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Couleur de la pauvreté

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Gobu
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Couleur de la pauvreté Empty Couleur de la pauvreté

Message  Gobu Mer 28 Aoû 2013 - 22:01

Couleur de la pauvreté.

« Il était une fois une famille pauvre, mais alors vraiment très pauvre. Le père était pauvre. La mère était pauvre. Les trois enfants étaient pauvres. Même le chauffeur, le jardinier, le majordome et les trois femmes de chambre étaient pauvres. »

Ainsi débutait la rédaction d’Abigail Halloway, élève de première année du secondaire au Collège Hollander de Washington DC. Le nouveau professeur de Littérature Anglaise avait fait plancher les chères petites têtes blondes (ou brunes ou rousses mais c’était moins coté et surtout pas crépues) sur le thème de la pauvreté et le résultat était à la hauteur de ses espérances.

Il faut dire que le bestiau n’était pas courant au collège ni dans le quartier alentour, tenu par beaucoup pour le plus chic et le plus agréable de l’agglomération, et en tous cas le plus cher. C’est curieux comme le luxe et la tranquillité éloignent la pauvreté. A croire qu’elle ne se complait que dans la promiscuité, la crasse et le dénuement. Enfin chacun ses goûts, l’Amérique est le Pays de la Liberté, pas vrai ?

La capitale fédérale, considérée comme l’une des villes les plus prospères des Etats-Unis, n’en comptait pas moins plusieurs quartiers majoritairement peuplés de pauvres, quand ce n’était pas exclusivement. On sait comme ces gens sont grégaires et détestent se mêler aux autres. Moyennant quoi, ils s’entassaient par tribus entières dans les quartiers les plus mal famés et les moins salubres, dans des conditions de vie et d’hébergement qui ne pouvaient que dissuader une famille normale de venir se mêler à eux. Ce qui était sans doute l’effet recherché.

On imagine bien que la petite Abigail, pas plus que l’ensemble de ses condisciples, n’avait pas à traverser ce genre de quartier pour se rendre à son école, d’ailleurs située à moins d’un demi mile de son domicile. Ce qui ne l’empêchait pas de s’y rendre dans une automobile climatisée conduite par le chauffeur de la famille. A Washington, on étouffe en été, on grelotte tout l’hiver et l’on subit les intempéries tout le reste du temps. Seul un pauvre aurait pu avoir l’idée saugrenue de se déplacer à pied sous un tel climat. Ou un fou, bien que pour certains, les deux termes soient synonymes.

Bien entendu, il arrivait parfois que la famille soit obligée de passer par l’un de ces cloaques, ne fût-ce que pour rendre visite à des amis habitant un quartier situé dans une autre partie de l’agglomération. Heureusement, dans sa grande sagesse, l’administration municipale avait fait construire tout un réseau de freeways, speedways et autres voies express permettant de traverser ces zones grises le plus rapidement possible, et sans être contraint de perturber ses habitants dans l’exercice de leur pauvreté. On est bien éduqué ou on ne l’est pas.

Pourtant, un jour, la petite Abigail, à son corps défendant naturellement, se retrouva au milieu de nombreux pauvres. Voici comment ce prodige advint.

Cela s’est passé très exactement le 28 août 1963, une date que bon nombre d’américains ne sont pas près d’oublier. Pas plus que la petite Abigail, mais pas pour les mêmes raisons. C’était justement le jour où son prof d’anglais leur avait rendu les copies de ce devoir sur la pauvreté, et la jeune fille n’était pas peu fière de la note qu’elle avait obtenue. Il faisait une chaleur éprouvante et, climate ou pas, elle avait furieusement envie d’une glace. Après tout, elle n’avait qu'onze ans. Le chauffeur, accoutumé aux caprices de Mademoiselle, ne pouvait qu’obtempérer.

