Elle seule entendait les oiseaux

[Raoulraoul]

Elle seule entendait les oiseaux

Rocky n’entendait rien.
Elle ouvrit la fenêtre.
« Ferme la fenêtre, il fait froid ! »
Rocky n’entendait que le vent.
Il regrettait de ne pas entendre les oiseaux.
Dans le vent il savait seulement venir quelque chose.
Cerise partit donc avec ses oiseaux dans la tête.
Aujourd’hui était un grand jour.
Lui, allait revenir.
Il fallait que Rocky prépare son retour.
Il ouvrit cahiers, carnets, dispersa des feuilles
sur les murs, sur les dalles, le plancher,
recouvrit les tapis d’un espace vide et blanc,
vierge pour que lui exprime ce qu’il avait dû taire durant des jours.
Comment entendre des oiseaux aujourd’hui,
quand hier s’agite d’avoir été étouffé si longtemps ?
Rocky devra aller le chercher.
Prendre taxi et prévoir sac pour qu’il ne trébuche pas.
Aura-t-il soif ? Là-bas de quoi devait-il s’abreuver ?
Rocky était certain que dans sa détention, il s’était desséché.
De quoi aura-t-il l’air ? Pourtant c’était là-bas qu’il avait dû être réparé de sa blessure,
ces glissades qui ébrèchent la vie.
En regardant ses belles pages blanches étalées devant lui,
Rocky eut une appréhension.
Donner à boire, oui ! Mais aussi à manger !
Quelle nourriture pour remplir toutes ces pages vides ?
Une nourriture que seul Rocky pouvait fournir.
Cerise s’était retirée devant son ordinateur avec ses oiseaux.
Quels seraient donc ses oiseaux à lui, Rocky ?
Celui qui allait revenir aimait-il seulement les oiseaux ?
Oiseaux cuits, rôtis à la broche.
Rocky regrettait sincèrement de ne pas accéder à l’oisellerie de Cerise.
Cerise, il lui suffisait d’entendre pour voir.
Rocky devait d’abord voir pour entendre ensuite.
Quelle nourriture, quelle nourriture donnée aux affamés ?
Leur faim d’écrire. Leur faim d’exister.
Une faim de broder sur des pages entières un costume,
pour qu’ils restent debout, droit, dans le vent qui souffle trop fort.
La maison était prête pour le retour du nouveau résident.
Dorénavant ils seraient trois.
Rocky, Cerise et lui. Rocky n’oubliait pas que c’était Cerise, la première,
qui l’avait introduit dans les lieux.
Un geste d’amour pour son Rocky,
avant que Rocky, lui-même, ait provoqué l’accident qui allait obliger l’hôte nouveau
à repartir très vite pour être soigné.
Mais aujourd’hui, il revenait sur ses deux jambes, sa tête entière,
pour faire de l’alliance, des images dans le couple Rocky-Cerise.
Cerise avec ses oiseaux,
Rocky cherchant sa nourriture ! Pour l’autre, le résident, le prolongement de Rocky,
pour ne pas dire son attribut.
Voilà, c’était fait. Maintenant, marchant dans la rue, il l’avait. En lui, sur lui.
Et personne pour remarquer que Rocky n’était plus Rocky,
mais bien plus que Rocky, puisqu’il venait de se compléter, s’augmenter, s’enrichir
de ce que avant il lui manquait.
Son cœur battait sous sa veste. Il le tenait là.
Personne ne voyait donc ce complément ? Diable ! Les plus belles transformations seraient-elles celles qu’on ne voit pas ?
Mais revenu dans la maison, Cerise ne vit que cela. Elle vit son Rocky disparaître. Elle vit la transparence de Rocky, puisque Rocky se jeta sur le papier, et tout ce qui était Rocky se déversa par l’intermédiaire du nouveau venu. Le troisième larron.
Cerise avait de la gêne. Elle pouvait tout lire de son Rocky. Il s’écrivait partout. Sur les murs, au plafond, dans ses carnets racoleusement ouverts. Entre ses mains ça fusait.
Cerise avait-elle offert en cadeau cette chose pour qu’elle fusa ainsi ? Refuser, fut sa première réaction. Refuser. Elle ferma les yeux. Fusées de toutes sortes alunissaient sur le ciel de papier que Rocky avait tendu dans toute la maison. La réparation de l’engin avait réussi.
Rocky parlait de moins en moins.
Et Cerise n’osait plus parler pour lui en faire le reproche. Elle savait que c’était le nouveau venu, le fautif. Un troisième dans un couple, ça dérange.
L’écriture et les instruments de l’écriture.
Elle ne l’avait pas voulu. S’écrire devient donc une deuxième vie, elle recouvre tout.
Ce fut seulement dans la salle de bain qu’un retour fut possible.
Retour à soi. Sous l’eau, dans la nudité. Dans la lumière trouble.
L’oubli qui prend le dessus. Parce que l’eau libère les corps.
Quand leurs langues s’entrechoquèrent, aucune phrase ne résista.
– Entends-tu mes oiseaux ? chuchota Cerise.
– Peut-être bien.
– Mes oiseaux, dans mon ventre, mes seins, mes pensées.
– Peut-être bien.
Ils se frottèrent dans l’eau. Longuement.
Puis quand l’épisode de la salle de bain dut se terminer, ils sortirent.
Rocky mangea de bonnes biscottes. Avec inquiétude Cerise demanda :
– Où vont les oiseaux quand la tempête secoue les arbres ?
– Dans leur nid.
– Les nids sont emportés par le vent.
– Non, les nids sont cachés, à l’abri, c’est pour ça qu’on les appelle un nid.
– Un nid c’est secret alors ?
– C’est cela, un nid c’est secret, reconnu Rocky.
Il avait rangé son stylographe dans son étui. Avec son capuchon et sa plume toute neuve.
Un oiseau vint se poser sur le rebord de la fenêtre. Mais il ne chantait pas.
Seule Cerise lui tendit la main. Rocky regarda Cerise dont les yeux chantaient.
– Si les oiseaux picorent des miettes, de quoi se nourrit mon stylo ?
– Il te dévore, mon Rocky, du matin au soir ! Il te bouffe la vie ton stylo ! répondit sèchement Cerise.
– Alors, je ne serais qu’écriture ?... avec tristesse dit Rocky.
– Ecriture écriture, c’est ça !
Tandis que l’oiseau s’envola, une biscotte au bec, loin vers le nuage.
– Laisse-moi encore la fenêtre ouverte ! supplia notre homme de plume.

