Apéritif binaire (avant les élections)

[Raoulraoul]

Apéritif binaire (avant les élections)

Novembre. La pluie contre les carreaux.
John dans son fauteuil face à Lui.
Un apéritif entre eux. Sept heures du soir.
John : Et la Sécurité Sociale ?
Lui : Inutile.
John : Et la culture ?
Lui : Le boulot des fondations.
John : Et l’Etat ?
Lui : Police, armée, justice. Rien de plus.
La pluie contre les carreaux de plus en plus.
Les carreaux de moins en moins.
Amandes salées dans la poignée de John, une poignée gelée, crispée.
La gorge de John de plus en plus serrée.
John : Et la crise ?
Lui : Européenne et mondiale. Attention à l’Islam.
John : L’Islam, l’Islam, l’Islam, toujours l’Islam. Pourquoi ?
Lui : Trop nombreux. Leur démographie…
A la télé Obama, en blouson de cuir, sur fond de catastrophe.
La pluie, son tambour incessant. Dehors la nuit toujours.
John : L’avenir de bébé ?
Lui : (sans réponse, sans réponse, rien, silence rentré)
John : Confiance en eux ?
La queue du chat dans la main fermée de bébé, puis rapidement le chat loin,
entre les pieds de la table. Le regard du chat distant sur le monde.
John : La solution en eux, celle des bébés.
Lui : Moi, jamais les musulmans, sur mon enfant…
Le kleenex de Lui sur ses lunettes embuées. Autres carreaux, autre pluie.
Les fenêtres, ces murs transparents entre les choses.
John devant la fenêtre de Lui, toute embuée de libéralisme.
Larmes sèches avec colère de pluie.
John : Et Ayn Rand ?
Lui : La romancière ?
John : Oui, ton livre de chevet.
Ah ah ah ! Rire éloquent de Lui. Rire sonore, charmeur. Rire au milieu du vent.
Le savoir du rire de Lui. Rieur, moqueur, le moteur du rire dans la société high-tech.
Chacun pour soi.
Ce soir chez nous. Bébé avec Lui. Bébé sauveur de Lui. Bébé à cheval sur la calvitie de Lui.
Lui dans le ciel de son individualisme perturbé.
Et Obama, sur le podium, petit footing, longues jambes, ses mains bavardes, didactiques.
Un écran de télé trop juste pour Obama. Encore une histoire d’écran pour une histoire trop grande. Sur l’écran, les traces des doigts de bébé. Doigts de bébé dans une main de président.
John : Encore un whisky ?
Lui : Non, coca.
John : Et les artistes dans tout ça ?
Lui : Jeff Koons à Versailles, une honte !
Miaulement du chat. Ronronnement du chat. Sa demande d’amour sur la moquette, jusqu’à nous, Lui, John. Mais seulement la femme vers la chat noir, une femme douce, le nez du chat contre le nez doux de la femme, le ronronnement commun de leurs pensées, là, tandis que la pluie dans les carreaux, la pluie violente dans les carreaux, la pluie-mitrailleuse.
John gros matou, nez à nez avec sa femme.
John avec son mécontentement lourd, comme une valise d’exilé. Sa tristesse profonde. Toute une vie rayée, d’un trait, par le sécateur géant de la réal-politique. Les arguments de Lui aussi longs qu’un enterrement.
Et le dîner, à table, autour de la table, silencieusement. Dans les yeux de sa femme, John en quête d’un appui, mais non, les yeux de sa femme dans l’assiette, en piquet, en berne, en refus. Le pot au feu dans la gorge de John, indigeste.
Lui : Bon, le pot au feu !
Bébé : Bon, le pot au feu !
Misère de l’enfant, fac-similé du père. Bébé sur son pot au feu. Bébé déjà dans les filets de l’américain Mitt Romney. Bébé déjà lecteur assidu de lady Ayn Rand. Bébé foutu.
Bonne nuit au parking des lits de la chambre. Bonne nuit.
Ainsi John, lové dans les bras de sa femme. Mais les bras de la femme encore repliés dans le mauvais songe de la discussion âcre et binaire. Rebelle, réfractaire, rancuneuse, rétive, la position alors de la femme.
Et John, sans sommeil, raide sur ses pieds, hors du lit, hors du parking des chambres, debout, alors que la nuit maintenant sans pluie, alors au travers des carreaux, John, seul, face à la nuit, avec le chat. Quelle nuit ? Quelle liberté ? Quel partage ? Loin des paroles conservatrices de Lui.
Soudain, bébé dans son rêve. Le rêve de bébé, libéré de son père. Un rêve blanc comme une lune, avec les grandes mains d’Obama. Rire. Chant. Credo.
Dans le visage noir de la nuit, une mince étoile qui Luit.

