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La dignité du chômeur

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Message  Raoulraoul Sam 26 Oct 2013 - 9:28

La dignité du chômeur

Une avenue déserte dans la périphérie d’une ville de province. Le ciel est bas. C’est peut-être dimanche. La neige commence à tomber, entamant la ligne d’horizon.

Paul Lambert arrive devant la porte de celui qu’il ne peut pas encore nommer. Il sait seulement qu’il doit pousser cette porte pour se confronter à ce qui lui est encore pour l’instant innommable. Paul Lambert a besoin de l’autre et le besoin plonge Paul Lambert comme dans un de ces brouillards poisseux qui ont stagné durant des siècles sur les anciens marais de Jaude. Un besoin dense qui empêche Lambert de prendre une décision claire et une direction précise. Toutefois le portier de la firme a dit à Lambert que celui qu’il avait besoin de rencontrer se trouvait derrière une porte qui n’était autre que celle du cabinet particulier justement d’un innommable, que Lambert devait rencontrer.
Qu’est-ce donc qu’un cabinet particulier ?
Lambert pressentait que cette expression révélait déjà celui qu’elle contenait. Celui qui acceptait de s’y enfermer. Et de plus l’exiguïté probable du cabinet se targuait encore d’être « particulier » !
Tout était donc bien orchestré pour donner à ce rendez-vous entre Paul Lambert et l’inconnu un caractère exceptionnel.
La main de Lambert tremblait-elle avant d’atteindre la poignet d’or et de jaspe rouge  du cabinet particulier ?
Dans le brouillard des pensées parfois une voix vous guide. La voix de Lambert était celle du besoin urgent de se sortir d’une mauvaise passe. Un marasme, mais qui l’obligeait à connaître un autre marasme. La peur. La peur suintante étreignait Lambert, puisque c’était d’un autre, qu’il ne pouvait pas nommer, dont dépendait sa vie. Aura-t-il au moins, celui-là, le visage avenant de quelqu’un qui écoute pour amener la solution que vous attendez ? Des solutions qui exigent d’avoir un bras  long et fort pour les résoudre.
Ce bras qui manquait à Paul Lambert, le sien n’étant que maigre et de courte envergure. Il avait peine à le tendre pour pousser la lourde porte capitonnée qui barrait l’entrée du cabinet particulier de l’innommable qui détenait les vraies réponses. Faudrait-il encore que Lambert lui formula sa demande. Il en était là.
Rien d’autre que lui-même ne pourra faire à sa place ce que lui seul devait faire. Mais ce qui décidait Paul Lambert était autre que lui-même. Les pleurs d’une femme, le silence buté d’un enfant, leur délabrement psychique qui l’assaillait de toute part. Humiliation et rage suffisent alors dans ces conditions pour vous donner l’aplomb d’accéder aux nids des aigles perchés sur leur rocher, prêts à fondre sur leur proie.
Paul Lambert en était là, transpirant, ruminant, espérant. Il s’était habillé du plus pimpant possible : veste de tweed à carreaux, chemise rose, pantalon de tergal, et boots en peau de chevreau. Rasé de près, eau de Cologne, moustache finement taillée. Elle s’était mise en quatre madame Lambert pour que son mari soit le champion dans ce rendez-vous de la dernière chance.
Derrière la porte capitonnée l’inimaginable l’attendait, et pourtant Paul Lambert attribuait déjà un son à cette voix, une dureté au regard qu’il préférait au mépris, une corpulence au personnage soudé à son fauteuil, attelé à son bureau, avec aux doigts des millions en carats et dans le bec le sceptre d’un cigare.

Dehors, le mouvement tourbillonnaire de la neige sur les hangars. Des enfants se battent avec les armes de la neige. Un petite vieille fait une mauvaise chute. Personne de la ramasse. Le ciel est absent sous les flocons.

