Rémi Flanteau, logique d’un simple penseur

[Kash Prex]

Rémi Flanteau, logique d’un simple penseur

Je veux tout savoir. C’est le but de ma vie. Je veux connaître chaque personne de ce Monde, chaque évènement, je veux savoir de quoi est constitué chaque millimètre carré de cette Terre. Parler toutes les langues, goûter à toutes les saveurs, entendre toutes les voix, tous les gémissements, les rires, les pleurs, les cris… Les secrets ça n’existe pas, c’est l’incapacité des Hommes qui les invente. Je veux écouter chaque mélodie imaginable avec chaque instrument fabricable, dans chaque tonalité, je veux disséquer chaque son en une infinité de vibrations, et les entendre, toutes en même temps. Je veux connaître toutes ces vies que je croise au quotidien, chaque instant de chacune de ces milliards de vies humaines, et de celles d’avant. L’histoire. Je veux connaître l’histoire comme on connaît l’alphabet ; je veux voir, tout simplement voir l’histoire, zoomer quand j’en ai envie, tourner à gauche et à droite, mettre le doigt sur un instant et un lieu, et pouvoir réciter. Et chacun de ces objets qui passent dans mes mains… D’où viennent-ils ? Qui les a touchés avant moi ? Cette bouteille d’eau… Qui l’a remplie ? Quel trajet a fait cette eau avant d’arriver dans cette bouteille ? Et le plastique de cette bouteille ? Qui l’a fabriqué ? Combien de provenances différentes a cette bouteille d’eau, bon sang ? Je veux savoir. Je veux tout savoir.

Mais ce n’est pas possible. Pourquoi ? Pourquoi les choses existent si ce n’est pour être sues ? Je n’y crois pas. Il y a un malaise, il y a une de ces incapacités de l’Homme qui font son ignorance. Devons-nous donc nous laisser bercer dans cette ignorance ? Ignorance d’un Monde que nous avons nous-mêmes créé ? Ne serait-ce pas là un laisser-aller d’une faiblesse effrayante, indigne de l’espèce humaine ? L’Homme crée, l’Homme évolue, progresse… L’Homme communique momentanément une information à l’autre bout de sa planète, l’Homme se déplace par la voie des airs à des vitesses déconcertantes, l’Homme observe les cieux à des distances inestimables, l’Homme crée un langage, une société, des lois… de la lumière… Et tout ça pour quoi ? Tout ça pour l’ignorance ? Tout ça pour que des Hommes puissent encore affirmer qu’ils ne connaissent pas absolument tout de ce que leur espèce a elle-même révélé, découvert, inventé ? Mais comment accepter cela ? L’humanité s’égare dans sa propre intelligence, sa propre magnificence… Elle est malade, peut-être mourante ; la laisserons-nous mourir de déraison ?

Il est temps d’agir, d’ouvrir les yeux sur ce Monde si mal en point. Réinventer la culture du savoir, de la connaissance, apprendre la vie s’il le faut, revivre l’histoire ! Il n’est pas trop tard pour nous approprier chacun de ces bijoux endormis, de ces véritables trésors enterrés ! Il est de notre devoir d’avorter la déroute de l’humanité, désirons l’omniscience ! Quoi de plus légitime ?

