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Yeux noirs

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Message  Louis Ven 7 Jan 2011 - 17:27

Une histoire d' e, par où tout commence. Ça ne commence pas avec un o bien claironnant, non. Par un e, d'ordinaire si discret, si gentil, un e blanc, si souvent muet, un e blanc, presque transparent. Vois : il sort du rang, indocile. Il ne se tient plus au garde-à-vous, bien droit, que lui arrive-t-il ? Vois : son allure penchée, ridicule. Vois comme il est suivi par les L , comme il entre en dissidence, comme il entraîne les autres, ses acolytes, complices, dans sa révolte et son insoumission.

Vois comme ça commence. Il faut la voir, elle, il faut la voir : voyelle. Cette voyance, cette lettre du voyant, ce e par où tout se voit autrement, e qui fait pencher le monde, dangereusement.

e met tout de biais. Contamine l’écriture caroline, rebelle, mutine. Bouscule ses voisines et le monde s’incline, l’univers est en italique prêt à basculer dans le néant blanc. Les lettres fléchissent, l'être décline, étrange déviation de l’abc du monde, étranges déclinaisons, singulières désinences, étonnantes flexions.

Calli danse la ola, ça balance la graphie, de l’oméga jusqu’à l’alpha, ça danse, en vagues, ça tangue, le mouvement s’amplifie, en cadence, souffle sur l’écrit un vent, une folie, et les syllabes tombent, les voyelles chancellent, se mêlent et se plient, et les consonnes aussi détonnent, tout se brouille, s’embrouille, chaos d’agraphie.

Il faut voir, c’est dans son regard.
Il faut voir.
Que voient-ils tes yeux, Elisa ? Que voient-ils ?
Des lettres dévoyées, des lettres couchées, un monde en ruines.
Sur la page folle, sur ta rétine, où les mots vibrent-ils ?
Phrases éboulées, plus de sens ; paroles écroulées, plus de rimes, plus de consonances, un crime.

Tu as peur, Elise, tu ne voudrais pas rester dehors, exclue, derrière la porte fermée des livres, suspendue entre ombre et lumière. Les livres à jamais clos ne sont plus que sacs de mots avariés, en saccage.

Tes yeux pers, Elisa, tes yeux ouverts, pour quel dommage ?

Tu es partie, Elise. Au-delà des livres. Tu as quitté leurs bordures, leurs lisières brochées.
Oh, tu as tant erré sur le globe.

Tu es venue dans cette contrée.
Une envolée, en un passage par nuages, tu as laissé des traînées blanches dans le ciel, en un long sillage. Des formes visibles quand on lève la tête, le soir. Lisible a des orages ; tempête, houache blanche ; e des orbes de lune.
Une traversée, par-dessus les grandes coupoles turquoises, les pontons de lune sur la mer ambrée, étincelante ; toi, haletante par-dessus l’ipomée volubile d’un matin.

Sur terre, tu as marché longtemps. E du ciel, L en terre, ton avancée de syllabes en syllabes, par-dessus les monts, par- delà les syntaxes du monde, tes pas brodés dans la texture des songes. Tu as évité l’a des algarades ; et tout l’immonde.
Tu as éloigné les lugubres horizons noirs.

Tu es venue là, dans cette contrée.
Quand tu as vu le vieux moulin sur la colline, tu es restée. C’est un moulin de pierre. Tu en as fait ta demeure. C’est un moulin aux ailes brisées, qui ne tournent plus au gré du vent. Ses pales cassées n’accrochent plus les nuages, ses bras n’accueillent plus personne, toi, tu as trouvé ton logis sous ses ailes déchirées. Ta robe légère flotte seule dans le vent quand, sur la colline, tu vas et tu viens.

Les jours de marché, tu descends parfois au village pour contempler sur les étals, éventaires sous des voiles de couleurs vives, en longues files sifflantes, alignées, chuintantes, des fioles d’autan, des fiasques d’aquilon, des verres en cristal débordant de vent blanc. Hâtivement, tu retrouves ton moulin délabré, ta masure solitaire. Chaque jour trace une lézarde dans ses murs anciens, chaque jour ouvre une fissure, une marque écrite où s’engouffre le vent, une blessure. Et toujours tu retournes à ton moulin qui ne tourne plus. A ton moulin, prose des vents. Parfois, meunière, on peut te voir danser en girant, avec lenteur, le soir, jusqu’aux heures noires quand le ciel crie ses étoiles, et que tu accordes ton giroiement au rythme des meules qui broient fatalement chaque heure, chaque grain des jours.
Longuement, tu contemples l’aurore aux pelures d’oranges amères.
Elisa, tu combats le noir, tu pousses les ténèbres de tes mains blanches hors les frontières des journées assombries.

