'est vraiment très prenant, envoûtant. Beau. Surtout à la fin. A tel point que j'en ai presque oublié mon objection première, à savoir : pourquoi les artistes continuent-ils à affluer au château si aucun d'eux ne revient jamais ? Ça peut sembler légèrement tiré par les cheveux voire incongru, même dans ce contexte semi-fantastique...