La grève
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La grève
Solange a décidé de faire la grève de la propreté.
Peu à peu elle a cessé de passer l’aspirateur, de faire briller les vitres, d’emprisonner la poussière dans la peau de chamois.
Mais il ne l’a pas remarqué.
Alors elle a peaufiné les détails, abandonné la table de la cuisine aux miettes du petit-déjeuner et aux tâches de café, laissé la vaisselle s’empiler dans l’évier puis tout autour en une pyramide vacillant à chaque courant d’air, arrêté de nettoyer l’écuelle du chat, pire, de changer sa litière et tout autour, harmonieusement, se dessinent des traces de pattes.
La cuisinière est colorée de cercles concentriques du plus foncé au plus pâle à mesure que l’on s’éloigne du brûleur, le micro-onde exhale à chaque ouverture l’odeur du poisson d’il y a quinze jours, les abords de la cafetière sont parsemés de moisissures, le sol glisse de graisse et le frigo sent le fromage fermenté.
Ca n’a pas suffi.
Solange est passée au plan WC salle de bain : elle perd ses longs cheveux bruns et ne les ramasse plus, ils forment un fin tapis mouvant qui se déplace au fil des pas, s’envole librement et se colle aux pieds humides sortant de la baignoire, baignoire ayant pris une teinte beige plus marquée au milieu, carrément grise près des robinets et sur le rebord de laquelle les rasoirs usagés côtoient les restes craquelés de savon.
Le lavabo est couvert de traces de dentifrice, de vieux poils épilés et de traînées verdâtres dont elle préfère ignorer la provenance.
En revanche, aucun doute possible pour celles qui maculent la cuvette des toilettes, la recharge brise marine est vide depuis longtemps et pendouille tristement le long d’une paroi, abritant un fond d’eau sale alimenté à chaque chasse tirée. D’ici une dizaine de feuilles, le stock de rouleaux de papier toilette aura expiré, pour le plus grand malheur des murs blancs.
Dans la chambre le contenu de l’armoire vide est posé en tas sale par terre, les draps sentent la sueur et les humeurs nocturnes et la moquette est décorée de bouloches.
Dans le salon les moutons de poussière volent allègrement sur le lino tâché, la corbeille à papier a étendu son territoire sur deux bons mètres carrés de sol et des restes de nourriture s’y mêlent.
Mais toujours aucune réaction.
Elle a donc monté d’un cran : grève de douches.
Elle pue le négligé, ses cheveux sont collés en paquets gras, ses ongles semblent avoir subis une french manucure noire, son haleine a des relents de détritus macérés et chacun de ses gestes s’accompagne d’effluves plus chargés les uns que les autres.
Mais qu’elle lui parle de près, s’assoit à ses côtés ou se colle contre lui la nuit, il ne bronche pas, silence pesant, aucun regard, pas un geste.
Elle ne sait plus comment exister, grève de vie ?
Jean-Marc se tient dans l’entrée, il ose à peine bouger dans cet appartement en sale état.
La puanteur est insoutenable, il a rabattu son col roulé sur son nez pour respirer son parfum et se créer une illusion de masque filtrant.
Malgré cela il étouffe, se met régulièrement en apnée.
On dirait une décharge, aucune poubelle vidée depuis des semaines, les déchets s’amoncellent dans les coins, un unique passage dégagé zigzague entre chaque pièce, les portes et les murs sont souillés, ça l’oppresse, il a l’impression que la saleté pénètre en lui par tous ses pores et qu’aucun lavage n’y changera rien.
C’est une vision d’horreur, le bazar est indescriptible et grouillant, il fait attention à chaque pas de peur d’écraser un asticot ou dieu sait quelle bête qu’il ne veut pas imaginer, encore moins nommer ou regarder, simplement tétanisé à l’idée d’entendre un bruit visqueux sous sa semelle.
Une voisine a donné l‘alerte, il a forcé la porte, est entré en premier, pris d’une violente quinte de toux en respirant les remugles poussiéreux, pour la première fois en vingt ans de service il a dû sortir un instant calmer sa nausée.
D’après les premières constatations, l’homme est mort depuis des mois, la femme qui l’enlace depuis quelques jours.
Peu à peu elle a cessé de passer l’aspirateur, de faire briller les vitres, d’emprisonner la poussière dans la peau de chamois.