Tu as trouvé une sérénité, certainement, Elise, tu as dû la trouver.

Tu as dessiné, tranquille insouciance, sur le tableau du ciel, à la craie blanche de nuages, des paysages sereins que le soleil colorie, le soir, le matin, de ses pinceaux de lumière éphémère ; tu as dessiné les formes ondulantes, des filaments de nébulosités ondoyantes, de grands oiseaux blancs, des êtres délicats de coton et de vent.

Je t’écrirai, Elisa. Des mots, des livres. Je sais pourtant qu’ils resteront lettres mortes.


Louis

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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 19:52

Un très très beau portrait pudique, un hommage sûrement.
Beaucoup d'émotion découle pour moi de ces mots.
Toute la poésie des images. Je ne suis pas sûre que ma lecture soit à la hauteur du travail d'orfèvre qu'est cette composition riche et originale, sans pareille.

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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 20:43

Louis, ton texte me fait pleurer...

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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 20:50

Je viens de le relire. J'aime toujours beaucoup tes textes qui disent ce qu'ils cachent ou cachent ce qu'ils disent, mais jamais ne cessent d'explorer ce qui est toujours derrière, desous.
Mais je crois bien que celui-ci surpasse tous les autres. En tout cas pour moi !

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Message  Invité Ven 7 Jan 2011 - 20:51

Dessous, avec 2 s !

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Message  Matt Valdu Ven 7 Jan 2011 - 21:02

Je serais incapable de te faire une critique développée de ton texte, de dire ce qui m'a touché en particulier; c'est plus une impression général de... beauté. Voilà, le mot c'est "beau".
Good Job.

A vous les studios.
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Message  CROISIC Ven 7 Jan 2011 - 21:52

J'ai lu plus de dix fois, j'ai à chaque lecture trouvé une perle nouvelle d'une rare beauté. Ce texte est inouï et unique ; comme vous Louis qui signez là, de la très grande, de la très belle ouvrage. Merci de m'avoir émue à ce point.
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Message  elea Ven 7 Jan 2011 - 22:57

Désolée de dénoter : c’est beau oui, magnifique même mais ça ne m‘a pas touchée. J’ai admiré de loin, le ciselage, la finesse, l’art et la manière. J’ai sifflé d’admiration : une telle écriture ! J’ai vu l’émotion, d’en dehors, je ne l’ai pas ressentie.
Peut-être que justement cette belle écriture a accaparé mon attention, m’a fascinée et m’en a empêché. Il faut sans doute que j’y revienne plus tard, ce que je ne manquerai pas de faire parce que je ne doute pas que c’est moi qui suis passée à côté.

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Message  Polixène Sam 8 Jan 2011 - 21:52

De la pure poésie !

Quel talent, merci pour ce partage .
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Message  Ratz19 Dim 9 Jan 2011 - 14:23

Des belles images et une belle écriture. Bravo.

Il n'y a qu'une chose qui m'a dérangé.
Phrases éboulées, plus de sens ; paroles écroulées, plus de rimes, plus de consonances, un crime.
Et en fait, je ne sais pas pourquoi. On dirait qu'à la sonorité, je n'aimais pas la phrase, plus particulièrement la fin. Comme si ''un crime'' simplement était trop court ou décalait du reste. En partie, ce qui fait la beauté de votre texte, ce n'est pas seulement la beauté des images, mais c'est la beauté des sonorités. On dirait que tout est tourné pour être beau aux oreilles, sauf cette fin de phrase. Mais enfin, c'est instinctif et souvent mon instinct me fait défaut, peut-être que je me trompe !
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Message  Ba Mer 12 Jan 2011 - 15:38

"Tu as dessiné, tranquille insouciance, sur le tableau du ciel, à la craie blanche de nuages, des paysages sereins que le soleil colorie, le soir, le matin, de ses pinceaux de lumière éphémère ; tu as dessiné les formes ondulantes, des filaments de nébulosités ondoyantes, de grands oiseaux blancs, des êtres délicats de coton et de vent. "

Certains passages se passent de nos " oracles " d'encrier.
Lu et savouré.
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Message  Invité Mer 12 Jan 2011 - 18:46

Au départ, j'ai pensé à Francis Ponge, le "verre d'eau", et j'ai pris ça pour un jeu signifiant-signifié, un amusement comme un autre. Et puis, peu à peu, le texte s'étoffe, prend de l'ampleur, poru devenir vraiment touchant. A la fin, je me suis dit "c'est magnifique".

