Petites histoires de gares

Veste thaï story

Il y a un type à côté de moi dans le train : 65 ans, peu ou prou. Taille moyenne, corpulence bedonnante.
Il porte une veste thaï, un pantalon de velours côtelé et une écharpe écossaise.
Faute de goût, me dis-je.
Intriguée, je m’attarde quelques instants sur son visage : Ses traits sont tirés. Mais pas tirés n'importe comment, tirés vers le bas. Ses lèvres tombent, se courbent vers le menton de telle sorte que ce type semble sourire à l'envers. Les rides qui séparent ses sourcils forment deux parallèles absolument parfaites, tellement qu’elles en deviennent suspectes. Oui, c’est ça, ce type est suspect, c’est inscrit dans la géométrie de son visage.
Alors je note tout cela dans mon petit carnet, au cas où la police m'interrogerait : veste thaï, pantalon de velours côtelé, traits tirés etc…
Je n'ai pas précisé pour ses chaussures : des mocassins noirs, plutôt chics et parfaitement cirés. A vue de nez, du 43.
Je note ça aussi.
Parce qu'imaginez que, dans quelques heures, on découvre un cadavre non loin de la gare du Nord. Un type égorgé par exemple. L'hypothèse n'est pas improbable, des types égorgés à la gare du Nord, ça doit pouvoir se trouver. Je disais donc, imaginez qu'un type égorgé soit retrouvé mort et que l'assassin ait laissé l'empreinte de sa semelle sur la joue de sa victime. Pourquoi pas.
Et imaginez ensuite que la police vienne m'interroger. Logique, gare du Nord, j'y étais y a pas une heure, soit vers 15h30, moment où l'égorgé s'est fait zigouillé d'après le médecin légiste.

Le policier :
— Mademoiselle, un égorgé a été zigouillé et piétiné par son assassin vers 15h30 du côté de la gare du Nord.

Moi, horrifiée :
— Hoooo !

Le Policier :
— Vous savez, des égorgés vers la gare du Nord, on en voit toutes les semaines… (NDLA : Je vous l'avais dit.) Vous qui y étiez à 15h30 soit précisément l'heure du crime d'après le médecin légiste, avez-vous remarqué quelque chose de particulier ?

Moi, désolée :
— Non, non je ne vois pas.

Le Policier :
— Vous êtes sûre ? D'après l'analyse des empreintes de semelle retrouvées sur la joue de l'égorgé, le suspect est un homme de taille moyenne chaussant du 43.

Moi, pensive:
— Du 43 vous dîtes ? Parce qu’il y avait bien un type assis à côté de moi dans le train : 65 ans, peu ou prou. Taille moyenne, corpulence bedonnante, veste thaï, pantalon de velours côtelé, écharpe écossaise. Rides sourcilliennes parallèles et mocassins noirs, plutôt chics parfaitement cirés. A vue de nez, du 43...

Le Policier :
— Des mocassins vous dîtes ?

Moi, affirmative :
— Oui

Le Policier :
— Des mocassins, non, ça colle pas... Mais je ferai tout de même un rapport dès fois qu'on retrouve du côté de la gare du Nord des empreintes de mocassins taille 43 sur la joue d'un autre égorgé piétiné…


Il s’en tire bien, le type à la veste thaï. Sauvé par la présomption d’innocence, comme on dit.
Du moins, jusqu’à ce qu’un autre égorgé soit retrouvé mort et piétiné à la gare du Nord.
Alors, quand il s’est levé à Bruxelles pour prendre sa correspondance, je n'ai pu m'empêcher de murmurer :
— Assassin !

Il s’est retourné, lentement, et il a dit :
— Personne n’est parfait…

J'adore cet humour Krystelle, vrai ! Quel régal ! C'est totalement loufoque, raconté avec détachement mais conviction. Tu te fous du lecteur et le lecteur s'en fout ! Bravo pour ce morceau d'anthologie, encore une corde à ton arc, j'aime beaucoup ce registre là ! ;-)

3164 signes, c'est bien, tu as fait ta ration quotidienne :-)))

