Weird fishes (titre provisoire, suggestion de présentation)

1.
Je ne baptise pas les poissons.
Poisson 2 savait sauter à travers un mini cerceau tendu au-dessus du bocal. Je le jure. Poisson 2 était le meilleur d’entre nous. Il savait quelque chose.
Poisson 5 se mutilait. J’ignore pourquoi. A l’époque, je m’étais dit qu’il se sentait seul là-dedans. J’avais donc lesté quelques Playmobils et je les avais déposés au fond de l’aquarium. Fermier 14, fermier 7, colonel 18 et éboueur 6. La fine équipe. Retenant leurs souffles, l’air surpris, ne comprenant pas les tenants et aboutissants de cette nouvelle mission, mes amis d’enfance paraissaient plus gros, à cause de l’effet de loupe. Poisson 5 leur chiait dessus, de longues déjections filandreuses. Ses nouveaux compagnons n’avaient pas aidé « 5 » à refaire surface. Le pauvre continuait à se faire du mal. Son aspect général évoquait la clochardise subaquatique. Je l’ai tué de mes mains, le vendredi 16 novembre 1994. Les Playmobils sont restés au fond, depuis. Je sais qu’ils ne risquent pas de se noyer, sauf peut-être fermier 7, qui n’a jamais rien appris de sa vie. De toute façon, je le déteste (et il le sait).
Il n’y a pas grand-chose à raconter sur poissons 8 et 9. Ils vécurent simplement heureux, je crois.
En revanche, je fais volontairement l’impasse sur la biographie de poisson 10, qui reste mon pire souvenir domestique.

Aujourd’hui, poisson 17 flotte sur le dos. Sa dérive nonchalante me préoccupe. Son ventre enflé n’augure rien de bon non-plus (à part peut-être poisson 18, que je choisirai en fonction de critères plus sélectifs. Je commence à avoir l’œil. Mais nous n’en sommes pas encore là).
Il faut tenter l’impossible pour sauver « 17 », car il est le doyen. Il dure depuis huit mois, six jours. Record de longévité sous-marine intra-muros. Vieille canaille. Je me suis tellement attaché à lui que j’ai acheté un masque et un tuba, pour que nous puissions partager les moments importants, comme les repas, ou lorsque quelqu’un frappe à ma porte, par exemple.
Quand on frappe à ma porte, il s’agit essentiellement de la concierge. Mme Priméro. Je reçois peu de visites. Aucune, en fait. Madame Priméro me dérange régulièrement à cause de l’odeur sur le pallier, dont je m’excuse au passage, mais je ne mettrai plus les pieds au local poubelle tant que rien n’aura été fait pour les guêpes. Guêpes 7656 et 456 798 notamment. Elles ont appris à me reconnaitre cet été et ne jurent plus que par moi.
Ces points étant désormais tout à fait clairs, enfilons notre équipement, laissons tambouriner les concierges, et immergeons-nous sans plus tarder dans le monde des grands fonds.
Poisson 17 passe sous mes yeux, en fosbury.
J’aime le silence qui règne ici. Depuis qu’il est contraint à la flottaison pure et simple, « 17 » se laisse facilement approcher. Je le rejoins donc et caresse son gros ventre, en signe d’amitié entre espèces. Ses yeux se tournent vers moi et nous bavardons un moment :

- Poisson numéro 17, il faut vous ressaisir. Cette situation n’est pas acceptable. Rencontrez-vous des difficultés motrices ? Vos nageoires sont-elles déverrouillées et en état de marche ? Répondez. A vous.
- « 17 », au rapport. Je ressens une faiblesse au niveau métabolique. Certains organes ne répondent plus. Nageoires HS. Fermiers 14 et 7 m’ont conseillé de crever comme les autres. Eboueur 6 se désintéresse des faits et ne ramasse plus rien depuis trois jours. A vous.
- Je changerai l’eau cet après-midi. Quelle est la situation au niveau des branchies ? A vous.
- Branchies, ok. Rien à signaler. Quelques encombrements mineurs, dus au changement de saison. A vous.
- Il n’y a plus de saisons. A vous.
- Comme vous avez raison. En tout cas, voici mon diagnostic : je préconise l’administration de compléments alimentaires. Je pense qu’une diversification de mon régime pourrait me remettre sur pieds assez vite. A vous.
- Compris. Je sortirai vous acheter ces compléments dès que ma concierge se sera fatiguée. A vous.
- En effet, je perçois des vibrations étrangères. A vous.
- Elle va défoncer ma porte, cette connasse. A vous.
- Ne soyez pas trop dur avec elle. Sa profession est ingrate. A vous.
- Poisson 17, je suppose que vous n’êtes pas en état de sauter à travers un cerceau en flammes, aujourd’hui ? A vous.
- Non. Ce sera pour une autre fois. Ne tardez pas à m’apporter la médecine. Je commence à fatiguer. Terminé.
- Terminé.

