Tunnel

“Etre flic à Chicago c'est comme être pompier en enfer” me disait un type l'autre soir, chez Colli.
“Il envoie de l'eau sur un brasier qui ne s'éteint jamais et il finit invariablement par cramer avec tout le reste”.

Et pourquoi pas ? De toutes façons je ne vois pas bien ce que ça pourrait me faire. Je ne suis ni flic ni pompier. Mais le type continuait à enfiler les métaphores sur le calvaire que constituait la vie en uniforme dans le coin puis il a terminé par se décoller du comptoir comme on décollerait une ventouse d'une surface en cristal, avec douceur et application. Sans doute est-il allé traîner ses guêtres dans un autre café.

Je commandai un nouveau whisky double et me laissais envahir par la langueur de l'alcool. Je devais regarder le plafond, faire des paris avec moi-même sur sa couleur originelle ou fixer, vers le fond, la scène déserte et fatiguée, les rideaux pourpres sur les cotés. Qu'on boive à Chicago ou à Ouagadougou les bars ont toujours la même gueule, partout dans le monde. On sent cette même odeur de vieille pisse et de fumée froide. Non pas que l'odeur existe réellement, mais elle enveloppe les échoués et trouble le regard des âmes en peine. Chaque verre nous éloigne un peu plus d'un nouveau départ, comme si l'alcool nous enfonçait dans un sol humide et spongieux, comme si nous nous effacions progressivement de la réalité du monde.

J'en ai écouté des types comme celui de l'autre soir, ils parlent, ils racontent leur vie ou des conneries, ce qui le plus souvent revient au même, mais au bout d'un certain temps ils se dissolvent dans la pénombre et dans le brouhaha, ils se dissolvent aussi dans le silence lorsque le bar est vide, ils se dissolvent parce qu'ils sont égarés par la malchance, parce que leur vie est un désastre et qu'ils se sentent comme des gros tas de merde.

Moi je me sens remonter le temps, la maison de grand-mère, le fauteuil bascule et le craquement des escaliers, le notaire, les coffres de la fortune. Depuis je voyage de comptoir en comptoir et je boirai mon héritage jusqu'à la lie. J'absorbe les misères du monde et les titubantes incertitudes des autres planètes, je prête mon épaule aux chagrins, je délègue ma patience aux confessions, mon empathie aux rumeurs et aux secrets. Je suis un pilier de bar.

Ce soir-là, je me souviens avoir croisé un flic en rentrant à l'hôtel, il était grand et bien nourri. “un sacré beau poulet roti” que je'm suis dit.

"Qu'on boive à Chicago ou à Ouagadougou les bars ont toujours la même gueule, partout dans le monde. On sent cette même odeur de vieille pisse et de fumée froide. "

Cette phrase m'a gênée sous ta plume, parce que je l'ai lue un peu partout ailleurs et que je ne m'attendais pas à la retrouver chez toi, of all people"
Sinon, eh bien oui, tu sais y faire, tu ne manques pas d'accrocher le chaland d'entrée de jeu. Déjà, je me demande ce que tu as en tête pour la suite.

"Je commandai un nouveau whisky double et me laissais envahir par la langueur de l'alcool."

Est-ce le début de quelque chose, un récit plus long qui trouverait ici dans son préambule une manière de poser l'ambiance ? Car l'ambiance est bel et bien présente, forte, prenante. Mais si je prends ce texte comme un morceau isolé, je trouve ceci dit qu'il enfonce quelques portes ouvertes, sur un ton par moments répétitif, pour décrire les bars et les âmes qui les hantent. Il y a de bons et beaux passages, d'autres qui me paraissent un brin plus faciles dans ce qu'ils énoncent; l'écriture ne me paraît pas tout le temps en adéquation avec la puissance de ce qu'elle aborde et devrait faire naître à travers les mots.