Sur le panneau d’affichage, les destinations s’allument, clignotent et meurent, les unes après les autres. Je ne sais pas laquelle choisir, ne parviens pas à me décider.
A quelques pas, une enfant pleure. J’ignore pourquoi. Je crois qu’elle-même ne le sait pas, ne le sait plus du moins. Elle a sans doute eu une bonne raison pour ça, une très bonne même, mais personne n’y a prêté attention, et si elle cesse maintenant, de l’attention, elle n’en aura pas davantage. Alors elle reprend de plus belle, ce sont des larmes de colère à présent, elle crie, gémit, sanglote, glousse, s’en donne à cœur joie jusqu’à ce que sa mère l’implore de se taire. C’est ainsi que j’apprends que l’enfant s’appelle Naïma et Naïma, désormais blottie dans les bras maternels, n’est plus tout à fait certaine d’être encore colère. Elle doute un instant, renifle et décide qu’elle ne l’est plus.
Toute sourire, Naïma se lève, balaie le hall du regard et s’avance vers moi :
— Et toi, pourquoi tu pleures ?
― Moi j’ai une bonne raison pour ça. Une très bonne même. La meilleure raison du monde...
Et je cherche, tandis que l’enfant me dévisage.
― Laquelle ?
Oui, tiens, c’est vrai ça, laquelle ?
― J’ai bu un océan.
― Oh ?
― Et maintenant faut bien que ça ressorte par quelque part...
Naïma fronce un sourcil, puis l’autre. D’un coup, elle retourne vers sa mère, plonge la main dans son sac, en sort un paquet de kleenex et me l’apporte.
― C’est pour éponger l’océan…
Il faut qu’elle y aille maintenant, me dit-elle.
Elle fait deux pas, hésite, puis revient.
― Dis, t’en as quand même laissé un peu pour les poissons et les baleines ?
J’acquiesce et Naïma me quitte, rassurée.

Un peu plus tard, entre deux kleenex, je lève le nez. Un type me regarde. Je me dis qu’il va venir, sécher mes larmes et peut-être même m’emmener ailleurs, plus loin, pour un petit bout de vie. Ça tombe bien, moi j’ai un océan à lui offrir.
Mais sans même que j’ai eu le temps de le lui dire, il se lève et s’en va.
Sans moi.

Voilà un tout autre registre, très poignant celui-ci. J'aime moins pour le fond, mais la forme 'est magnifique.
Juste une remarque sur la fillette : elle est dans les bras de sa maman quand elle finit de pleurer, et puis elle se lève, je comprends pas bien...
Merci alors pour celui-ci, encore une suite ? ;-)

A Raymond Erm



Tandis que je change mes billets pour la troisième fois, la guichetière me demande si je désire prendre la carte « Grand voyageur ».
Je réfléchis.
Trente euros et des brouettes.
Il faut voyager beaucoup pour que ça vaille le coup, me dis-je. Je fais un rapide calcul de mon budget voyage annuel et en déduis que, sans aucun doute, je suis une grande voyageuse.
Je réfléchis encore.
Le grand voyageur SNCF ne voyage qu’en train. Ce n’est pas mon cas. Il me faut recalculer. Je sors un carnet, un crayon, additionne, soustrait, m’embrouille et rature.
Derrière moi, j’entends que ça piétine, soupire, trépigne.
Puisqu’il faut choisir, je range mon carnet et décide d’être une Grande voyageuse. L’idée me plait.
La guichetière sourit, appuie sur le bouton « enter » de son ordinateur :
— Trente euros et des brouettes s’il vous plait.
C’est pas rien quand même.
Je réfléchis à nouveau.
Parce qu’être une Grande voyageuse est une chose, le rester en est une autre. N’osant pas ressortir mon carnet par égard pour la file d’attente qui toujours s’impatiente, je compte du bout de mes dix doigts les destinations à venir. Je manque de mains, emprunte celle du voisin et opte définitivement pour l’option « Grand voyageur ».
La foule applaudit tandis que je remballe ma carte de crédit. L’ovation est sardonique, évidemment. Je quitte le hall, embarrassée. Faut pas croire, c’est pas facile tous les jours d’être une Grande voyageuse…
Un peu plus tard, je m’allume une cigarette sur le quai et repense à cette phrase d’un ami :
« Tous les trains ne partent pas d’une gare ...»
Il se faisait appeler Raymond Erm et je me souviens lui avoir répondu :
« Le mien si, et il me ramène au point de départ. »
Nous ne nous sommes plus jamais revus. Sans doute parce que j’ai décliné l’invitation au voyage, je n’étais pas prête alors à prendre le train en marche, à monter dans une rame qui m’emmènerait ailleurs, un peu plus loin dans l’histoire, dans mon histoire.
Je réalise maintenant que tous les vrais départs, je les ai manqués, que je n’ai jamais autant pleuré que dans un TGV, je repense aux trains de 16h42 à Liège, 15h50 à Montparnasse, 9h51 à Dax, 18H22 à Irun… Quelque soit le trajet, je reviens toujours au même point, et peut-être même en arrière.
Mes trains à moi partent toujours d’une gare et roulent à reculons.
J’écrase mon mégot dans le cendrier et retourne au guichet.
J’ai plus envie d’être une Grande voyageuse.