Je m’éloigne du malade et pars inspecter les installations. Le système d’oxygénation ronronne tranquillement, la station météo indique que la température de l’eau, ainsi que sa pression, sont stables. Je remue un peu les cailloux étalés au fond de l’aquarium, et libère colonel 18, victime d’un éboulement accidentel (à première vue). Fermiers 7 et 14 sont introuvables. Eboueur 6 fait semblant de s’occuper du palmier en plastique que j’avais offert à poisson 8 pour célébrer son premier saut périlleux avant. Le militaire se dégage, commence à remonter vers la surface, mais la corde qui le relie à sa jeep majorette l’empêche d’aller plus loin.
Malgré son sourire inamovible, je vois bien que quelque chose le préoccupe.

- Colonel, parlons franchement. Avez-vous une idée de ce qui se passe ?
- Franchement, camarade, j’ai vu défiler ici tout un régiment de toquards. Je pensais qu’on avait atteint des sommets de crétinerie avec « 10 », celui qui se prenait pour un hippocampe. Sans faire mention de « 7 », qui tentait régulièrement de me violer. Je suis un officier, je vous le rappelle, un chef de meute, assoiffé de sang… Quel est l’objectif de mon affectation dans cet aquarium ? Finirez-vous par m’en informer ? Pourquoi ne pas avoir envoyé les hommes-grenouilles?
- Colonel 18, vous avez toujours été exemplaire, et décoré en ce sens. J’ai besoin de vous.
- Poisson 17 refuse de nager correctement, il ne soumet plus à sa routine physique, ne se présente plus aux réunions du comité, prétend qu’il est souffrant.
- Votre rapport ?
- Putain de simulateur.
- Il réclame l’administration de compléments alimentaires. Je pensais à l’Optivéine, trois milligrammes : origine naturelle, redonne leur éclat aux écailles, fournit un apport nutritif complet.
- Masturbation intellectuelle, selon moi, avec tout le respect. Gaspillage de munitions, si vous préférez.
- Je vous remercie de votre analyse, colonel. Je vous tiendrai informé.
- Est-ce une grosse portugaise que je devine à travers les parois de cette prison de verre ?
- S’agit-il encore d’un de vos codes ?
- Non, votre concierge doit avoir un double des clefs. Over now.

Elle se tient au milieu de ma cuisine, à quelques pas. Je suis toujours sous l’eau. J’aimerais pouvoir plonger entièrement, ne jamais revenir, me transformer en figurine en plastique, souriant à jamais.
Néanmoins, conformément aux usages, je sors la tête de l’aquarium avant de m’adresser à la dame.

- Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Madame Priméro ?
- C’est interdit de pratiquer les sports aquatiques dans l’immeuble. Première chose. J’ai déjà dit à Monsieur Fjurd que la pêche avec le harpon, c’est dehors, pendant les vacances. Secondo, vous devez descendre les poubelles. Ca pue. Je peux même pas balayer le pallier, à cause du bordel.
- Comment êtes-vous entrée dans mon appartement privatif ?
- J’ai le passe. Au cas où les locataires meurent seuls chez eux. L’an dernier, je sais pas si vous avez appris, Monsieur Ezhan, du troisième, est décédé depuis deux semaines avant que je m’aperçois. Les asticots, grands comme ça, et puis l’odeur, pire que votre pallier, merci bien. J’ai donc le passe.
- Moi, ça va impeccable, comme vous voyez.
- Impeccable ? Non. Je vous vois dans le bocal des poissons, juste avant. C’est pas bien, ça. Il faut pas partager la vie des poissons. Moi, j’ai mon chien, il dort pas dans notre lit, et on lui met pas une assiette. Ni un rond pour la serviette avec son nom dessus.
- Votre chien a un nom ?
- C’est Pilou. Pourquoi ?
- Je ne baptise pas les poissons.

...

Bonsoir,

Drôles de poissons ...
Je ne sais même pas si ce sont des poissons rouges !
On dit que le poisson rouge a une mémoire d'une seconde, c'est pourquoi il ne s'ennuie jamais lorsqu'il tourne indéfiniment dans son bocal !
Rien à voir avec l'histoire probablement, c'était juste pour faire avancer (ou tourner) le schmilblic ...