Mais il ne l’a pas remarqué.
Alors elle a peaufiné les détails, abandonné la table de la cuisine aux miettes du petit-déjeuner et aux tâches de café, laissé la vaisselle s’empiler dans l’évier puis tout autour en une pyramide vacillant à chaque courant d’air, arrêté de nettoyer l’écuelle du chat, pire, de changer sa litière et tout autour, harmonieusement, se dessinent des traces de pattes.
La cuisinière est colorée de cercles concentriques du plus foncé au plus pâle à mesure que l’on s’éloigne du brûleur, le micro-onde exhale à chaque ouverture l’odeur du poisson d’il y a quinze jours, les abords de la cafetière sont parsemés de moisissures, le sol glisse de graisse et le frigo sent le fromage fermenté.
Ca n’a pas suffi.
Solange est passée au plan WC salle de bain : elle perd ses longs cheveux bruns et ne les ramasse plus, ils forment un fin tapis mouvant qui se déplace au fil des pas, s’envole librement et se colle aux pieds humides sortant de la baignoire, baignoire ayant pris une teinte beige plus marquée au milieu, carrément grise près des robinets et sur le rebord de laquelle les rasoirs usagés côtoient les restes craquelés de savon.
Le lavabo est couvert de traces de dentifrice, de vieux poils épilés et de traînées verdâtres dont elle préfère ignorer la provenance.
En revanche, aucun doute possible pour celles qui maculent la cuvette des toilettes, la recharge brise marine est vide depuis longtemps et pendouille tristement le long d’une paroi, abritant un fond d’eau sale alimenté à chaque chasse tirée. D’ici une dizaine de feuilles, le stock de rouleaux de papier toilette aura expiré, pour le plus grand malheur des murs blancs.
Dans la chambre le contenu de l’armoire vide est posé en tas sale par terre, les draps sentent la sueur et les humeurs nocturnes et la moquette est décorée de bouloches.
Dans le salon les moutons de poussière volent allègrement sur le lino tâché, la corbeille à papier a étendu son territoire sur deux bons mètres carrés de sol et des restes de nourriture s’y mêlent.
Mais toujours aucune réaction.
Elle a donc monté d’un cran : grève de douches.
Elle pue le négligé, ses cheveux sont collés en paquets gras, ses ongles semblent avoir subis une french manucure noire, son haleine a des relents de détritus macérés et chacun de ses gestes s’accompagne d’effluves plus chargés les uns que les autres.
Mais qu’elle lui parle de près, s’assoit à ses côtés ou se colle contre lui la nuit, il ne bronche pas, silence pesant, aucun regard, pas un geste.
Elle ne sait plus comment exister, grève de vie ?
Jean-Marc se tient dans l’entrée, il ose à peine bouger dans cet appartement en sale état.
La puanteur est insoutenable, il a rabattu son col roulé sur son nez pour respirer son parfum et se créer une illusion de masque filtrant.
Malgré cela il étouffe, se met régulièrement en apnée.
On dirait une décharge, aucune poubelle vidée depuis des semaines, les déchets s’amoncellent dans les coins, un unique passage dégagé zigzague entre chaque pièce, les portes et les murs sont souillés, ça l’oppresse, il a l’impression que la saleté pénètre en lui par tous ses pores et qu’aucun lavage n’y changera rien.
C’est une vision d’horreur, le bazar est indescriptible et grouillant, il fait attention à chaque pas de peur d’écraser un asticot ou dieu sait quelle bête qu’il ne veut pas imaginer, encore moins nommer ou regarder, simplement tétanisé à l’idée d’entendre un bruit visqueux sous sa semelle.
Une voisine a donné l‘alerte, il a forcé la porte, est entré en premier, pris d’une violente quinte de toux en respirant les remugles poussiéreux, pour la première fois en vingt ans de service il a dû sortir un instant calmer sa nausée.
D’après les premières constatations, l’homme est mort depuis des mois, la femme qui l’enlace depuis quelques jours.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: La grève
Quelle chute, mes amis, quelle chute !
J'ai juste eu peur que ça traîne un peu en longueur avec la liste des négligences de Solange mais que nenni, bon dosage et tout.
