Coupé au montage

[Loupbleu]

Ce qui était sûr, c'est que les clients de Véra n'avaient jamais dû la voir faire la cuisine. Autant ses bas résille, sa poitrine voluptueuse corsetée de cuir inspiraient le désir, autant sa façon de manier le couteau à désosser foutait vraiment la trouille.

Ce midi-là, je décidai de déjeuner avec elle, comme tous les midis, et quand j'arrivai, elle préparait du poulet, comme à chaque fois. Véra avait l'air particulièrement nerveuse : elle tranchait les os avec un "tchac" irrévocable. C'était sa vengeance métaphorique : elle avait dû subir certaines déconvenues après avoir refusé de négocier un demi-tarif avec le commissaire de quartier.

- Je peux entrer Véra ? Ca va ?
- Humm...
- Tu es sûre que ça va Véra ?
- Je t'ai déjà dit oui. Qu'est- ce que tu me veux ?
- Rien, rien ... Je prends des nouvelles, c'est tout... Les clients, ça va ?
- Les clients, ce que j'en dis ...

Véra appuya sa réponse en projetant un morceau de gras de poulet du revers de sa lame directement dans la poubelle.

Véra faisait la gueule depuis que je lui avais proposé de m'assister sur scène pour mon spectacle d'illusioniste. Elle ne voyait pas en quoi le métier de saltimbanque était plus honnète que celui de prostituée. A la réflexion, moi non plus. Surtout que je faisais ça en public. Enfin, je l'aurais fait si j'avais pu décrocher un contrat...

- De toutes façons, je suis aussi bonne magicienne que toi dans mon genre, je sais faire disparaître les billets des portefeuilles, sans compter mon tour de braguette magique !

Ca finissait toujours comme ça avec Véra, dès qu'on s'engueulait, elle finissait par me faire rire.

Aujourd'hui, je devinai que le bruit de hachoir du couteau sur la table, ponctué de jurons choisis trahissait un certain énervement de sa part. C'était crispant. Il fallait que je trouve quelque chose pour la détendre.

- Attends, faut que je te montre un nouveau tour.
- Hein ?
- Un nouveau truc pour le spectacle : attache-moi !
- J'te préviens que je fais pas dans le genre, espèce de malade !
- Mais Véra ...
- Puis je t'ai déjà dit que je voulais pas que tu t'attaches !
- Mais Véra ...

Finalement, cela l'avait décontractée, puisqu'au bout d'un quart elle se marrait encore devant moi qui la suppliait qu'elle ouvrît la paire de menottes. C'était ma malédiction : quoi que je fasse, il y avait toujours la moitié de mes tours qui foiraient. Dans un sens, je pouvais comprendre ses réticences quand je lui avais demandé de s'enfermer dans une caisse que je comptais scier en deux.

A peine libéré, pour me remettre de mes émotions je me dirigeai de suite vers le frigo pour y prendre une bière ; Véra tenta bien de crier "non" : trop tard. Entre les petits suisses, à gauche et une boîte de raviolis entamée, il y avait un homme en caleçon, avec la moustache givrée. Dans le bac à légume, je trouvai un képi, ce qui me permit de l'identifier : c'était un général trois étoiles : bière de luxe.

- Véra, y fait quoi là-dedans?
- Je sais pas ... C'est rien ...
- Me prend pas pour un con, tu vas pas me faire croire que tu l'as eue en promo à Carrefour ! C'est qui ce mec ?
- Je sais pas. C'est un accident, a répondu Véra, comme agacée...

Selon Véra, l'homme avait trébuché alors qu'il la suivait dans l'escalier. Il avait chuté lourdement et s'était fendu le crâne. Dans l'affolement, elle avait jeté son uniforme. Ne sachant comment se débarrasser du corps, elle avait naturellement pensé au réfrigérateur.

- Et puis t'énerve pas, ça arrive tous les jours des histoires comme ça, avait-elle conclu.