Malheureusement, le quartier où se situaient aussi bien son école que sa maison était si résidentiel qu’on n’y trouvait pas le moindre commerçant, pas même un marchand ambulant de crèmes glacées. Et puis quoi encore ? Ca encombre la chaussée et ça tape un barouf d’enfer, cette engeance-là ! Il est quand même bien plus commode de se faire livrer tout ce dont on a besoin à domicile. Ca évite de déranger les pauvres qui ont l’habitude de se retrouver en masse dans des boutiques surpeuplées, malodorantes et décorées avec la plus totale absence de goût.

Seulement voilà, ce que femelle veut, tu peux toujours essayer d’aller là-contre, surtout s’il s’agit de la fille unique et adorée de William Hallowey III, patron de l’entreprise de corned-beef du même nom et classé parmi les riches les plus riches de la capitale des Etats-Unis, donc du monde. Le chauffeur s’écarta en soupirant du trajet habituel qui conduisait à la résidence Halloway. On rentrait dans l’inconnu, ce qui n’était pas sans effrayer la petite. En effet, aux rassurants manoirs victoriens et aux sympathiques villas d’architecte dans jardin paysagé commençaient à succéder des constructions plus hétéroclites, certaines de petite taille, d’autres au contraire plus hautes que les arbres de la propriété familiale, mais surtout à ce point serrées les unes contre les autres qu’on se demandait comment des gens pouvaient y vivre sans étouffer. Il faut croire que les pauvres sont plus résistants que les autres.

Mais surtout, ce qui impressionnait le plus Abigail, c’était le monde sans cesse croissant qu’on voyait évoluer. Dans son quartier, on ne voyait quasiment personne se déplacer à pied, à l’exception de domestiques ou de livreurs accomplissant leur office ou encore de quelque vieil excentrique promenant le pedigree de son chien sous la protection d’un garde du corps massif comme un gratte-ciel. Là, au contraire, de nombreux passants de tous âges et de tous sexes se croisaient sur les trottoirs, tout affairés à leur besogne de pauvres. Un spectacle aussi surprenant que générateur d’inquiétude. En effet, que faisaient-ils après avoir fini ? Rentraient-ils dans leurs logements de pauvres ou restaient-ils ainsi à fourmiller dans les rues jusqu’à ce que l’épuisement les fasse s’effondrer sur le macadam bouillant de l’été ? Voilà des questions auxquelles ses manuels scolaires n’apportaient guère de réponse !

Enfin, après avoir été contraints à plusieurs reprises de s’arrêter à des croisements pour laisser passer des flots de véhicules de livraison ou de voitures les unes plus bizarres que les autres, ils finirent par arriver sur une avenue plus importante, au coin de laquelle se trouvait un célèbre marchand de glaces milanais. Dès que sa passagère eût précisé le parfum qu’elle souhaitait, le chauffeur quitta le véhicule, non sans avoir soigneusement verrouillé les portières et branché le système électronique d’alarme. On n’est jamais trop prudent avec la fille de. Quelques minutes plus tard, il revenait triomphant avec un double cornet chocolat-vanille-noix de pécan qu’elle s’empressa d’attaquer d’une langue prédatrice.

C’est au moment où il faisait demi-tour pour retourner à la maison que l’impensable se produisit. Des voitures de police aux gyrophares clignotants se déployèrent pour barrer la chaussée, tandis que des employés municipaux installaient des barrières métalliques pour rendre le barrage plus étanche, tandis que grossissait une sourde rumeur venue du fond de l’avenue.

Et alors elle les vit. Les pauvres. Tous. Une marée de pauvres de tous âges et de tous sexe, la plupart vêtus de bric et de broc comme on n’a pas idée, brandissant d’étranges pancartes et de drôles de drapeaux, même si beaucoup étaient des drapeaux américains, et chantant d’une seule voix polyphonique des chansons entraînantes qu’elle n’avait jamais entendu. Mais surtout, ce qui la frappa le plus, c’était la couleur de leur peau. Dans son entourage, que ce fût à l’école ou à la maison, les gens avaient tous un teint pâle, à peine hâlé parfois par le soleil des Bahamas ou celui de Gstaad, ou alors la carnation rosée de Dorothy sa copine rouquine. Là, en revanche, ils arboraient pratiquement tous un teint coloré, depuis le marron le plus clair jusqu’au noir de jais le plus intense. Et le pire était que cette disgrâce ne semblait pas les gêner. Bien au contraire, ils paraissaient fiers d’arborer cette teinte inesthétique. Cela plongea Abigail dans des abîmes de perplexité et elle se promit d’en toucher deux mots à son père dès que possible.

