routes de nuit

[loic]

Routes de nuit (Col de la Chavade)
C’était autrefois, ce récent moyen âge où l’on allait encore sans se soucier de rien. Un camion ferraillant pour routes incertaines, mécanique Saxonne conçue pour le travail, flegmatique bétail. Des heures, des jours, des nuits passées dans un vieil Henschel au tableau de bord en tôle.
Souvent ma route c’était la Nationale 102 qui va du Puy à la vallée du Rhône par Aubenas. Une route dure et inquiétante l’hiver sur le plateau de Peyrbeille, peuplé de rumeurs d’assassinats.
Au départ avant d’atteindre la Chavade, une longue épreuve commence. Partant de la haute Loire et courant vers le Sud, une rampe continue sur son versant Atlantique monte les paliers de ce paysage d’altiplano constellé de tourbières.il est gravi péniblement parce que ses rampes sont traîtresses à en disjoindre l’effort de la machine.
Le paysage est vite mélancolique, les rangées d’arbres qui bordent par moment le chemin attendent longtemps le printemps. Des villages linéaires muraillés de basalte aux fenêtres minimes, Costaros, Landos, offrent de furtifs panoramas roulants comme des congères.
Et puis le désert du plateau Ardéchois, plus rien avant Lanarce si ce n’est que l’auberge rouge rapetassée dans la Burle quand l’hiver le passage est impossible. L’ennui d’une toundra rallonge les minutes et l’asphalte résonne dans la cabine en tôle. Le diesel alors, se met à ondoyer ronronnant sous le couple.
Vers la fin, la mécanique se remet en ligne pour tout à l’heure : l’impitoyable descente de la Chavade qui portera au rouge le ventre des tambours geignant sous l’effort de freinages continus
Avant le col, il y à Lanarce, le gardien de la pluie qu’il arrête sur ses pentes .Outre ce village tout change, une sorte de lime saisissable entre deux mondes. Le vert, celui de l’atlantique où les rivières vont puissantes et chargées de limons. Le blanc, celui de la méditerranée aux sublimes vallées où parfois l’eau se perd.
Mon silence s’éblouit dans le jaune des cadrans, ces gageures d’une autonomie qu’on envisage pérenne.
La descente s’amorce, les noirs pistons s’affolent sous le régime que donne le moteur luttant contre la pente, la mécanique rechigne comme un cheval cabré. La longue semi remorque ondule sur ses essieux en poussant les machines.
A cet instant il y a deux âmes qui s’unissent : l’homme et son alter égo le tracteur… leur survie est commune. Plus de place pour l’esprit, un combat à mener contre la descente effroyable, rien que cela.
Le ralentisseur électrique ne doit être utilisé qu’avec une parcimonie soupçonneuse sans quoi les relais fondraient. Il est donc nécessaire de maintenir le régime du moteur qui donne du frein en comprimant l’air qui s’engouffre dans le collecteur d’échappement fermé par une vanne : le ralentisseur sur échappement, l’injection étant évidemment coupée.
Les changements de rapport doivent être vifs pour ne pas partir sur l’erre. L’anticipation des courbes et contre-courbes oblige à calculer a vue la trajectoire la moins pentue et la rencontre avec de rares camions qui circulent a cette heure ahanant dans la côte.
Le pire endroit c’est le Château vers la fin du col, les concepteurs de la route n’ont pas eu d’autre choix que durcir la rampe a l’extrême et de manière rectiligne. Un portail vers l’enfer si les freins lâchent et vous laissent a votre destin. Enfin le pont à l’équerre où une plaque commémore un cauchemardesque accident survenu en 54 annonce l’entrée de Mayres…
Il ne faudrait pas s’arrêter maintenant, quelques kilomètres pente douce sont indispensables aux garnitures amiantées et surchauffées dans le confinement des tambours de fonte qui peinent à évacuer ces calories générées par l’entropie.
Des techniques compliquées pour 26 tonnes de copeaux de scierie destinés a la cellulose du pin à Tarascon sur Rhône, de la ferraille, 15 mètres de long, une quarantaine de tonnes au total et un branleur de 21 ans qui ne croit pas à grand-chose.
Les villages se succèdent, apparaissent bientôt les platanes et la nature s’apaise. Bientôt Thueyts, la marque tangible du Sud est là… Les boulistes dans l’après midi que j’entrevois souvent sur la grande place en sont les avant-gardes. Il faut se laisser glisser jusqu’à la Bégude entre les murs de soutènement du chemin de fer et d’anciennes filatures, pour, après un court tunnel voir la vallée s’élargir.
Le noir plateau volcanique de tout à l’heure est devenu un lacis de collines blanches aux strates lumineuses dans le jour qui avance à notre rencontre. Maintenant vient la fatigue de l’aube, elle s’attaque au solitaires qui doivent encore veiller malgré l’éther d’une nuit de travail, traitresse et fulgurante vous étouffant dans un amoindrissement coupable. Pour lutter j’ouvre la fenêtre , je perçois alors la magie des reliefs parfumés de la craie et du matin d’Ardèche septentrionale, et l’idée du routier de Saint Jean le Centenier fait le reste.
Encore quelques kilomètres dans une garrigue pelée, la traversée étroite d’un village aux allures toscanes, un passage à niveau et ce sera le relais, le retour a une sorte d’humanité bourrue où ceux qui reviennent d’Italie croisent ceux qui descendent des montagnes.
Les ferrailles dodelinent au dehors, placides comme des chevaux s’abreuvant de patience. Étrange poésie que cet endroit à cette heure, loin des villes et des industries ce paysage néolithique a quelque chose de calme et d’éternel.
Etrange poésie en ces heures solitaires, sur les voies du travail qui mènent vers le Rhône, étrange poésie qui lentement se déroule alentour des cabines, tous ces regard fugaces aux routes entrecroisées cheminant sous le ciel.

[So-Back]

connaissant bien ce lieu , j'apprécie vraiment la description.

expression "une chavade" c'est une pluie torrentielle

merci du voyage, quand j'arrive à Aubenas , je repense a ma grand mère

[muzzo]

Que dis-je, mieux, un film et un poème tout à la fois ! Tout y est, les couleurs et les formes, les bruits, on devine les odeurs du moteur en surchauffe . Une version poétique du "Salaire de la peur".
Bravo !

[Frédéric Prunier]

j'ai lu
j'ai ramassé mon gilet posé sur le siège passager
la tôle était chaude sous ma main
et le plastique vieilli mélangeait son odeur à l'huile
quand le présent vivait des kilomètres
aussi la porte qui grince toujours un peu
et le marche pied de plus en plus haut nom de dieu
la tête engrange
elle ne collectionne pas
elle roule


merci loïc

[Polixène]

Tu es le chantre des non-lieux, des no man's land où pourtant la vie palpite, des interstices de temps, des moments creux où la tendresse reprend ses droits.

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