Le genre de texte qui me ramène toujours à la mémoire cette nouvelle à faire frissonner de Faulkner, A rose for Emily.
ses ongles semblent avoir subis
J'ai juste eu peur que ça traîne un peu en longueur avec la liste des négligences de Solange mais que nenni, bon dosage et tout.
Le genre de texte qui me ramène toujours à la mémoire cette nouvelle à faire frissonner de Faulkner, A rose for Emily.
ses ongles semblent avoir subi
Invité- Invité
Re: La grève
C'est pas croyable, tu as visité mon appart' quand j'étais étudiant, toi ! ^^
Très chouette. Je commence à saisir un peu mieux ta patte, un style très simple, descriptions, puis paf, la chute. Très bien mené. Et très bonne fin
Très chouette. Je commence à saisir un peu mieux ta patte, un style très simple, descriptions, puis paf, la chute. Très bien mené. Et très bonne fin
Invité- Invité
Re: La grève
Merde, ces morts qui ne remarquent rien ! Faudrait les tuer !
L'énumération des manquements successifs m'a paru un peu longue, mais quelle chute !
L'énumération des manquements successifs m'a paru un peu longue, mais quelle chute !
Invité- Invité
Re: La grève
ah la vache!
ça m'a fait beaucoup sourire au début, mais la fin est tellement glaçante!
qu'on sourit nettement moins :0)
Peut-être un peu trop descriptif vers le milieu, enfin, la première partie s'essouffle un petit peu au bout d'un moment, mais j'aime bien ce texte!!
ça m'a fait beaucoup sourire au début, mais la fin est tellement glaçante!
qu'on sourit nettement moins :0)
Peut-être un peu trop descriptif vers le milieu, enfin, la première partie s'essouffle un petit peu au bout d'un moment, mais j'aime bien ce texte!!
Re: La grève
Bien vu ! Chapeau.
Mes remarques :
« aux miettes du petit-déjeuner et aux taches (une tache est une souillure, une tâche un boulot à faire) de café »
« Ça n’a pas suffi. »
« les moutons de poussière volent allègrement sur le lino taché ches (une tache est une souillure, une tâche un boulot à faire,dem côté verbe) »
« ses ongles semblent avoir subi(et non « subis ») une french manucure noire »
« Mais qu’elle lui parle de près, s’assoie (subjonctif) à ses côtés ou se colle contre lui la nuit »
Mes remarques :
« aux miettes du petit-déjeuner et aux taches (une tache est une souillure, une tâche un boulot à faire) de café »
« Ça n’a pas suffi. »
« les moutons de poussière volent allègrement sur le lino taché ches (une tache est une souillure, une tâche un boulot à faire,dem côté verbe) »
« ses ongles semblent avoir subi(et non « subis ») une french manucure noire »
« Mais qu’elle lui parle de près, s’assoie (subjonctif) à ses côtés ou se colle contre lui la nuit »
Procuste- Nombre de messages : 482
Age : 61
Localisation : œ Œ ç Ç à À é É è È æ Æ ù Ù â  ê Ê î Î ô Ô û Û ä Ä ë Ë ï Ï ö Ö ü Ü – —
Date d'inscription : 16/10/2010
Re: La grève
Intéressant... mais il y a deux choses que je n'ai pas compris.
1) Pourquoi la femme a décidé de faire une grève de ménage ?
2) Comment elle a fait pour ne pas s'apercevoir que son mari est décédé ?
1) Pourquoi la femme a décidé de faire une grève de ménage ?
2) Comment elle a fait pour ne pas s'apercevoir que son mari est décédé ?
Re: La grève
Un texte qui me donne envie de gerber c'est rare. Tes descriptions apocalypto-crados sont efficaces, donc. Je ne les ai pas trouvées trop longues... C'est fou quand on y pense comme on est cerné par la crasse la décrépitude la moisissure la puanteur la pourriture on passe une partie insensée de sa vie à lutter contre cela . Tout ça pour quoi ? Se retrouver être un corps en décomposition un truc puant qui se fera nettoyer par les vers . Pas étonnant que certains puissent cesser la lutte avant même que d'être crevés. Etonnant qu'on ne finisse pas tous fous comme Solange!
Bravo elea.