Bien que le corps ne présente aucune date limite de consommation, on ne pouvait pas le garder infiniment au frais. Je déclarai donc qu'il fallait s'en occuper sur le champ - normal pour un général - , et pour commencer, savoir de qui il s'agissait. Véra haussa les épaules. J'insistai malgré tout. C'est en fouillant, que je trouvai, coincé à l'intérieur de son képi, un billet de train.

- C'est quoi ? demanda Véra
- Un billet de train. Un Paris-Bourges datant d'hier.
- Ah... Et ça nous avance à quoi ?
- Un indice à la con. Mais prend tes affaires, on va faire un tour gare d'Austerlitz, au cas où... Là-bas, on pourra peut-être retrouver son identité...

Une fois arrivés, nous nous adressâmes au préposé qui tenait le guichet. Il nous précisa que le prochain Paris Bourges partait dans deux heures. Il nous demanda si nous avions une carte de famille nombreuse. Bref, il s'obstina à ne pas comprendre notre question, et puis hors de lui, vociféra devant le billet qu'on lui tendait :

- Mais votre billet là, il est plus valide !
- Je sais, je sais. Laissez-moi vous expliquer : On cherche juste à savoir s'il y avait un militaire dans ce train là.
- Ah, si vous êtes militaire, faut le dire, on fait aussi demi-tarif.
- Mais je veux PAS aller à Bourges !
- Mais vous allez où alors ?
- Mais nulle part !
- Alors ne me faites pas perdre de temps monsieur ! Au suivant...

Je sentis que j'allais bien finir par trouver la solution pour assassiner quelqu'un qui se cache derrière un hygiaphone, lorsque Véra me tira par la manche et m'amena au bureau des renseignements qu'elle avait repéré.

On nous y fit patienter dans une petite salle. Au bout d'un bon quart d'heure, comme il ne se passait rien, je pris un journal, au hasard. Le Parisien titrait : "Disparition de généraux : le cinquième en deux semaines".

Je levai les yeux vers Véra qui se refaisait les ongles, l'air de rien et je lui tendis le journal :

- Véra, tu es sûre que tu m'as tout dit ?
- Ben ... Mais je te jure, c'est pas par anti-militarisme ! C'est juste que j'ai toujours eu un peu de mal avec les uniformes... Il faut me comprendre. Et puis les gens qui s'habillent tous pareil ne le font jamais pour de bonnes raisons.

Au moment où j'attrapai son bras pour détaler en quatrième vitesse, un policier entra dans la salle d'attente...

C'est pas tellement grave de rater ses tours une fois sur deux, l'essentiel c'est de les réussir au bon moment, parce que si je n'avais pas pu nous libérer du radiateur auquel on nous avait menottés pour aller chercher des renforts, je pense que nous serions tous les deux quelque part au frais.

Et pour les corps ? Véra maniait vraiment bien le couteau à désosser. Il fallut simplement descendre la poubelle un peu plus souvent que d'habitude.

[Loupbleu]

Il s'agit d'une petite nouvelle que j'ai écrite pendant la semaine à Bourges à partir de contraintes :

- genre policier, ton humoristique
- Une prostituée, un prestidigitateur, un militaire
- une poubelle, une baguette magique, des bas, un escalier, un couteau de boucher
- une gare, une cuisine
- une citation

Chacun pouvait dans une certaine mesure choisir ses contraintes. On avait 2-3 heures pour rédiger (j'ai quasi pas modifié ce que j'ai pu faire).

Par la suite, "l'exercice" a consisté à faire une adaptation de notre nouvelle pour le théâtre puis pour le cinéma (intéressant cet exercice !).

Voilà le contexte, texte rédigé donc assez rapidement (enfin par rapport à mon rythme), mais que ça ne vous empêche pas d'en faire la critique !