Réalisons enfin qu’une création, c’est aussi une ignorance, pour celui qui n’y accède pas. Créer, c’est donc aussi empêcher le savoir, un savoir essentiel, vital. Nous nous devons de savoir, de connaître, parce que nous possédons cet immense privilège : une conscience, la capacité de penser. Nous ne sommes pas des machines ! Or, aujourd’hui, des créations futiles, donnent à chaque instant naissance à l’ignorance : l’ignorance de ceux qui, par intelligence, ne s’intéressent pas à l’inutile. Le savoir obstrué par des futilités ! Absurde ! Il faut se rendre compte ! Tous les jours par exemple, des bébés inutiles viennent au Monde. Inutiles car sans aucune conséquence sur le cours de notre planète. Alors l’humanité se retrouve ignorante de tout un nouvel être, d’une nouvelle vie qui commence et de chacun de ses instants. C’est intolérable ! Les êtres inutiles ne doivent plus perdurer. L’Homme a les moyens techniques de trier sa création. Il sera si facile de débarrasser notre tendre réalité de ses maudites terres africaines, dont la fécondité totalement disproportionnée est en elle-même un crime contre l’humanité. Ces terres sont dénuées de sens au regard de l’économie mondiale actuelle. Elles ne constituent que l’opportunité pour le Monde de tout ignorer d’elles, et donc de s’égarer davantage… Que ce diable d’ignorance s’en aille, fuie, cesse de pervertir une humanité devenue tragiquement si fragile ! L’Afrique est l’égarement même de l’Homme, un poids d’ignorance absolument incompatible avec son progrès.

Mais cette démarche ne doit pas se limiter à des suppressions de masse, même si celles-ci restent bien sûr essentielles. Il s’agit d’une révolution quotidienne. Nous devons en permanence repérer l’information ignorée, et évaluer son utilité. Si celle-ci se révèle trop faible, cette information est alors une insulte à l’humanité, et doit impérativement être détruite. Que tout ce qui peut être ignoré sans changer le cours du Monde disparaisse !

Moi-même, Rémi Flanteau, sachez que je me bats chaque jour pour l’humanité, et pour enfin abolir ce douloureux fléau. Et chaque personne responsable et digne de ce Monde se doit de faire de même. Le savoir vaincra ! Le temps est venu de refuser la passivité face à l’ignorance, et de défendre de vrais idéaux ! Redonnons à l’humanité sa dignité, sa puissance, refusons de l’abandonner à son excès de création, un laisser-aller suicidaire… Vivons !

[Invité]

Très bien ! Bravo pour cette ironie dévastatrice ; l'écriture me semble impeccable pour le sujet.

J'aurais toutefois un bémol concernant le deuxième paragraphe, qui à mon sens gêne la progression de l'ensemble, sa montée vers l'horreur. Je pense qu'il pourrait être dramatiquement réduit, voire carrément supprimé (oui, c'est mon dada, élaguer !)...

Mais sinon, l'expression est excellement mise au service de l'idée !

[Invité]

Intéressant Kp, très intéressant, merci, j'ai dans l'idée que tu aurais pu ficeler cela avec encore plus de fougue littéraire pour t'écarter du dogme (ironique, certes) mais c'est déjà pas mal comme cela. Merci de mettre des choses sur la table à penser, car les nostalgies à la brouette et les aventures de Duschnok chez Martine à la touffe commencent à me lasser (y compris les miennes haha).

:-))

[Kash Prex]

Merci pour votre lecture =)
Juste une petite chose... Qu'entendez-vous plus précisément ici par "ironie", tous les deux ?

PS : Panda, très sympa l'avatar...

[Invité]

Ben, je suis partie du principe qu'un extrait comme "C’est intolérable ! Les êtres inutiles ne doivent plus perdurer.", représentatif de l'esprit général du texte, est là pour entrainer non l'adhésion au discours explicite, mais au contraire son rejet, un peu comme Montesquieu avec son texte "De l'esclavage des nègres", exemple classique d'ironie.

[Leila Zhour]

ça me fait penser à 1984 et son dogme.
en fait, ça a la saveur de ces récits d'anticipation où on nous montre un futur sous l'emprise d'un totalitarisme dont l'idéologie se pare toujours d'une logique imparable censée mener les masses laborieuses au bonheur. (heu... respirez la phrase es finie, mais keski me prends, moi ?)

j'ai bien aimé Kash. le mouvement de crescendo, la folie de plus en plus explicite, sous cette apparence de logiqe. oui. Très bien.

[Kash Prex]

D'accord socque, c'est bien ce que je pensais... Le but de ce texte n'était pas l'ironie : le personnage est convaincu de tout ce qu'il dit. Et la première personne du singulier n'est pas ici l'auteur, mais le narrateur. J'ai peut-être un peu forcé sur la conviction de ce Rémi Flanteau ? Ou est-ce vous qui, en désaccord total avec son propos, avez tout de suite pensé à de l'ironie ?