Bravo elea.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: La grève
Vous pouvez laisser tomber mes questionnements, j'ai fini par comprendre aux relectures ! ... J'aime ! ;-)
Re: La grève
Hé bé... assez terrible comme texte !
Bien écrit, agréable à lire, avec une première partie qui prête à sourire (quoique... y a des moments où j'ai pensé à l'un ou l'autre cheveu qui traînait chez moi et j'en passe... faudrait à "C'est du propre" à demeure :-)
Tu restitues bien cette décrépitude qui s'empare d'un être, d'une vie et puis la fin... tout est là, glacial et implacable. Bravo !
Bien écrit, agréable à lire, avec une première partie qui prête à sourire (quoique... y a des moments où j'ai pensé à l'un ou l'autre cheveu qui traînait chez moi et j'en passe... faudrait à "C'est du propre" à demeure :-)
Tu restitues bien cette décrépitude qui s'empare d'un être, d'une vie et puis la fin... tout est là, glacial et implacable. Bravo !
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: La grève
Le chat au choix :
- version SPA : il s'est sauvé quand la porte d'entrée s'est ouverte
- version gore : il a été mangé par les "grouillants" de l'appartement ou Solange...
Procuste : je suis irrécupérable je crois pour la tâche/tache étant donné que j'avais déjà fait l'erreur dans un autre texte, je ne sais pas pourquoi cela ne veut pas rentrer !
Merci pour vos commentaires !
- version SPA : il s'est sauvé quand la porte d'entrée s'est ouverte
- version gore : il a été mangé par les "grouillants" de l'appartement ou Solange...
Procuste : je suis irrécupérable je crois pour la tâche/tache étant donné que j'avais déjà fait l'erreur dans un autre texte, je ne sais pas pourquoi cela ne veut pas rentrer !
Merci pour vos commentaires !
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: La grève
Elea, j'ai lu votre texte d'une traite, sans respirer.
Mais, où veut-elle en venir me disais-je ? Obliger son compagnon ou compagne à s'occuper des corvées ménagères ?
Non, bien sûr. Une chute magistrale.
Un coup de poing.
Mais, où veut-elle en venir me disais-je ? Obliger son compagnon ou compagne à s'occuper des corvées ménagères ?
Non, bien sûr. Une chute magistrale.
Un coup de poing.
Re: La grève
J'aime beaucoup l'idée de cette femme qui enlace un mort "suis romantique", puis, je ne sais si tu y as pensé, mais une grève c'est une berge, une rive, un bord, enfin quelque chose où l'on s'amarre pour un temps ou pour l'éternité.
Yali- Nombre de messages : 8624
Age : 59
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: La grève
Yali : le titre d’origine était "le ménage" mais il ne me plaisait pas, même s’il jouait aussi sur le double sens du mot, donc oui j'ai pensé à cette femme se noyant dans la folie du chagrin avant d'enfin atteindre la grève, le repos, j'avais mon titre !
J'en profite pour m'excuser d'avoir gâché le p'tit déj de certains... Et remercier pour les nouveaux commentaires.
PS pour madame modération : j'ai répondu ici et remonté mon texte, c'est vilain je sais ! mais pour ma défense, à la fin de mes commentaires z'allez voir que je serais plus bas qu'avant ! Donc pas taper... ou pas trop fort... :-)
J'en profite pour m'excuser d'avoir gâché le p'tit déj de certains... Et remercier pour les nouveaux commentaires.
PS pour madame modération : j'ai répondu ici et remonté mon texte, c'est vilain je sais ! mais pour ma défense, à la fin de mes commentaires z'allez voir que je serais plus bas qu'avant ! Donc pas taper... ou pas trop fort... :-)
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: La grève
Mais tu ne me l'as pas gaché éléa au contraire ... Tu rigoles ?
C'est un des meilleurs textes que j'ai lu recemment !
C'est un des meilleurs textes que j'ai lu recemment !
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: La grève
même pas vrai !elea a écrit:à la fin de mes commentaires z'allez voir que je serais plus bas qu'avant ! Donc pas taper... ou pas trop fort... :-)
:-)))
ahahahahah !!!
Re: La grève
Moi aussi je t'ai beaucoup aimée, elea, sur l'écriture de ce texte.
machoman- Nombre de messages : 6
Age : 34
Date d'inscription : 14/10/2010
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