[Giny]

j'aime beaucoup loup!
déjà à priori positif parce que le prénom véra je l'affectionne particulièrement.
Et puis le ton humoristique, ouais, on le sent bien et il épice l'histoire. Et puis le contraste entre femme fatale et meurtrière est bien abordé.
Ai eu du plaisir à lire ton texte

[mentor]

Le ton Loupbleu y est, c'est certain, et j'aime beaucoup !
La contrainte de la baguette magique ouvrait tellement de possibilités que tu as joué le grand Prince : la transformer en braguette magique, génial :-))))
Excellente petite nouvelle à mon goût.
Tous les ingrédients demandés y sont, ça se tient bien et c'est marrant.
Ca m'a - vaguement - rappelé notre Loiseau. Tu comprends, détective malgré lui, un peu looser et qui rate ses enquêtes, ici ses tours.
Très sympa.
T'as pas eu de prix ? :-))
Et la partie théâtrale, c'était comment ? Tu l'as faite ??

[Mutants Anachroniques]

Le principal défaut, c'est que même sans être au courant des contraintes ça sent l'exercice de style...
La grande qualité, c'est que l'exercice de style est très réussi!
Il s'en dégage comme un charme désuet. Quelque chose d'assez années 50 dans l'esprit.
La pirouette des menottes, à la fin, sauve l'ensemble d'une chute faussement horrifique qui l'aurait plombé.

[Zou]

Beaucoup aimé. On y retrouve ta patte, Loup et ça c'est toujours du bonheur.

[Lyra will]

Excellent Loup, on retrouve bien ta patte y a pas de doute là-dessus !
Beaucoup d'humour comme d'habitude, j'aime surtout la scène dans la cuisine quand vera se marre et... la braguette magique !

Juste un truc me semble bizarre :
elle se marrait encore devant moi qui la suppliait qu'elle ouvrît la paire de menottes.
C'est pas terrible comme formulation, si ?
Qui la suppliait d'ouvrir ?
Sais pas ?

[Lyra will]

véra

[Loupbleu]

Merci pour les commentaires :

A titre personnel, je ne suis pas super content de ce texte : c'est un peu gratuit, schématique. A aucun moment on est dans la "vraie vie", ce ne sont pas des "vrais gens" mais des stéréotypes.

Très bonne remarque sur les années 50 : les personnages (la prostituée), le style d'humour (décalé, mais pas tellement subversif).
Lyra : exact, la formulation est pas terrible du tout !
Mentor : Oui j'ai pensé aussi à notre Loiseau, j'avais même appelé Véra Wanda dans la première version, puis je me suis dit qu'il ne fallait pas interférer...

[Krystelle]

Comme disaient les Mutants (!! ce pseudo décidément, ça fait drôle !!) ce texte respire globalement les contraintes ce qui lui donne un coté un peu forcé parfois.
L'écriture est agréable, bien maitrisée même si ponctuellement elle semble un peu moins travaillée.
Sinon, comme d'hab, l'humour passe bien et puis tes personnages même "stérotypés" comme tu dis, ils dégagent quelque chose.

[Sahkti]

Je t'ai connu plus en forme Loup, plus drôle, plus caustique. Dans ce texte, il y a un côté trop scolaire qui me dérange un peu, comme un texte à pointillés qu'il fallait remplir. Le fait de savoir que c'est un texte à contraintes explique sans doute cela, mais en même temps, j'ai l'impression que tu n'es t'e pas vraiment lâché, comme tu l'as pourtant déjà fait par le passé dans d'autres textes à contraintes.
Quelques réparties sont amusantes mais sans plus pour moi, je suis restée presque constamment sur le côté, attendant une chute, un rebondissement, quelque chose qui empêche cette sensation de platitude dans l'histoire qui s'est progressivement installée.
La faute aux contraintes, au contexte, sans doute, mais voilà, au final, ça ne marche pas trop pour moi.

[Contenu sponsorisé]