[Invité]

Ah que j’aime ce texte !
Sans aucune restriction.
Ce qu’il dit et surtout ce qu’il ne dit pas, ou alors en creux très pleins.
J’aime aussi comme il évolue, comme il glisse d’un palier à l’autre.
C’est vraiment très très très bon.

[mentor]

Bébé sur son pot au feu. Bébé déjà dans les filets de l’américain Mitt Romney. Bébé déjà lecteur assidu de lady Ayn Rand. Bébé foutu.

:-)))

enfin non, plutôt :-(((

[Invité]

Je trouve ce texte sensationnel.
Je le trouve excellent du début à la fin.
Sujet original. En quelques phrases sèches deux portraits bien saisis.
Rien à relever, tout est bon. Ah, quel plaisir ! Merci Raoulraoul.

[CROISIC]

J'ai aimé sans comprendre. J'ai aimé après avoir compris.

[Invité]

Et que j'aime cette petite lueur d'espoir si finement introduite, à la fin...

[Invité]

La forme-même du texte accroche. On le lit comme un scénario de cinéma. La fin me plait beaucoup.

[Invité]

Tout est bon
La forme et le fond
Tu as bien fait le job
Bravo Raoulraoul

[Suzie]

Waoo super vraiment! J'adore! Le style accroche, j'adore comme tu réussis à sortir des clichés et de la linéarité. Magnifique, (ça me fait penser un peu à the road, le style post moderne, l'absence de noms réels des perso, la simplicité des phrase). Ce qui correspond au fond un peu apocalyptique, de la politique. Par contre j'ai pas encore la peine de bien relire le fond mais globalement on sent que c'est pensé et réfléchi(d'autant plus regrettable que j'ai pas lu alors...). Encore bravo

[Océacide]

Accrocheur, mais il va falloir que je le relise et re relise pour bien tout comprendre.

[Louis]

Qui est John ?
« Who is John Galt ? » : question centrale du roman de Ayn Rand, Atlas Shrugged (la Grève)
John est-il John Galt ?
L’homme qui œuvre à « stopper le moteur du monde », les « collectivistes », l’homme disparu avec les grands entrepreneurs des Etats-Unis d’Amérique, dans le récit de Ayn Rand, réapparaît-il ici, dans ce texte, au cours d’un dialogue ?

L’interlocuteur de John, lui, ne porte pas de nom, ni un petit, ni un grand ; il est juste Lui, sans identité précise, anonyme, un autre allocutaire, l’autre de John.
S’il est anonyme, c’est qu’il pourrait porter de nombreux noms, Reagan, ou Thatcher, ou bien d’autres encore, le nom de tous ceux qui défendent et véhiculent la vulgate ultralibérale.
Lui reprend tous les thèmes du libéralisme ultra, économique et politique :
l’Etat n’a pas à intervenir dans le domaine économique, il doit se limiter aux seules fonctions régaliennes, « Police, armée, justice. Rien de plus. »
Il doit laisser faire, et la culture n’est pas son affaire, et le « social » est « inutile ».
Les poncifs du discours libéral d’aujourd’hui ainsi que la tendance islamophobe s’expriment par Lui : la crise « européenne et mondiale » ; « Attention à L’islam » .

Le dialogue se produit dans un face à face : « John dans son fauteuil face à Lui. » devant la télévision allumée qui diffuse des images du candidat Obama à la future présidentielle, mais le débat politique n’a pas lieu à la télé, mais en dehors d’elle, devant elle.
Les images derrière les écrans donnent un même fond au dialogue, un même climat, météorologique et social : catastrophe, rage, colère. « Pluie contre les carreaux » ; « A la télé Obama (…) sur fond de catastrophe » ; « Le kleenex de Lui sur ses lunettes embuées. Autres carreaux, autre pluie » mais toujours « colère de pluie »