Nous sommes une poignée à diriger l’usine. C’est suffisant pour s’implanter dans le monde. Nous sommes à la tête de ce qui à l’origine n’était rien. Quelques ateliers sur dix hectares au-milieu de la ville. Aujourd’hui nous devons nous entendre dans l’intérêt de l’usine. Nous ne formons pas une famille. Ce temps là est révolu. Aujourd’hui c’est la prospérité du caoutchouc dans le monde qui est en jeu. Notre seule divergence porte sur les pro-naturels et les pro-synthétiques. Moi je suis pour le synthétique. Les forêts d’hévéa sont en perte de vitesse, elles sont de plus en plus un problème pour l’industrie. Nous ne devons pas transiger. C’est à cette condition qu’une micro société devient consortium. Nous sommes ouverts aux technologies novatrices. Nous n’hésitons pas à investir pour développer nos labos. C’est une dépense aujourd’hui qui nous maintient dans la course. Il faut savoir être l’élite pour ne pas crever. Même si le caoutchouc n’est plus authentique il donne la sensation élastique d’un bon caoutchouc, et même beaucoup plus puisque la planète caoutchouc n’a pas fini de livrer ses secrets. Le caoutchouc prolifère sur les places mondiales, mais aussi dans notre intimité. Regardons autour de nous et constatons. De la salle de bain à la cuisine. De nos produits d’hygiène aux accessoires les plus personnels dont notre corps se divertit, le caoutchouc ou ses fac-similé envahissent notre quotidien. Sans caoutchouc la vie serait plus raide et plus dure. Le caoutchouc c’est la souplesse et un amortissement assuré contre les chocs de l’existence. Evidemment nous avons un ennemi. Le plastique. Nous frayons parfois avec lui dans nos laboratoires. Notre solution est de l’intégrer habilement sans qu’il nuise au label Caoutchouc. C’est encore à ce prix que nous sommes les meilleurs. Nous n’allons pas renier nos ancêtres qui raclaient les coulées de latex sur les arbres. Nous n’allons pas non plus nous obstiner par souci de culture traditionnelle à figer l’ancien temps pour entraver le futur. Le futur c’est l’agrandissement de nos possibilités et nos possibilités c’est la garantie de réussir, avoir le pouvoir constant sur nos concurrents. Oui, nous sommes des monstres, des Léviathan, une Hydre de Lerne. Notre tête est multinationale. Mais le cœur, le poumon, c’est notre inflexibilité sur la valeur du travail. Nous le distribuons comme nous l’entendons car nous en sommes les maîtres. Mais une main dans un gant de caoutchouc ne cesse pas d’être une main. Elle donne forme et vie au gant qui la moule.
Monsieur Paul Lambert, sentez-vous comment je vous tends cette main ? Elle peut broyer la vôtre qui me quémande des faveurs. Elle est plus intransigeante que votre faiblesse, elle pourrait vous renvoyer d’un revers à votre condition minable. Vous me demandez de travailler dans mon usine, monsieur Lambert, parce que vous ne pouvez plus payer votre maison et nourrir votre nichée. Si ma main secourait toutes les larves putrides des marécages autour de Clermont, depuis longtemps mon entreprise aurait coulé. Connaissez-vous le caoutchouc ?  Il exige de l’expérience et de l’amour. Aimez-vous le caoutchouc monsieur Lambert ? C’est une matière qui ne peut s’échanger contre des traites impayées, le cri de vos marmots affamés, le chantage de madame Lambert qui menace de se prostituer, le harcèlement des huissiers qui viennent vous confisquer votre canapé, votre téléviseur, votre voiture. Le caoutchouc est une essence pure monsieur Lambert. Vous avez franchi la porte de mon cabinet pour profiter de ma puissance et de mon pouvoir. Et bien voilà j’ai le pouvoir de vous autoriser à retourner illico presto là d’où vous êtes venu. Je ne suis pas un apôtre, monsieur Lambert. Mon manteau de Saint Martin n’est pas partageable.

Tout est blanc. La beauté recouvre les maisons, le long de l’avenue. Les oiseaux se sont cachés. Les feux rouges passent au vert pour rien. C’est probablement dimanche. Tout le monde se tient au chaud sous le manteau de la neige.