Amicalement,
midnightrambler

En prêtant attention à la manière dont s'exprime "poisson 17", on peut clairement se rendre compte qu'il s'agit d'un "Riukin" (carassius autarus), une variété de poisson calme et joueur, qui aime fouiner les sols. Sa maladie nous renseigne également sur sa race car, en effet, l'administration de nourriture sous forme de paillettes (et non de granulés) peut entrainer au sein de cette espèce des problèmes de vessie natatoire, obligeant l'animal à flotter sur le dos pendant quelques heures. On voit que rien n'a été laissé au hasard.
Quant à la mémoire des poissons, l'auteur n'a trouvé aucune matière sérieuse à cautionner cette croyance populaire selon laquelle nos amis aquatiques ne bénéficieraient que de quelques secondes de souvenirs.

Merci de ton témoignage en tout cas.

Partagée. C'est bien mené, très bien même, avec les incursions de la concierge, mais les poissons numérotés et les playmobils titrés ne facilitent pas la concentration, parole de poisson (rouge) !

Sans doute le fait de numéroter les poissons m'a-t-il guidée dans cette voie mais j'ai eu tout de suite l'impression de replonger (!) dans le monde étrange de cette vieille série culte "le prisonnier" (années 60) : Un monde clos et fascinant dans lequel pénètre le héros "n° 6" qui tente d'en comprendre le fonctionnement...
Toutes les interprétations sont possibles, la "fine équipe" d'une société humaine avec ses rites, ses lois, ses incohérences, l'humour en prime, j'en frétille encore des nageoires. Bravo !

Vigdys Swamp a écrit:En prêtant attention à la manière dont s'exprime "poisson 17", on peut clairement se rendre compte qu'il s'agit d'un "Riukin" (carassius autarus), une variété de poisson calme et joueur, qui aime fouiner les sols.

Merci de ton témoignage en tout cas.

Fouir, m'dame !



Je ne te dis rien de plus car j'ai très bien connu fermier 7. Tu comprendras aisément que je ne puis donc me répandre en éloges sur ton humour, ni louer l'inventivité, m'ébaubir devant la finesse psychologique que tu déploies quant aux concierges, admirer les ellipses dont le texte est truffé, faire l'éloge du style des dialogues ou avouer que je note dans un petit carnet secret les ingrédients que tu utilise à seule fin de m'en servir à mon tour. Non, je ne peux pas.

...je regrette.

avec un s, quand même !

2.
Avant de sortir, j’enfile toujours plusieurs couches de vêtements, afin d’éviter les contacts non-désirés, de type bousculade ou autres « free hugs ». Les « free hugs », c’est une mode idiote qui nous vient d’Angleterre. Cela consiste à se mettre une pancarte « free hugs » autour du cou et embrasser des inconnus sous prétexte d’individualisme. Il s’agit d’une forme de revendication urbaine. C’est dégueulasse de bafouer ainsi l’intimité des gens. Le premier qui me fait ça, je le tue sur place. Je n’ai pas peur. En prison, l’espace est strictement privatif, avec serrures inviolables. En tout cas, j’enfile des gants avant de sortir, même si Monsieur Sébastien Folin a annoncé hier que l’été frappait à notre porte. Parfait, voilà qui nous changera des concierges, ai-je commenté en riant seul. Pour ceux qui ne connaitraient pas Monsieur Folin personnellement, sachez qu’il présente les programmes météorologiques (avec un certain talent) sur la télévision nationale (et je ne dis pas ça parce qu’il est noir).

Avant de sortir, j’écris aussi une lettre, au cas où. Je la confie à Colonel 18, qui saura quoi faire.

Il ne peut pas pleuvoir. Leurs parapluies ne trompent personne. Cette flaque ne peut être qu’artificielle. Les prévisions de Monsieur Folin sont garanties trois jours. Quelqu’un a rempli toutes ces flaques avec un petit arrosoir. Cela lui a pris toute la nuit. « Marcel, il reste encore un peu de sec par ici. Voilà, merci. C’est du beau travail. N’hésite pas à inonder la route, ok ? Je veux que les automobilistes puissent arroser les piétons demain ! ». Pendant que vous dormez, des employés du mois creusent et remplissent vos flaques.

Il faut que je reste focalisé. Je connais le chemin. Si je parviens à éviter les passages piétons, tout ira bien. En cas de nécessité extrême, marcher uniquement sur les cases blanches. Les feux tricolores, par contre, j’ai compris. Si je me concentre assez longtemps. Vraiment focalisé… Encore un instant… Vert ! Épatant. En route. Il m’aura fallu du temps mais j’ai pigé. Ne pas les quitter du regard. Ne pas se laisser distraire par les arbres. Sinon, ils restent au rouge. Les feux, pas les arbres. Les arbres restent au vert. Bref, ça peut durer toute la journée.
Je n’aime pas être dehors. Ils ont posé le ciel beaucoup trop bas, ce qui m’oblige à marcher plié. Ils ont raté quelques nuages, aussi. Bien joué, mais ça ne marche pas avec moi. Presque parfait. Ils ont un sacré coup de pinceau, je l’admets, mais ce cumulo-nimbus ne trompe personne. Ni celui-là, encore pire, on voit tout de suite que c’est un leurre. Monsieur Folin le sait. Les enfants le savent. Tout le monde est au courant mais cela n’empêche personne de se balader en ville. Première à gauche, quatrième à gauche, tout droit sur cinquante-six pas, après le magasin d’outillage, à droite. Il m’en faudra toute une boite. Peut-être davantage. Optivéline, trois milligrammes. S’il vous plait mademoiselle. Focalisé.

