Les silences du désir

[Raoulraoul]

Les silences du désir

Tu me vois
Oui
Approche
Oui
Ça te convient
Oui
Plus
Impossible
Depuis hier soir suis comme ça
Non
La nuit entière la journée entière jusqu’à maintenant
Insupportable
Jusque là t’as rien vu
Vu
Tu as été épargné Maintenant décide
Que tout s’arrête que tout s’arrête
Des regrets
Non épouvante
La nuit est glacée Les portes sont fermées Tu entends les animaux gratter dehors
Compris
Bois
Jamais
Sur la table immédiatement vite
Enlève mes pensées
Justement sur la table allez
Enlève mes yeux
Exécution
Juste de quoi respirer c’est tout
Justement Respire
C’est comment
Ah ah ah
Un monde
Quel monde
Le tiens
Te convient
Sais pas
Quelqu’un d’autre entre dans la salle Cette personne te connaît
Non
Elle te voit
Non
Elle me connaît me déteste Ne me fera rien Respire toi respire
Peux pas
Parce qu’elle te regarde
Peux pas
Si tu ne respires pas tu meurs
Pitié
Choisis
Sans le vouloir je le fais mais je ne le veux pas
Evidemment
Inouï
C’est ta première fois
Oh oui
La personne qui nous regarde est en pleurs
J’étouffe
La personne te quittera Comment pourrait-elle admettre
Tu es
Avec elle aussi tu aurais pu Aujourd’hui trop tard
Suis pas responsable de l’enfer
Enfer
Il pue ton enfer
La personne se déplace
Non
Dehors il fait toujours aussi froid Et maintenant
Quoi maintenant
Maintenant hume encore C’est différent
Non
Ah ah ah
J’aime pas ce rire
Normal
Suffit
Tu ne reconnais pas quand c’est différent
Qui est-ce maintenant
Elle
Elle
La personne
Non
Une différence de fleur
Pas de fleur
Chaque fleur dépend de son jardin Tu as changé de jardin
Non
Si
Il y a un temps où tous les jardins se ressemblent C’est l’hiver quand ils sont dépouillés et nus
Ne reste plus alors que l’essence
L’essence
Nous sommes toutes pareilles
Faux
Sens la différence Sens la fort
Restent les voix
Je vais me taire
Non Les voix racontent des histoires
Ce serait les jardins qui permettent des histoires alors
Jardin chéri
Je vais me taire Te laisser à la sauvagerie Les animaux ont défoncé la porte
Les animaux
Photos photos ils prennent tout en photos
C’est imprenable
Les animaux se repaissent d’images Tiens tu ne parles plus Tu humes par la bouche tout d’un coup
Ahahahah oh ce baiser soudain
Quoi ça
C’est lui qui vous distingue
Quoi ça
Le baiser est le jardin de l’âme
Les animaux photographient tout
M’enfous
Je m’en vais te laisse mourir avec ton baiser
Elle seule m’embrasse
Allez les bêtes Photographiez à tire larigot Mitraillez les partout
Je t’aime je t’aime

**

[hi wen]

étonnant.
c'est surtout très drôle.
je ne sais pas si c voulu ou pas.

[So-Back]

le désir génère des silences et les silences font le désir
l'aspect un brin loufoque me plait bien

[seyne]

En lisant ces bribes de dialogues, ces injonctions, ces phrases courtes, j'ai eu une impression étrange : comme si j'entrais en retard dans un théâtre, m'asseyais à ma place et tentais de saisir ce qui se joue entre les personnages....mais pendant longtemps. J'ai eu aussi un ressenti d'obscurité, de tâtonnement dans le noir...
Ce qui était commun aux deux impressions, c'était qu'elles faisaient disparaître la question d'un début et d'une fin, mettaient très à distance les causes, les histoires particulières.
J'ai aimé aussi que quelques notations introduisent une extériorité, vaguement menaçante, glacée.

