Trauma incisif ou ma première curée chez le dentiste

D’abord y’a la salle d’attente.
On ne peut pas dire que ce soit folichon une salle d’attente en général mais là... D’ailleurs, il suffit de regarder la tête des personnes présentes : parfois, un enterrement, c’est plus gai.
Les murs regorgent d’affiches gores : images de gencives irritées, de dents déchaussées, de chicots jaunâtres ou noirâtres ; slogans effrayants : « luttez contre la parodontite pour ne pas perdre vos dents ! » ; pubs pour colle à dentier ou contre l‘halitose ; ici et là, pour égayer, une planche de BD qui explique aux gamins comment et quand bien se laver les dents, c’est un piège pour calmer les nerfs, détourner l’attention et puis paf ! Une photo de canine calcifiée qui fait grincer les miennes.

De toute façon tout est vicieux et sadique chez un dentiste.
Avoir pour vocation de fourrer ses doigts dans les bouches des autres, le nez penché au-dessus de ces gouffres d’haleine putride, c’est pervers non ?
Alors certes, y’a le fauteuil agréable, on s’allonge, il descend, il tourne, relève la tête, penche les pieds, est confortable.
Ça commence comme une villégiature, ça va se terminer en calvaire : détendre la ménagère avant de prendre son pied en la torturant !

Ensuite il faut ouvrir la bouche en grand et c’est le moment qu’il choisit pour demander si ça va.
Lever un pouce vers le haut, ou vers le bas, ou bien le glisser contre le cou d’un geste sec signifiant : « si tu me fais encore mal, t’es mort ! ».
Le tout en musique, mon art(dent)iste écoute radio classique, il triture aux notes de Brahms, Schubert, même si bouche ouverte je fais plus carpe que truite, me chevauche le clapet de ses instruments de bourreau au rythme des Walkyries ou d’une symphonie héroïque, endort ma méfiance sous la douceur d’un adagio ou d’une valse de Strauss et dévitalise au son d’un requiem ou d’une marche funèbre.
Pervers je vous dis. - Penser à demander si pour entrer en fac de dentiste il faut réussir un examen psychotique -

Et puis il porte un masque chirurgical, pour cacher son sourire sardonique sans doute, allume une lampe aveuglante qu’il me colle en pleine poire, mimant un interrogatoire « Je vous jure, je dirais tout, mais pas ma molaire, pitié » et actionne régulièrement des instruments dont le bruit ferait frémir un serial killer.
J’ai une dent contre lui.

Me voilà, bouche béante et contrainte par des bouchons blancs, collés entre la lèvre et la gencive, champ de vision réduit à des doigts qui viennent se présenter devant elle, porteurs de divers trucs que je n’ai jamais vus, suspense et angoisse.
Un tuyau en caoutchouc gris aspire ma salive, pour une collecte ? Une roulette effrite ma dent, dégageant une poussière, odeur et goût brûlé, qui vient se déposer sur ma langue et empuantir à vie mes narines. Un pic fin apparaît avec un crochet au bout servant certainement à ferrer la gencive aussi sûrement qu’un hameçon de canne à pêche. Une seringue s’en mêle, aiguille aussi énorme que celles à tricoter, elle vient se planter dans la dite gencive soit disant insensibilisée auparavant par une pâte mentholée. Insensibilisée ok, mais pas endormie, je sens très bien la pointe s’enfoncer et déverser son liquide anesthésique.
Et puis après je ne sens plus rien, à part une gêne.
Les coins de la bouche commencent à tirer. Elle se fait sèche. Les lèvres aussi, au moindre geste, elles risquent de craqueler.
Et cette main qui prend appui sur le menton et la joue pour tirer, curer, gratter, avec des bruits diaboliques de dent creuse, d’émail raclé, de ferraille s’entrechoquant comme sur un champ de bataille.
L’impression d’être en chantier, manque que le plâtre. Il viendra après le clou de girofle, le désinfectant goût javel et le jet d’eau glacée nettoyant la scène d’horreur dans un hurlement car se posant sur la dent que justement je viens faire soigner parce qu’elle est trop sensible au froid.
Vous me direz pas quand même. Sadique.
Ça me donne envie de sortir les incisives, d’autant que n’ayant plus mes dents de sagesse, je ne suis pas obligée de l’être, hein.

Fin de supplice, retrait des tubes de coton en arrachant la peau intérieure de la joue à laquelle ils s’étaient collés au passage pour cause de vol de salive.
Fermeture de la bouche. Sans savoir si elle est réellement fermée ou non car je ne sens plus rien.
Je suis autorisée à prendre un peu d’eau dans un petit gobelet et à cracher dans le petit déversoir éloigné, en essayant de bien viser. Pas si facile avec tout un côté du visage qui n’a plus aucune sensation et donne une parole pâteuse.
Parler d’une demi lèvre, sourire d’un seul côté, sentir le sang pulser dans la joue et se demander avec appréhension comment ce sera une fois l’effet anesthésique estompé.
Ben c’est pareil en fait, ça pulse. Mais dans la dent, dans la pommette et dans les sinus, jusque dans la tête.
En attendant, retour chez moi avec un sacré handicap dont l’effet ne prendra fin qu’environ trois heures plus tard.
Boire c’est quasi impossible sans en renverser la moitié, la gorgée coule hors de la bouche insensible, inonde élégamment le menton et termine sa course dans le cou puis sur la veste.
Manger dur c’est pas possible non plus, le pansement empêche de coller les dents du haut et du bas les unes contre les autres pour mastiquer.
Je soupe et je purée donc.
- Penser à porter plainte pour agression à l’aide d’objets contondants et séquelles irréversibles. -