Encore tout plein de tristes pensées ruminées dans ce texte ! Heureusement que des pointes d'humour ponctuent la narration, l'introspection.
Ton style est agréable, reconnaissable maintenant, quelqu'un le disait il y a peu. Il s'est affirmé au fil des textes, de 3000 signes ou plus ou moins. Mais il est bien là, et je le trouve agréable.

Krystelle, vraiment, je suis époustouflé ! Quelle imagination !
Trois courts récits qui se tiennent et qui vont tambours battants !
Un pouvoir d'évocation formidable ! Des récits très personnalisés, qui racontent vraiment quelque chose à la fois simple et pas banal du tout !
Un vrai plaisir de lecture !
Allez, quand même, il faut trouver quelque chose : tu devrais peut-être un peu plus décrire les gares et leur atmosphère particulière. Peut-être...

Des textes bien écrits? oui!
Une plume reconnaissable? oui!

Mais j'ai quand même une préférence pour le premier texte dont l'humour cynique, un tantinet, me plaît vraiment!

Bravo!

Veste thaï story: il y a certes le jeu de mot du titre, il y a une touche de surréalisme dont le décalage me plaît, il y a une pointe d'humour et aussi de la déconfiture. Et aussi à nouveau cette anti-héroïne pas vraiment glorieuse mais attachante. malgré tout ça, il me manque un truc, de la vraie émotion, ça ne décolle pas vraiment à mes yeux. Comme si à partir d'une émotion, un texte devait/voulait être créé, mais voilà, ça n'a pas suffi, ce n'est pas abouti.

Larmes de fond: c'est doux et cruel. très simple aussi, une histoire comme on en lit tant et tant mais ça garde son charme, surtout la fin, raide et si réelle. Un instantané de vie qui parle, parce que justement, c'est simple et ça sonne vrai.

Tous les trains ne partent pas d'une gare: j'aime les réflexions glissées dans ce texte, ce morceau d'une vie bien cruelle et... c'est la vie. Celle qu'on a et celle qui passe.

J’aime vraiment ces textes. Très agréable à lire et très visuel !

J’adore le surréalisme du premier, surtout la chute. Il y a beaucoup d’humour.

Le deuxième est très bien tourné, même s’il manque tout de même un petit quelque chose à mon goût, comme l’esquisse d’une explication. Ça rend anxieux, mais peut-être est-ce voulu.

J’aime aussi particulièrement le troisième, avec beaucoup de réflexions et une sorte de déprime glissée parmi les mots, comme le deuxième. On ressent ça et c’est très fort.

Dommage qu’ils ne soient pas plus longs ! (Ou qu'il n'y en ait pas plus...)

J'aime vraiment beaucoup !
Je trouve que tu vises de plus en plus juste dans tes textes. Ceux-là sont équilibrés, imaginatifs.

Je pense, je trouve, que les trois textes sont plutôt indépendants, donc je détaille un par un :

Veste thaï story (excellent titre :-)
Le truc de reprendre les expressions (égorgé zigouillé) fonctionne bien. Il manque peut-être un tout petit truc au moment où "tu" décides que le gars est suspect, soit dans le cheminement de la pensée, soit dans la progression de la parano (à toi de voir). Chute un peu classique, mais elle me va bien. Ca reste très drôle et bien enlevé !

Larmes de fond (excellent titre aussi :-)
Peut-être un tout petit peu moins bien au tout début, et peut-être juste à cause de cette énumération : "elle crie, gémit, sanglote, glousse, s’en donne à cœur joie". La suite est remarquable. Je n'aurais peut-être pas mis ce dernier "sans moi", pour finir plus "sec" (d'accord, c'est un peu tout pourri mon jeu de mot).

Tous les trains ne partent pas d'une gare. (excellent titre !).
J'adore la façon dont le texte est mené, le doute du début, et la fin qui se précipite. Là encore, des réserves sur les deux dernières phrases qui pourraient être condensé pour donner encore plus de "punch". Les textes sont courts, peut-être peux-tu les finir comme "un grand coup de poing" (j'ai lu cette image je sais plus où à propos de nouvelles courtes).