[Invité]

Le fait que le narrateur soit convaincu de ce qu'il dit n'empêche pas le texte d'être ironique, je ne pense pas (ceux qui savent, rectifiez si je me trompe). Le narrateur est sincère, j'avais bien compris, mais il n'en demeure pas moins que le texte est écrit par l'auteur pour précisément dénoncer son discours.

Le texte ne serait pas ironique s'il reflétait les opinions de l'auteur.

[Kash Prex]

... Je ne crois pas que l'ironie ce soit de faire dire à un personnage l'inverse de ce qu'on pense. L'ironie, c'est dire soi-même l'inverse de ce qu'on pense. Ce sont deux choses bien différentes, et ça m'étonnerait qu'on puisse les regrouper sous le même terme d'ironie... Mais je me trompe peut-être =)
En tout cas, vous avez bien compris mon texte, et ça me rassure =)

[Invité]

Oui, pardon, je me rends compte que je présume des intentions que vous aviez en écrivant ce texte. Vous ne vouliez pas forcément "dénoncer" quelque chose ! Mais je maintiens qu'à ma connaissance, un texte peut fort bien être ironique même s'il reflète les convictions de son narrateur (mais pas de son auteur).

[Invité]

... Je ne crois pas que l'ironie ce soit de faire dire à un personnage l'inverse de ce qu'on pense. (...)

C'est là que nous différons en effet. Quelqu'un peut nous départager ?

[Kash Prex]

Oui, à condition que ce soit le narrateur qui dise l'inverse de ce qu'il pense... Mais alors ça n'a plus de rapport avec l'opinion de l'auteur...

[Loupbleu]

Je ne vais pas forcément départager, mais je dirais : ironie de l'auteur mais pas du narrateur. Sans conviction !

Le texte est plutôt bien mené, et bascule de façon assez originale.

Plutôt que de faire un commentaire circonstancié, j'attire ton attention sur quelques questions, qui peut-être pourront te doner des idées pour amener ton écriture à un "autre niveau".

Une façon d'enrichir ce texte, serait de mieux réussir à parler en creux du narrateur, parce que sa paranoïa n'est pas si banale... C'est assez délicat, de voir comment se tissent ces liens entre l'intellect et l'affect, mais c'est peut-être là qu'est le fond du texte ?

Une autre façon de creuser, ou du moins une question à se poser : à qui le discours est-il adressé ? Et en quoi, du coup, le contenu est-il modifié ?

Voilà !

[Sahkti]

Pas mal d'idées intéressantes dans ce texte, quelques réflexions bien soulevées et puis le narrateur appelle pas mal de contradictions, demande une réponse, d'une manière ou d'une autre, et ça, c'est plutôt bien.
J'émets toutefois un bémol de manière générale sur la forme, le traitement que tu lui donnes. par moments, j'ai ressenti une désagréable impression d'idée identique diluée encore et encore. En relisant, il y a pourtant plusieurs idées et non pas une, mais en faisant suivre le tout de la sorte, sans coupures, sans digressions, sans rien, il finit par se dégager une impression de répétition à l'envi qui m'ennuie un peu, d'autant plus que le propos mérite d'être discuté.

[Kash Prex]

Oui, je vois de quoi tu parles Sahkti... Le but était de reproduire ce discret bourrage de crâne qu'on trouve dans les textes très engagés voire propagandistes. Finalement, je ne suis pas mécontent que tu aies ressenti ça =)
Loupbleu, je crois effectivement que tu dégages 2 questions essentielles, auxquelles je penserai sans doute en écrivant d'autres textes avec ce Rémi Flanteau... Merci =)

[Sahkti]

Le but était de reproduire ce discret bourrage de crâne qu'on trouve dans les textes très engagés voire propagandistes.

Ha oui! dans ce cas, ça marche bien!

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