Elle en trouva l’occasion le soir même, dans le salon télé ou son père écoutait les nouvelles, au moment de lui faire le rapport sur ses activités de la journée, et en particulier son travail scolaire. M. Haloway III se montra très satisfait du 18 qu’elle avait obtenu en rédaction, même s’il trouva le sujet un peu scabreux pour des enfants de cet âge. Il se promit d’en toucher deux mots au directeur de l’établissement, qui n’avait pas grand-chose à lui refuser. Le prof de littérature allait la sentir passer. Mais ce qui le stupéfia le plus, ce fut le commentaire de sa fille.

- Si j’avais su à quoi ressemblaient vraiment les pauvres, j’aurais rajouté qu’ils étaient tout, sauf blancs comme nous. Je le sais, je les ai vus.

Et avant que son père, stupéfait, ait eu la présence d’esprit de réagir, une voix puissante s’éleva du poste de télévision. Elle proclamait :

«  I HAVE A DREAM… »

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Message  Polixène Mer 28 Aoû 2013 - 22:18

Heureusement, la chute arrive à point! On commençait à manquer d'air ...

Comme toujours, on lit avec plaisir, l'humour est là, mais...je ressens quelque chose d'artificiel, peut-être l'effet de la narration?
Plaisant quand même.
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Message  Polixène Mer 28 Aoû 2013 - 22:30

Un commentaire au lance-pierres?
Mouarrf, tu as des vitres blindées, non?
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Couleur de la pauvreté Empty Ne boudons pas notre plaisir...

Message  Marchevêque Jeu 29 Aoû 2013 - 5:44

Bonjour Gobu,
Je vous découvre petit à petit, lecture après lecture.
Même si je suis d'accord avec le commentaire de Polyxène, j'ai malgré tout lu cette histoire avec plaisir.
Encore...
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Message  Bouquiniste Jeu 29 Aoû 2013 - 9:49

C'est le premier texte que je lis ici.…
Il faut un début à tout ..
J’ai bien aimé l’accroche mais la suite est à mon sens un peu trop bavarde et parfois caricaturale.
J’ai un peu décroché mais l’envie de découvrir la rencontre et la fin m’a soutenu.
Je pense que vous avez perdu l’entrain du commencement et c’est dommage

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Message  Invité Jeu 29 Aoû 2013 - 10:33

tu annonces la couleur (oui, je sais...) et tu t'y tiens.
et donc : non, ceci n'est pas une caricature - même si les apparences sont contre.
comme dirait Bertrand Môgendre de ses enragés : ça c'est vraiment passé comme ça, ce jour-là.
bien vu.
of course.

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Message  Lucy Lun 2 Sep 2013 - 15:56

Si l'argent n'a pas d'odeur, la pauvreté a une couleur... au moins, aux States.

Merci pour ce texte, Gobu !

Imaginer une famille "pauvre" avec chauffeur et tout le bataclan : ça pourrait faire grincer des dents. Mais c'est tellement vrai, cet aveuglement, cet enfermement. Le "I have a dream" est particulièrement bien amené.
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Message  Gobu Lun 2 Sep 2013 - 16:07

Lucy a écrit:

Imaginer une famille "pauvre" avec chauffeur et tout le bataclan : ça pourrait faire grincer des dents.
Eh bien ça je ne l'ai pas inventé : l'anecdote est narrée par Michel Tournier (dans "Célébrations") J'ai embrayé là-dessus à l'ocasion de la commération du discours du Dr King...
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Message  Lucy Lun 2 Sep 2013 - 16:31

J'imagine...