Je comprend. Pour notre génération, y'a comme une couille dans le girofle, si vous me passez cette vulgarité. Ce n'est que dans les 90's que les équarrisseurs réalisèrent que ça marchait pas trop, hein, le bouquet garni serré entre les dents...

Peu convaincue ; le côté "épopée du quotidien", c'est pas trop mon truc, je trouve ici, comme souvent, le trait forcé. Mais le ton est vif, ça passe ; disons que, dans ce genre-là, je ne me suis pas trop ennuyée.

« J’ai une dent contre lui. » : un peu facile, quand même, pour moi

Mes remarques :
- Penser à demander si pour entrer en fac de dentiste il faut réussir un examen psychotique - : je pense qu’il est inhabituel de mettre toute une phrase en incise, mais pourquoi pas ; cela dit, d’un point de vue typographique, le trait d’union « - » ne suffit pas, il faut prévoir le demi cadratin ou le tiret la taille au-dessus, soit « – » ou « — »
- Penser à porter plainte pour agression à l’aide d’objets contondants et séquelles irréversibles. - : même remarque ; et le point avant un tiret de fermeture d’incise, là c’est vraiment très bizarre je trouve
« Je vous jure, je dirai (et non « dirais », le futur s’impose ici et non le conditionnel)dirais tout »
« dans la dite (je crois que c’est plutôt « ladite » ; à vérifier, éventuellement) gencive soii-disant insensibilisée »

Pour fréquenter ce cimetière des caries et autres bridges en péril , je compatis.
Pas sûre que Schubert apprécie la roulette sur sa " truite "ni Brahms nos braillements muets sur sa n°3.

"soi-disant", pardon

Sympathique mais du déjà vu :



Désolée de renvoyer ce texte à une vidéo. :-S

Il y a comme un goût de déjà vu, mais cela reste encore plaisant à lire... je vous admire ....


Je vous souhaite une bonne continuation, j'ai moi aussi poussé la porte, avec regret....

Sand.

C'est drôle, ça sent le vécu, on se reconnaît tous dans ceci d'une manière ou d'une autre mais tout ceci sonne tout de même à mes yeux terriblement attendu. Ça pourrait ressembler à un billet d'humeur dans un journal, l'air du temps quotidien qu'on partage avec les autres, comme son horoscope par exemple.

Il y a des détails amusants, la petite précision de la mort qui tue, oui, il y a tout cela... ça sonne très vrai et c'est sans doute ce qui fait le charme du texte. Mais je trouve que beaucoup d'effets s'appuient justement trop sur cette proximité, ne permettant pas réellement au texte de développer des accents littéraires particuliers. Dommage, ça aurait donné davantage de relief au propos.

Modération ? :-))

Ce sont les VIP qui sont commentés par modération ? :-)

Merci aux lecteurs et commentateurs !

J'avoue m'être ennuyée, peut-être pas à cause du texte en soi, bien écrit, au ton vif, même si un brin longuet ; mais parce que ce qu'il décrit m'est tellement familier que je n'y trouve personnellement aucun intérêt.

Sahkti a écrit:Modération ? :-))

Ooooops ! Réparé, merci. Et désolée elea, ce n'est pas un cas de VIP :-)

c'est bien écrit à part ceci : n’ayant plus mes dents de sagesse, je ne suis pas obligée de l’être, que je ne trouve pas très français
mais le sujet ne m'inspire pas trop pour avoir, comme beaucoup, souffert tout pareil,... et y a pas longtemps !
j'aurais volontiers lu plus drôle

La littérature est-elle appelée à devenir une collation de menus faits du quotidien, dont les pages des hebdomadaires féminins échoués dans les salles d'attente nous gargarisaient déjà abondamment ?
Sur une évidence largement partagée, n'y-a-t-il pas, si l'on tient absolument à raconter cela, moyen d'en faire un petit quelque chose un peu gouleyant ?
Je n'aime pas les coups de coude dans les côtes, qui m'ont paru distribués là avec une prodigalité de satrape : ça commence avec l'enterrement plus gai, et finit à la fin.
A travers des dialogues de salle d'attente - je n'ai pas dit de garde, quoique ça puisse être autrement croquignolet -, ne pourrait-on rendre compte des mêmes choses en animant un chouia ?
" Et à moi, vous savez ce qu'il m'a fait ? Le jet dans la carie, et gicle que je te gicle ; du coup, qu'est-ce que vous voulez, j'ai la jambe qui est partie ; oui, justement, dans les parties. Dame, j'ai pas pu contrôler ; donnant-donnant, remarquez"
Je dis ça, je dis rien, hein.