John n’a pas d’arguments à Lui opposer ; il tient le rôle du journaliste qui interroge.
L’argumentation contre l’individualisme ultralibéral n’est pourtant pas absente, mais elle ne se situe pas dans les mots et les discours, elle est ailleurs, dans quelques gestes, des petits riens mais très significatifs, qui ne se produisent pas au centre du débat, mais à côté ; qui sont portés, non par l’individu masculin, viril, macho, égoïste, « l’homme » tel que le valorise le libéralisme ultra, mais par un enfant, un animal, et une femme.
Un enfant, « bébé », et « Lui dans le ciel de son individualisme perturbé. » L’enfant le pousse, Lui, à sortir de la « vertu d’égoïsme » comme dit Ayn Rand, à sortir enfin du vivre-pour-soi, pour s’ouvrir à l’autre, l’enfant, l’être faible et fragile, qui a besoin de secours et de protection, « Bébé avec Lui. Bébé sauveur de Lui ».
Mais « la solution des bébés » est un remède difficile. L’enfant, c’est encore soi, la prolongement de soi. « Moi, jamais les musulmans, sur mon enfant… », qu’on ne s’avise pas de piquer son pain au chocolat à mon enfant sous prétexte de ramadan…
Le chat a aussi ses arguments : son animalité, sa spontanéité naturelle est demande d’amour, « Sa demande d’amour sur la moquette, jusqu’à nous, Lui, John ». L’amour plutôt que l’intérêt égoïste. Rousseau contre Ayn Rand.
Une femme, silencieuse, la femme de John, elle seule répond à la demande du chat, « Mais seulement la femme vers le chat noir, une femme douce, le nez du chat contre le nez doux de la femme ». La femme est « douce », elle incarne les « valeurs féminines », celles des émotions, des sentiments altruistes, contre la rationalité froide des intérêts économiques.
Cette femme se trouve aussi dans un face-à-face, mais il est un doux contact, un partage de tendresse, « le nez du chat contre le nez doux de la femme », et non une opposition rugueuse, violente, dogmatique et idéologique. « Le ronronnement commun de leurs pensées », au chat comme à la femme, n’est pas assoupissement, pensée engourdie et sans énergie, mais appel au plaisir simple, plaisir de vivre, à la tendresse, à la bienveillance, à la bonté, à la générosité. Ce doux nez contre nez ( dans lequel il ne s’agit en rien de se bouffer le nez ) est mis en contraste avec la météorologie sociale et climatique « tandis que la pluie dans les carreaux, la pluie violente dans les carreaux, la pluie-mitrailleuse. ».

Si ce nez à nez est vivant, chaleureux, le discours de Lui s’avère froid, ennuyeux, affligeant « Les arguments de Lui aussi longs qu’un enterrement. »

On découvre John triste et désabusé. Et désillusionné sur la « solution des enfants », « Bébé » reproduit le discours du père, « Bébé déjà dans les filets de l’américain Mitt Romney. Bébé déjà lecteur assidu de lady Ayn Rand. Bébé foutu. »

Qui est John ? Non, John n’est pas John Galt, il en est son double, mais son double inversé. John Galt n’est pas John, c’est Lui.
Dans un dernier face à face, avec « le visage noir de la nuit », John contemple une étoile qui l’efface, Lui, si sombre, ajoute un t à son nom pour briller, pour donner un chemin dans la nuit, pour indiquer une voie de la délivrance des idées noires. Et l’étoile, elle Luit.

[Invité]

C'est la pluie qui rythme ce "récit" : pluie de dollars (4 M$), pluie d'arguments stériles (comme une femme consentante qui vient de se faire violer :-(((() et creux, aveuglement (encore la pluie, et le vent aussi), la pluie-mitrailleuse (le seul budget, celui de l'armement, qui augmentera si Mitt (railleuse) passe). Au final, des couleurs plutôt "primaires" (je parle du programme de la droite), à l'instar de celles de J. Koons (j'ai failli l'orthographier différemment).
J'aime beaucoup cette image : "Sur l’écran, les traces des doigts de bébé. Doigts de bébé dans une main de président.", surement parce qu'il s'agit d'Obama. Et le style (aussi).

[Invité]

c'est vraiment très intéressant.
merci pour ce texte très sensitif, réflexif
tout en if

[Invité]

Hoé, Raoulraoul, aujourd'hui je vois la mine déconfite de Lui, et ton John sourire...

[Invité]

Hoé, Raoulraoul, aujourd'hui je vois la mine déconfite de Lui, et ton John sourire...

:-)

[polgara]

raoulraoul, ce fut une réelle délectation de te lire, que j'ai aimé ces portraits incisifs dont on imagine sans peine le face-à-face. génial !

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