Faut que je mette le nez dans ça : merci Gobu !
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Message  Sahkti Sam 30 Nov 2013 - 9:07

Par moment un brin laborieux parce que trop explicatif et en même temps, ça participe à cette plongée dans un univers qu'une gamine découvre à travers le prisme d'yeux habitués à tout obtenir sans réfléchir à comment ni pourquoi.
J'apprécie particulièrement la fin, concice, efficace, qui résume tant de choses.
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Message  Invité Sam 30 Nov 2013 - 13:44

Le début est ébouriffant !
Ensuite je pense qu'il faudrait resserrer et faire un petit ponçage par exemple, je trouve dommage que, pendant plus de la moitié du texte, chaque paragraphe se termine de la même façon : par un trait lourdement souligné.
J'ai fait comme pour moi, je t'ai rayé ce qui me semble superflu.
Dernier point : famille Halloway, Haloway ou Hallowey ?
Gobu a écrit:
Couleur de la pauvreté.

« Il était une fois une famille pauvre, mais alors vraiment très pauvre. Le père était pauvre. La mère était pauvre. Les trois enfants étaient pauvres. Même le chauffeur, le jardinier, le majordome et les trois femmes de chambre étaient pauvres. »

Ainsi débutait la rédaction d’Abigail Halloway, élève de première année du secondaire au Collège Hollander de Washington DC. Le nouveau professeur de Littérature Anglaise avait fait plancher les chères petites têtes blondes (ou brunes ou rousses mais c’était moins coté et surtout pas crépues) sur le thème de la pauvreté et le résultat était à la hauteur de ses espérances.

Il faut dire que le bestiau n’était pas courant au collège ni dans le quartier alentour, tenu par beaucoup pour le plus chic et le plus agréable de l’agglomération, et en tous cas le plus cher. C’est curieux comme le luxe et la tranquillité éloignent la pauvreté. A croire qu’elle ne se complait que dans la promiscuité, la crasse et le dénuement. Enfin chacun ses goûts, l’Amérique est le Pays de la Liberté, pas vrai ?

La capitale fédérale, considérée comme l’une des villes les plus prospères des Etats-Unis, n’en comptait pas moins plusieurs quartiers majoritairement peuplés de pauvres, quand ce n’était pas exclusivement. On sait comme ces gens sont grégaires et détestent se mêler aux autres. Moyennant quoi, ils s’entassaient par tribus entières dans les quartiers les plus mal famés et les moins salubres, dans des conditions de vie et d’hébergement qui ne pouvaient que dissuader une famille normale de venir se mêler à eux. Ce qui était sans doute l’effet recherché.

On imagine bien que la petite Abigail, pas plus que l’ensemble de ses condisciples, n’avait pas à traverser ce genre de quartier pour se rendre à son école, d’ailleurs située à moins d’un demi mile de son domicile. Ce qui ne l’empêchait pas de s’y rendre dans une automobile climatisée conduite par le chauffeur de la famille. A Washington, on étouffe en été, on grelotte tout l’hiver et l’on subit les intempéries tout le reste du temps. Seul un pauvre aurait pu avoir l’idée saugrenue de se déplacer à pied sous un tel climat. Ou un fou, bien que pour certains, les deux termes soient synonymes.

Bien entendu, il arrivait parfois que la famille soit obligée de passer par l’un de ces cloaques, ne fût-ce que pour rendre visite à des amis habitant un quartier situé dans une autre partie de l’agglomération. Heureusement, dans sa grande sagesse, l’administration municipale avait fait construire tout un réseau de freeways, speedways et autres voies express permettant de traverser ces zones grises le plus rapidement possible, et sans être contraint de perturber ses habitants dans l’exercice de leur pauvreté. On est bien éduqué ou on ne l’est pas.