Tu as actionné le graduateur de lumière, jusqu’à ce que l’ombre me fasse comprendre de partir. Tu es resté assis dans ton fauteuil, fixant un point sur ton bureau. Ce point est une photo, dans son cadre, posé sur le bureau. Il est facile de voir que cette photo t’absorbe. La photo d’une femme. Je t’avais parlé de ma femme auparavant dans notre entretien, ce qui a semblé te déplaire, à en juger par les remarques désagréables que tu fis à son égard. Dans la pénombre de ton cabinet particulier, maintenant, tu parais avoir un autre visage. Ce visage m’est  toujours aussi inconnu que celui que j’imaginais avant notre entretien. Les patrons sont-ils des hommes seuls ? Il suffit de te regarder dans l’obscurité pour le penser. Tu m’as congédié avec une telle superbe, que n’importe qui après aurait été se défenestrer du haut de ton immeuble. Une fois la lumière baissée, dans l’intimité de ton cabinet, il est navrant de découvrir que le coup de poing du patron n’est que le geste imbécile d’un homme. Tu as saisi le portrait de la femme pour l’approcher de toi. Un silence malheureux aussitôt a figé le temps dans ce cabinet trop particulier. Tu as cessé de respirer lorsque tes yeux se sont noyés dans le portrait, à la rencontre sans doute de douloureux souvenirs. C’est ce moment là que j’ai choisi pour intervenir, car je n’étais pas parti, j’étais resté blotti dans l’ombre, désobéissant au goujat, précédemment, qui avait refusé mon embauche. Je t’ai chuchoté alors dérangeant ce silence insupportable – Elle est partie, c’est cela ?... Elle ne t’aime plus malgré ton fric. Tu ne peux plus la satisfaire ?...  
Tu n’as pas répondu, mais avec un grognement de bête tu t’es écroulé à terre. J’avais touché juste. Dans l’obscurité après je suis venu vers toi. Entre tes gros doigts, j’ai distingué le portrait. Une femme souriante entourée de ses deux enfants. Avec plus de hardiesse j’ai poursuivi enfin – Ils se sont fait la malle tous les trois… c’est ça… abandonnant le roi nu dans son empire de caoutchouc ?... La mienne, de femme, tu vois, c’est pas pareil, elle reste. On est lié dans notre merde !
Tu t’es mis à chialer. Tu m’as dis quelques mots que je n’ai pas compris tellement tu chialais. Ta main as pris la mienne. Cette fois elle a ôté son gant de caoutchouc. C’est une main chaude, broussailleuse, qui se déshabille. Elle ne craint plus de se salir en touchant la main d’un demandeur d’emploi. C’est une bonne main. Elle  a caracolé sur moi ensuite, s’agrippant à mon dénuement. Parfois elle m’a pincé entre ses ongles, sans doute pour me sauver d’un mauvais rêve, me fouettant les sangs mieux que quiconque. Dans un cabinet particulier tout est particulier. Des solitudes se confondent entre la base et le sommet. Nous avons roulés sur le tapis, dans la tiède obscurité. Dans la nuit on éprouve le vide. Toi, patron, tu me parles de ton enfance, d’une voix mollassonne. Du temps où rien pour toi encore n’était prévu, où tout était permis, avant que la volonté ne t’oblige à faire des choix.
Nous avons fumé ensemble, bu un vieux Porto. Si quelqu’un nous espionnait à ce moment, c’étaient les yeux d’une femme distante, lointaine avec ses deux enfants. Tu as paru soudain libéré, tu m’as alors demandé :
– Puis-je faire encore quelque chose pour vous ?
– Quoi donc ?
– J’aurai besoin d’un commercial. Un bon poste pour vous, dans vos cordes.                          
– Jamais, je ne travaillerai pour toi.
Je me payai le luxe de cette réponse sans savoir pourquoi. Toi, patron, tu ne t’en relèves, t’en es réduit à bouffer le tapis jusqu’au dernier nœud pour étouffer ta stupeur. Puis je suis sorti, claquant la porte capitonnée derrière moi, elle a fait un « pouf » retentissant, reléguant dans un silence définitif ce que je ne pouvais pas nommer.
Dans le hall d’entrée j’ai retrouvé madame Lambert qui s’impatientait. Elle avait hâte d’apprendre le résultat de mon entretien. Elle a reconnu vite sur mes lèvres le goût du vieux Porto.