[Invité]

Je suis vraiment pleine d'admiration pour cette façon non seulement d'exprimer, de dérouler, mais surtout de penser l'écriture, avec ses subtilités, ses creux, allusions et polysémie.
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui.
Les mots me manquent.

[Invité]

bon.
attends.
déjà je vais digérer ça, et après je reviens:

"Comment entendre des oiseaux aujourd’hui,
quand hier s’agite d’avoir été étouffé si longtemps ?"

(décidément. ce n'est pas grave, je sais que tu ne fais pas exprès de me remuer à chaque fois avec des choses pile dans mon mille du moment :-)

[Yoni Wolf]

Damn... dit-il silencieusement. C'est tellement bon, et ça m'évoque tant de choses ! Oui, tu l'as le truc, l'écriture comme chemin de vie. Ça donne envie de peindre, peindre la dualité de tes personnages, la multiplication des voix, des images, s'emboîtant les unes dans les autres. C'est, réellement, du grand art. Et c'est assourdissant. Bravo pour toute ton oeuvre.

[demi-lune]

J'aime cette écriture originale et poétique qui est en même temps une réflexion sur l'écriture, si étroitement mêlée à la vie. Un plaisir de lecture.

[Invité]

Oui. je reviendrai.

[Invité]

« – Laisse-moi encore la fenêtre ouverte ! supplia notre homme de plume ».
Voilà une écriture libérée et qui a pris son envol de manière majestueuse. Très subtilement exprimé.

[Invité]

c'est du lourd.
on dirait que tu écris avec une baguette de sourcier.
pas étonnant que ça fuse.
Rocky fusionne donc avec son stylo.
c'est l'autre introduit par Cerise, ce à la suite de quoi il y eut un terrible accident de plume.
dont Rocky se relève guéri (?) avec une plume neuve qui fuse.
mais tout n'est pas si simple, et et maintenant l'autre prend trop de place.
Rocky va t il y arriver avec les oiseaux?
déjà, maintenant, il accepte que la fenêtre soit ouverte.
pas facile de partager le nid:
"Cerise avait-elle offert en cadeau cette chose pour qu’elle fusa ainsi ? Refuser, fut sa première réaction."

il va y avoir une suite je pense, intéressant à suivre...pourvu que Rocky et Cerise ne se fassent pas trop un sang d'encre.

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