Pourtant, un jour, la petite Abigail, à son corps défendant naturellement, se retrouva au milieu de nombreux pauvres. Voici comment ce prodige advint.

Cela s’est passé très exactement le 28 août 1963, une date que bon nombre d’américains ne sont j'ai un doute là : n'est ? pas près d’oublier. Pas plus que la petite Abigail, mais pas pour les mêmes raisons. C’était justement le jour où son prof d’anglais leur avait rendu les copies de ce devoir sur la pauvreté, et la jeune fille n’était pas peu fière de la note qu’elle avait obtenue. Il faisait une chaleur éprouvante et, climate ou pas, elle avait furieusement envie d’une glace. Après tout, elle n’avait qu'onze ans. Le chauffeur, accoutumé aux caprices de Mademoiselle, ne pouvait qu’obtempérer.

Malheureusement, le quartier où se situaient aussi bien son école que sa maison était si résidentiel qu’on n’y trouvait pas le moindre commerçant, pas même un marchand ambulant de crèmes glacées. Et puis quoi encore ? Ca encombre la chaussée et ça tape un barouf d’enfer, cette engeance-là ! Il est quand même bien plus commode de se faire livrer tout ce dont on a besoin à domicile. Ca évite de déranger les pauvres qui ont l’habitude de se retrouver en masse dans des boutiques surpeuplées, malodorantes et décorées avec la plus totale absence de goût.

Seulement voilà, ce que femelle veut, tu peux toujours essayer d’aller là-contre, surtout s’il s’agit de la fille unique et adorée de William Hallowey III, patron de l’entreprise de corned-beef du même nom et classé parmi les riches les plus riches de la capitale des Etats-Unis, donc du monde. Le chauffeur s’écarta en soupirant du trajet habituel qui conduisait à la résidence Halloway. On rentrait dans l’inconnu, ce qui n’était pas sans effrayer la petite. En effet, aux rassurants manoirs victoriens et aux sympathiques villas d’architecte dans jardin paysagé commençaient à succéder des constructions plus hétéroclites, certaines de petite taille, d’autres au contraire plus hautes que les arbres de la propriété familiale, mais surtout à ce point serrées les unes contre les autres qu’on se demandait comment des gens pouvaient y vivre sans étouffer. Il faut croire que les pauvres sont plus résistants que les autres.

Mais surtout, ce qui impressionnait le plus Abigail, c’était le monde sans cesse croissant qu’on voyait évoluer. Dans son quartier, on ne voyait quasiment personne se déplacer à pied, à l’exception de domestiques ou de livreurs accomplissant leur office ou encore de quelque vieil excentrique promenant le pedigree de son chien sous la protection d’un garde du corps massif comme un gratte-ciel. Là, au contraire, de nombreux passants de tous âges et de tous sexes se croisaient sur les trottoirs, tout affairés à leur besogne de pauvres. Un spectacle aussi surprenant que générateur d’inquiétude. En effet, que faisaient-ils après avoir fini ? Rentraient-ils dans leurs logements de pauvres ou restaient-ils ainsi à fourmiller dans les rues jusqu’à ce que l’épuisement les fasse s’effondrer sur le macadam bouillant de l’été ? Voilà des questions auxquelles ses manuels scolaires n’apportaient guère de réponse !

Enfin, après avoir été contraints à plusieurs reprises de s’arrêter à des croisements pour laisser passer des flots de véhicules de livraison ou de voitures les unes plus bizarres que les autres, ils finirent par arriver sur une avenue plus importante, au coin de laquelle se trouvait un célèbre marchand de glaces milanais. Dès que sa passagère eût précisé le parfum qu’elle souhaitait, le chauffeur quitta le véhicule, non sans avoir soigneusement verrouillé les portières et branché le système électronique d’alarme. On n’est jamais trop prudent avec la fille de. Quelques minutes plus tard, il revenait triomphant avec un double cornet chocolat-vanille-noix de pécan qu’elle s’empressa d’attaquer d’une langue prédatrice.