Un homme démarre sa voiture. Il grille le feu rouge, il a glissé. Ses pneus sont lisses. « Décidément on ne peut pas échapper au caoutchouc ! » il dit. Ce n’est plus dimanche. La neige est boueuse et les merles secouent leurs ailes sur les branches dépouillées des arbres qui bordent l’avenue. Seule une neige brillante, là-bas, coiffe encore le Puy de Dôme.


**
Raoulraoul
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Message  Invité Dim 27 Oct 2013 - 12:13


Je dois avouer qu'en début de lecture, j'ai été dérangée par la répétition du nom : Paul Lambert, Paul Lambert.
De tous les sentiments, appréhensions et gestes de Lambert, le lecteur est soudain, sans transition, plongé dans un long passage ressemblant à un documentaire, un discours sur l'industrie du caoutchouc. De même est-il surpris par le passage de "il", à "nous".
Déstabilisé, il (le lecteur) comprend enfin que c'est le patron qui parle.
L'affrontement des deux personnalités, le petit qui quémande et le grand qui méprise, voire écrase relève un peu de la caricature.
On (le lecteur) éprouve pourtant un certain soulagement, pour ne pas dire une certaine satisfaction à constater que le puissant a, ô surprise, une âme aussi. Qu'il a lui aussi une vie intime. Peu réjouissante. La faille est là, dans laquelle s'engouffre Lambert.
Et la fin illustre le titre du texte. Un titre que j'aurais aimé plus énigmatique.

En résumé, c'est un texte que j'ai lu jusqu'au bout, premier point positif. Je trouve les deux personnages bien campés, mais je pense que le récit gagnerait en lisibilité si certains passages n'étaient pas si compacts. (l'usine, le caoutchouc...)

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Message  Invité Dim 27 Oct 2013 - 12:14

J'ajoute que j'ai bien aimé les passages en italique, fenêtres rafraichissantes sur l'extérieur.

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Message  Invité Lun 28 Oct 2013 - 7:29

Tout d'abord, j'ai trouvé les parties un et surtout deux (l'exposé sur le caoutchouc) plutôt longues, denses et répétitives.

Après, et en vrac : tout en appréciant un traitement assez personnalisé (dans le sens "pas commun" ) sur un sujet courant pour ne pas dire banal, je me demande si la troisième partie n'aurait pas dû/pu être autre.
Bien sûr, comme dit Iris, ça fait du bien de lire que le patron a une conscience, et qu'il y a une justice sinon sociale ou professionnelle, du moins humaine. Mais je me demande au bout du compte si le parti pris d'une situation qui prend le contrepied de ce qui se fait d'habitude n'est finalement pas tout aussi attendu.
Le choix du "tu" et de l'alternance avec le "vous" persistant du patron me semble une bonne idée pour enfoncer le clou si j'ose dire du rapport dominant/dominé (qui n'est finalement pas celui qu'on croit).
Dernière chose : j'ai le sentiment que le titre est beaucoup trop parlant, il amoindrit le plaisir de la découverte du récit.

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Message  Invité Lun 28 Oct 2013 - 8:07

L'histoire est bonne, l'ambiance bien rendue, mai j'avoue me noyer un peu dans le flot des phrases.
Es-ce dû au format resserré du récit ?
Je pense plutôt à un désir de faire passer le maximum de choses, quitte à confondre le superflu et l'essentiel.