Il ne faut pas rester dehors trop longtemps. Le décor s’écroule. Ils appellent ça des « travaux sur la voie publique ». Ils mettent des hommes dans des trous pour tout bien péter en profondeur. Bonjour Monsieur. Ca grouille d’employés du mois, juste sous mes pieds.

Ok, alors admettons. S’il pleut vraiment des cordes et tout… Pourquoi je suis pas trempé ? Hein ? Un peu humide, je ne nie pas, mais soyons sérieux. La vérité ? Ils veulent que je reste chez moi, en famille, avec fermiers 7 et 14, colonel 18, éboueur 6, que vous connaissez maintenant. Poisson 17 peut crever, ils s’en moquent. Ils aimeraient que vous restiez tous chez vous, pendant qu’ils trafiquent le décor. Restez au sec, on s’occupe du reste. Tout a commencé avec les pizzas livrées à domicile. J’ai tout le dossier. Le grand puzzle. Le cinéma s’invite dans votre salon. Votre coiffeur se déplace, évitez un trajet. Internet. La SNCF, préparez votre voyage en un clic. Mais quel voyage ? Vous n’irez nulle part. Le WWB. World Wide Web. Connexion illimitée. Je répète : illimitée. Vous comprenez maintenant ? Une éternité devant votre écran multimédia à regarder des films à la carte en vous faisant couper les cheveux et, tiens, qui frappe à la porte ? Madame Priméro, cette connasse ? Mais non ! C’EST VOTRE QUATRE FROMAGES ! ENCORE CHAUDE ! Comment font-ils, je l’ignore encore. Les réseaux sociaux virtuels, le divertissement interactif, une génération d’obèses se masturbant devant un porno asiatique, Google Earth, nom de Dieu ! Pendant ce temps, les rues sont désertes et ils font ce qu’ils veulent avec les flaques d’eau. Focalisé, bordel ! Optivéine trois milligrammes.

...

C'est génial.
Tant pis pour fermier 7.

Excellent ; ton texte m'intéresse réellement car ce style de personnage est particulièrement ce à quoi je m'intéresse en ce moment ; c'est vraiment très réussi, j'avais beaucoup aimé la première partie avec les poissons mais le "problème" de ton personnage progresse doucement jusqu'à nous ravir et nous surprendre de plus en plus jusqu'à la fin de cette dernière partie que tu as postée. On voit que le texte est réussi par le simple fait du dosage judicieux que tu fais entre la dimension de la réalité et le "décalé" : tu nous amènes progressivement dans le monde du personnage en partant du notre et ça marche du tonnerre ! Je me demande bien la taille de cet aquarium ! Est-ce qu'il y a plonge simplement la tête, ou aussi le reste du corps ?
J'espère vivement qu'il y a une suite !
Le fait que ton personnage pense qu'il y a un décor, que les gens autour de lui sont des acteurs me fait tout à fait penser au film The Truman Show, avec Jim Carrey. T'a t'il inspiré ? Si tu ne l'as pas vu je te le conseille, en lui-même le film n'est pas un chef d'oeuvre mais l'idée est très intéressante.
Merveilleux style que tu as, en tout cas, qui nous en dit juste ce qu'il faut ;

"Quelqu’un a rempli toutes ces flaques avec un petit arrosoir."
C'est fou la force paranoïaque de cette phrase !

Devant certaines de tes perles, je suis toute oui. J'avoue, j'adore les dialogues avec Poisson 17 et colonel 18. C'est branché, c'est branchies, ça me fait plonger dans l'hilarité, même si je me les caille avec la poiscaille, moi je dis show devant ! J'l'ai toujours dit : "milieu marin, milieu marrant" et ça vaut aussi pour les marins d'eau douce...
Tu mets ça en bulles et v'là un truc séduisant comme une BD (bande de discus).
Sinon il semble que l'écho système cérébral du seul vertébré aquatique à poumon de cette histoire connait quelques défaillances. Me demande si il n'est pas en train de perdre son sang froid. Pas toujours zen pour un adepte du pisces and love ....Optivéine 30 grammes ?
La concierge aussi ravagée du bocal...
Mais ça on s'en fish non ?

Il faudrait continuer, parce que c'est plutôt bon.