C’est au moment où il faisait demi-tour pour retourner à la maison que l’impensable se produisit. Des voitures de police aux gyrophares clignotants se déployèrent pour barrer la chaussée, tandis que des employés municipaux installaient des barrières métalliques pour rendre le barrage plus étanche, tandis que grossissait une sourde rumeur venue du fond de l’avenue.

Et alors elle les vit. Les pauvres. Tous. Une marée de pauvres de tous âges et de tous sexe, la plupart vêtus de bric et de broc comme on n’a pas idée, brandissant d’étranges pancartes et de drôles de drapeaux, même si beaucoup étaient des drapeaux américains, et chantant d’une seule voix polyphonique des chansons entraînantes qu’elle n’avait jamais entendu. Mais surtout, ce qui la frappa le plus, c’était la couleur de leur peau. Dans son entourage, que ce fût à l’école ou à la maison, les gens avaient tous un teint pâle, à peine hâlé parfois par le soleil des Bahamas ou celui de Gstaad, ou alors la carnation rosée de Dorothy sa copine rouquine. Là, en revanche, ils arboraient pratiquement tous un teint coloré, depuis le marron le plus clair jusqu’au noir de jais le plus intense. Et le pire était que cette disgrâce ne semblait pas les gêner. Bien au contraire, ils paraissaient fiers d’arborer cette teinte inesthétique. Cela plongea Abigail dans des abîmes de perplexité et elle se promit d’en toucher deux mots à son père dès que possible.

Elle en trouva l’occasion le soir même, dans le salon télé son père écoutait les nouvelles, au moment de lui faire le rapport sur ses activités de la journée, et en particulier son travail scolaire. M. Haloway III se montra très satisfait du 18 qu’elle avait obtenu en rédaction, même s’il trouva le sujet un peu scabreux pour des enfants de cet âge. Il se promit d’en toucher deux mots au directeur de l’établissement, qui n’avait pas grand-chose à lui refuser. Le prof de littérature allait la sentir passer. Mais ce qui le stupéfia le plus, ce fut le commentaire de sa fille.

- Si j’avais su à quoi ressemblaient vraiment les pauvres, j’aurais rajouté qu’ils étaient tout, sauf blancs comme nous. Je le sais, je les ai vus.

Et avant que son père, stupéfait, ait eu la présence d’esprit de réagir, une voix puissante s’éleva du poste de télévision. Elle proclamait :

«  I HAVE A DREAM… »

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Message  Invité Sam 30 Nov 2013 - 13:46

Oh, j'en ai oublié de dire que j'ai ... bref, une lady ne dit pas en public ces choses là, mais je ne suis pas une lady : ça fait jouir !

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Message  Gobu Sam 30 Nov 2013 - 19:48

coline Dé a écrit:Oh, j'en ai oublié de dire que j'ai ... bref, une lady ne dit pas en public ces choses là, mais je ne suis pas une lady : ça fait jouir !
C'est le plus beau compliment qu'on puisse faire à un mec auteur.
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Message  Gobu Sam 30 Nov 2013 - 19:49

And don't worry : les ladies jouissent comme les autres mais en anglais. Avec l'accent d'Oxford.
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Message  Ba Dim 8 Déc 2013 - 9:58

Un texte à lire, surtout par les temps qui courent sous nos " têtes blondes et autres "...
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Message  silene82 Dim 2 Fév 2014 - 8:17

Finalement, l'aisance de ta manière jouerait presque en ta défaveur, en ce sens que tu as une palette tellement riche en coloris que j'imagine sans peine que le plus difficile est l'élision, laquelle, dans ta livraison, aurait apporté, comme l'impitoyable Coline le relève avec un à-propos scandaleux de pertinence, plus de force dans la démonstration. Quand je pense que sous tes airs de sybarite, tu caches jalousement une âme de moraliste...
Bisous en tout cas, et lekhayim, habibi...
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