Veste thaï story :
J’adore la dernière phrase ! Le genre de formule qui claque, parfait pour finir un texte en beauté. J’ai bien aimé la façon de penser de la narratrice, sa manière de regarder les gens aussi, et puis le petit film sur le meurtre, comme on s’en fait tous parfois, c’est intéressant de raconter ça dans un texte je trouve, d’habitude on écrit sur ce qu’on imagine, là tu écris sur le fait d’imaginer (je crois que je suis pas claire…)

Larmes de fond :
Adorable ce texte, triste mais adorable. J’aime beaucoup les réflexions de la petite fille, et la manière de la décrire, particulièrement quand elle est en train de se demander si elle est encore fâchée ou non, c'est visuel, et puis l’initiative du paquet de mouchoir aussi. Jolie formulation pour les destinations, c’est bien écrit.

Tous les trains ne partent pas d’une gare :
« Le mien si, et il me ramène au point de départ. » Elle sonne bien cette phrase.
Joli texte là aussi, je trouve l’idée du train, de la gare, du départ, bien exploitée pour exprimer la douleur et les regrets, on se sert souvent de cette image, c'est pas très original en soi, mais tu as su en faire quelque chose… j’ai aimé aussi l’ambiance installée au guichet.

Bien ces trois petits textes déclinés dans le train, sur le quai, aux guichets... ils sont très différents, ça me plait. Une préférence pour le deuxième.

3 petites nouvelles à lire, trois moments qui se la jouent "je tiens la route, les bas-côtés avec"

Tu l'as dit Yali. Aucun dérapage. De la belle mécanique bien huilée. On en redemande !

À lire debout sur le quai, assis sur un banc, allongé entre les rails.

- corpulence et bedonnant ne peuvent ainsi se marier (ampleur du "corps"/ ventre).
- un égorgé zigouillé me trouble... L'aurait-on tué deux fois ?

Sinon, c'est sympa.

Larmes de fond

"à coeur joie" me semble difficile à défendre.

Larmes de fond

Alors elle reprend de plus belle, ce sont des larmes de colère à présent, elle crie, gémit, sanglote, glousse, s’en donne à cœur joie jusqu’à ce que sa mère l’implore de se taire

Moi ça me va très bien en fait ;o) on y ressent bien la gamine qui cherche à monopoliser l'attention pour Dieu sait quelle raison... Elle fait tout ce qu'elle peut et y met tout son coeur ;o) c'est souvent ça avec les gamins caractériels!

Autrement, Krystelle, j'ai vraiment beaucoup aimé tes trois textes. J'aime bien la manière dont tu écris. Ce n'est pas pompeux, c'est clair, c'est attachant.

J'aime beaucoup l'ambiance générale relevant de l'absurde dans Vest Thai Story.

J'ai aussi beaucoup aimé ceci dans larmes de fond:

― J’ai bu un océan [...]
et son écho
[...]Ça tombe bien, moi j’ai un océan à lui offrir.

Merci de ces textes ;o)

Je n'ai qu'un mot à dire : Génial !
Comme je suis contente que ce forum me donne l'occasion de découvrir ce genre d'auteur...
Comme beaucoup j'ai également préféré la première pour sa fraîcheur, son humour à point et sa chute.
es deux autres m'ont également emballée, même si j'ai un peu regretté l'abondance, qui m'a semblé un peu surdosée, de répétitions dans le second.
Bravo, et j'espère que j'aurai le plaisir de te lire incessamment !

Une petite histoire super sympa et super agréable. Bravo !

Il y a longtemps, j'ai lu ces textes.
Il y a longtemps aussi, je me suis dit qu'il fallait expliquer des choses à Krystelle.
Comme l'émerveillement que m'ont procuré ses textes.
Comme cette légèreté toute sucrée qui m'a saisi, dorlotté, parfumé.
COmme la poésie, déclarée ou à demi-tue, qui baigne ces histoires.

Si je devais faire mon classement, je dirais que le 2e est celui qui m'a le plus touché. Il s'y déroule un duel dramatique, un duel qui nous hante tous : la naïveté de l'enfance contre la désillusion adulte. Superbe.

Le premier celui qui m'a le plus fait rire. Il est absurdement magnifique, et mon Dupond serait là, il dirait magnifiquement absurde. Epicé à souhait.

Le dernier s'embourbe un chouïa trop, et dilue donc un peu de sa noire solitude.

Voilà, il me fallait te tirer mon chapeau et dire combien j'aime tes histoires ;-)