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Message  Raoulraoul Jeu 31 Oct 2013 - 11:21

Mon intention dès le départ était de dévoiler la faille sensible, fragile, ambigüe, du patron. D'où l'utilité de développer d'abord la peur du demandeur d'emploi et ensuite la super puissance monolithique du chef d'entreprise. Le "nous" permet de multiplier ce pouvoir et le "tu" de créer cette intimité soudaine, asymétrique, cavalière du chômeur. Merci à Easter, Iris, Aseptans pour vos commentaires précieux. Pour le titre en effet j'avais pensé d'abord à "Entretien de débauche". Est-ce mieux ? Serait-il possible encore de modifier le titre actuel de ce texte pour ce nouveau titre ? Merci à la Modération.


Le changement de titre à ce stade de la publication du texte impliquerait non seulement une manipulation au catalogue mais annulerait aussi les commentaires allant dans ce sens.
On laisse donc comme ça.
Merci de votre compréhension.
La Modération
Raoulraoul
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Message  seyne Dim 3 Nov 2013 - 20:52

Pour moi aussi les deux premières parties tirent en longueur, on se dit in petto : "oui, allez, accouche..."
C'est souvent la faiblesse de tes textes, que par ailleurs j'aime énormément. Le début se veut mystérieux, mais retenu trop longtemps, on s'agace, et puis heureusement la suite et la fin sont délectables et toujours surprenantes. Pas tellement à cause de ce qui se passe, mais à cause de l'originalité du style, de la façon de dire, de retourner les points de vue.
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Message  Louis Mer 6 Nov 2013 - 15:28

Le récit commence quand tombe la neige. Et la neige rythmera l'histoire.

Tout commence par un blanc, par une chute, par un froid.  

Un blanc.
La neige envahit tout l'espace extérieur, «  entamant la ligne d’horizon ». Mais un flocon blanc se glisse dans l'espace de la parole ; il neige aussi sur le texte, et tout commence par un innommable, « Paul Lambert arrive devant la porte de celui qu’il ne peut pas encore nommer.»
Nommer les choses et les êtres, c'est leur ôter leur aspect étrange et inquiétant, c'est les insérer dans une langue qui les classe, les ordonne, les rend connaissables, maîtrisables, et donc rassurants. Mais le personnage, Paul Lambert, est sans assurance, il n'a pas de mot pour dire qui est l'homme à la rencontre duquel il doit se rendre en ce jour, « peut être un dimanche », au risque de glisser sur ce blanc d'un indicible, comme cette petite vieille sur la neige :  « Une petite vieille fait une mauvaise chute. Personne ne la ramasse. »
Une chute.
Elle n'est pas seulement un risque, la chute, pas seulement le mouvement de la neige, mais aussi la réalité vécue de P. Lambert : chute sociale du chômeur, du sans emploi, en plein « marasme » ; chute économique et chute humaine dans la dépendance ; chute  de sa famille dans le « délabrement psychique ». Le voilà donc soumis à la tyrannie du besoin, «  Paul Lambert a besoin de l’autre », besoin d'un autre homme pour survivre, besoin d'un autre innommable, besoin d'un mot pour le dire, pour retrouver un peu de maîtrise. Le voilà à la merci d'un autre, pourvoyeur possible d'un emploi, d'une rémunération indispensable.
Le besoin, nécessité contraignante, le « plonge » dans « ces brouillards poisseux qui ont stagné durant des siècles sur les anciens marais de Jaude. » ; son état de dépendance provoque en lui une désorientation, une perte de repère, et l'empêche «  de prendre une décision claire et une direction précise. » C'est par besoin qu'il agit, non par une libre volonté. On n'y voit plus clair quand l'on n'est plus son propre maître, quand on perd son principe directeur.
Un froid.
Le froid : une « mauvaise passe » dans la vie de P. Lambert, un hiver dans les saisons de la vie.