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Message  Maryse Mer 12 Jan 2011 - 18:57

De la belle littérature
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Message  Aoshi Ven 14 Jan 2011 - 17:52

J'ai beaucoup aimé la musique du texte, cette manière de nous emporter... bravo.
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Message  Art. Ri Mar 18 Jan 2011 - 0:37

Putain, Louis. Tu assures. oO

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Message  midnightrambler Mer 19 Jan 2011 - 22:24

Bonsoir,

Je n'ai pas été captivé par ce texte dans lequel je vois un exercice de style, certes, très réussi mais pour moi cela ressemble à un écrin un peu vide ...

Amicalement,
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Message  bertrand-môgendre Mar 25 Jan 2011 - 14:55

Après plusieurs lectures, mon commentaire se borne à un silence respectueux.
Certains passages me déplaisent mais après tout, la perfection a besoin de son contraire pour exister.
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Message  jfmoods Dim 4 Jan 2015 - 18:32

Le modalisateur ("Il faut"), le présentatif ("c'est") et l'anaphore martèlent l'urgence du propos. Mais que faut-il donc voir absolument dans le regard d'Élise ? Le véritable point de départ de l'histoire, c'est ce parallélisme entre délitement du langage et délitement de l'individu ("Les lettres fléchissent, l'être décline"). La perte de la lecture a pour conséquence la perte de l'individu lui-même (gradation : "étranges déclinaisons, singulières désinences, étonnantes flexions", gradation hyperbolique : "se brouille, tout s'embrouille", gradation anaphorique : "Chaque jour trace une lézarde dans les murs anciens, chaque jour ouvre une fissure"). Le texte, par la scansion qu'il imprime, par un jeu de rebonds sonores, d'allitérations et d'assonances, guide cette procédure de dilution. Cependant, ce qui se dessine en profondeur, dans les ramifications plus fines du texte, ce n'est certainement pas l'écrasement inéluctable de l'être : c'est une révolution, une révolution en marche dans la perception de l'univers environnant. À un prévisible champ lexical de la chute, associé à la désertion progressive de la vue ("couchées", "éboulées", "écroulées", "penchée", "s'incline", "basculer", "chancellent", "se plient", "tombent" ) répond en effet un improbable étai, un exubérant champ lexical de l'ascension ("envolée", "nuages", "ciel", "quand on lève la tête", "orbes de lune", "les grandes coupoles turquoise, les ponts de lumière sur la mer", "par-dessus l'ipomée volubile d'un matin", "ailes" x 2, "nuages") qui met en branle la construction d'un univers substitutif (gradation hyperbolique : "par-dessus les monts, par-delà les syntaxes du monde"). L'accès à la hauteur se présente comme l'enjeu essentiel d'une conquête. La colline, qui occupe une position médiane entre terre et ciel, ancre cette perspective. Le moulin se désigne comme le réceptacle de cet autre langage que prend progressivement en charge l'ouïe (personnification : "le ciel crie ses étoiles", métaphore : "prose des vents", champ lexical : "vents", "vent", "autan", "aquilon"). Le moulin, défaillant, auquel l'allocutrice se substitue en quelque sorte ("on peut te voir danser en tournoyant, avec lenteur"), accuse un double statut puisqu'il amplifie métaphoriquement le monde de l'oreille tout en détruisant impitoyablement le monde de l'oeil ("tu accordes tes pas au rythme des meules qui broient"). Ainsi le noir sur blanc de l'écrit se convertit-il, par l'exercice d'un sens suractivé, en images mentales, comme à l'envers des paupières, en blanc sur bleu céleste (métaphores : "le tableau du ciel", "la craie blanche des nuages", énumération : "les formes ondulantes, des filaments de nébulosités ondoyantes, de grands oiseaux blancs, des êtres délicats de coton et de vent"). L'univers intérieur s'emplit de points d'appui, comblant, petit à petit, les strates d'un monde extérieur qui s'efface au regard. Certes, les lettres seront bientôt "mortes", mais, telles des revenants, elle renaîtront, autrement, forcément, plus tard, par cette magie nouvelle de la lecture du bout des doigts. Ainsi, l'émerveillement pourra-t-il renaître, malgré tout, dans une tout autre configuration.

Merci pour ce partage !
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