[jfmoods]

"Évidemment"
"Sens-la fort"
"Ce seraient les jardins"
"M’en fous"
"Mitraillez-les"
"à tire-larigot"

La vue ("vois", "vu", "enlève mes yeux", "voit", "regarde" x 2, "photos" x 3, "photographient", "Photographiez", "Mitraillez") présente, au regard des autres sens (ouïe : "entends", "voix" x 2, odorat : "pue", "hume", "sens", "humes", goût : "bois", toucher : "baiser" x 3, "m'embrasse"), un caractère profondément obsessionnel, à l'image d'un monde gangrené par l'image, par la contamination des écrans. Dans cette sorte de dialogue de soi à soi, de monologue intérieur, le locuteur se trouve comme pris en tenaille dans l'argumentaire du fantasme (champ lexical de l'imaginaire : "Restent les voix", "racontent des histoires", "permettent des histoires") de la femme incessamment désirée (gradation anaphorique : "La nuit entière la journée entière", litote : "Jusque-là t’as rien vu", champ lexical de la saturation : "tous", "toutes", "se repaissent", "tout" x 4, "partout"). Comment slalomer à l'intérieur de soi pour affronter ce champ de force si radical, si rêche, où s'impose, toute puissante, l'image brutale de la fornication ("Les animaux" x 2, "les bêtes"), définie ici sous le terme de "sauvagerie" ? En travestissant, en maquillant le rapport au désir. Non plus ce corps interchangeable, sursaturé de signes atones, spécifique au monde pornographique (formulation à caractère généralisant : "tous les jardins se ressemblent. C'est l'hiver quand ils sont dépouillés et nus", recours au lieu commun : "Nous sommes toutes pareilles"), mais une femme légèrement érotisée, stylisée, placée sur un piédestal, renvoyant à la mise en place d'un idéal salvateur (métaphore à connotation philosophico-religieuse : "Le baiser est le jardin de l'âme", champ lexical du penchant naturel vers l'être d'élection : "C'est différent", "Tu ne reconnais pas quand c'est différent", "Tu as changé de jardin", "Sens la différence Sens-la fort", "ce baiser soudain... c'est lui qui vous distingue", "Elle seule m'embrasse", "Je t'aime je t'aime"). Ce regard rassurant, déculpabilisant, du désir est court-circuité par une triple mise à distance amusée, voire cynique (onomatopées figurant le rire). Ce qui nous renvoie tout droit à "Moi et lui" de Moravia. Quelque part entre pulsion basique et sublimation du désir, l'homme, silencieux, est ballotté dans un jeu de masques grinçant qui présente tous les aspects de la farce.

Merci pour ce partage !

[Gyver]

Moi j'ai bien aimé.
Passer derrière jfmoods, pas facile, et de toute manière je n'en ai pas les moyens !
le rythme, la partie qui semble se jouer,le questionnement, je valide...
Mais il faut lire et relire....
merci

[Polixène]

J'aime me sentir larguée, baladée, lâcher-prise à mon tour et me rattraper aux branches du sens. Et allez, c'est reparti!
Très bon.

[Marine]

Superbe ; et un peu inquiétant.

[Sahkti]

Je rejoins les impressions de seyne et son commentaire traduit bien ce que je ressens. Cette litanie est plaisante par son aspect saccadé, proche d'un halètement. On ne sait trop où on se situe mais on finit par trouver une place, toute petite, dans un coin, observant ce jeu étrange qui se déroule sous nos yeux.

[Polixène]

C'est un peu l'esthétique du déchirement.
Je suis toujours aussi larguée mais ça me plaît ! Je butine d'un fragment à l'autre, je file les morceaux de sens pour créer ma propre mèche
L'importance du jardin , vécu comme un endroit sauvage et menaçant, me relie à mes très lointaines peurs d'enfant .

[Loïc Relly]

J'ai toujours beaucoup apprécié tes audaces en général, et je ne déchante pas. C'est très drôle, aussi !

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