Le patron ne correspond pas à l'image d’Épinal, issue du XIXième siècle, que l'on se fait de lui. Il n'est pas paternaliste, «  Nous ne formons pas une famille. Ce temps là est révolu ». Il tient le discours de la rationalité économique, le discours offensif de la lutte pour la survie dans une situation concurrentielle, situation de concurrence sauvage. Il répète le discours convenu de la nécessaire conquête des marchés ; le discours idéologique de la « valeur travail », de l' « élite », de la réussite, de la victoire dans la « course » économique, où l'on n'est plus rien si l'on n'est pas dans les premiers, « Il faut savoir être l’élite pour ne pas crever. »
Le discours est lucide : la société dont il est le patron est devenue un monstre, « Oui, nous sommes des monstres, des Léviathan, une Hydre de Lerne. Notre tête est multinationale. »
Sous la rationalité du discours, transparaît pourtant une autre dimension, plus teintée d'affectivité : «  Le caoutchouc c’est la souplesse et un amortissement assuré contre les chocs de l’existence ». La matière produite, la caoutchouc, posséderait toutes sortes de propriétés que valorise la parole patronale, pas éloignée d'une publicité qui vante un produit de consommation, mais la louange de sa souplesse est d'un autre ordre. La production de l'élastomère n'est pas seulement celle d'un bien de consommation, mais celle d'une protection contre les « chocs de l'existence ». Fabriquer du caoutchouc ne répond pas à une simple nécessité économique, c'est une parade contre la vie trop « dure », trop « raide » ; c'est un « amortisseur » de l'investissement existentiel,  autant et plus qu'un amortissement des investissements financiers.
Des coups durs de la vie, une matière en préserve. Le patron laisse entrevoir, dans sa péroraison économique, une faille psychologique : une douleur, une blessure, et le désir de se prémunir contre ce qui fait mal, contre le rude contact avec la réalité.
Il laisse entrevoir une faiblesse.
Mais très vite il la masque, mettant en avant sa puissance, son pouvoir de « broyer » les hommes, son pouvoir de plonger les individus dans la misère ou de les en sortir. Son pouvoir, il n'est pas à la gomme...

P. Lambert apparaît trop faible, minable, « larve putride », pas à la hauteur de cette matière puissante qu'il faut travailler et produire, pas à la hauteur de ce qui « exige expérience et amour », de cette « essence pure » qu'est le caoutchouc.
Il fait ressortir que l'individu n'est rien, dans le grand Léviathan ; l'individu ne compte pas, il est au service de ce qu'il produit, qui a valeur marchande, mais aussi valeur symbolique et psychologique.

Un retournement se produit,  P. Lambert a su déceler la faiblesse du patron tout puissant.  
L'entretien, marqué désormais par le tutoiement, se transforme en rapport d'homme à homme, et non plus en rapport de positions sociales, l'une au sommet de la hiérarchie, l'autre au plus bas de l'échelle sociale, le « sommet et la base » ;  ce rapport devient un corps à corps, « Nous avons roulés sur le tapis, dans la tiède obscurité. », une mise à nu de deux solitudes.
L'homme qui se pense tout puissant, l'homme à qui tout réussit dans la vie n'a pas réussi sa vie. Son couple est un échec, sa famille est en ruine, et le « fric » ne fait rien à l'affaire.
Son rejet de l'offre d'embauche de P.Lambert s'enracinait dans un ressentiment, et non dans les impératifs d'entreprise. Le psychologique l'avait emporté sur l'économique. Les motifs d'ordre économique dissimulent toujours des motivations d'un autre ordre.

Lambert refuse finalement le poste de commercial que lui propose le patron.
Il a pris un ascendant sur le grand boss, il ne se rabaissera pas à travailler pour lui. Sa dignité est dans un non, face à une situation, un innommable, qui reste sans nom.

Et tout se termine par un blanc, par le blanc de la neige sur laquelle glisse le caoutchouc d'un pneu, qui a dérapé, outrepassé la limite d'humanité, grillé un feu rouge. Le caoutchouc, s'il amortit les chocs de l'existence, peut être aussi trop lisse, sans crampons, sans rien qui permette de se raccrocher, et d'éviter les heurts.

Heurts du dimanche, journée blanche, parenthèse dans le temps du travail, et des rapports de production.

Bravo Raoul, texte intéressant en ce qu'il ramène l'économique à ses ressorts humains. Une pointe de poésie avec ces images métaphoriques, avec cette neige du dimanche, rehausse encore la qualité du texte.

Louis

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