Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
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Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
La bouteille fabuleuse.
- Puisque nous en sommes au chapitre des boissons fortes, laisse-moi à mon tour te narrer une histoire de flacon et d’ivresse. Cela reposera ta langue qui s’agite trop pour un disciple bien éduqué !
- Pardonne-moi, Maître. J’ai dû pécher par orgueil. Mes petites aventures dans le monde de l’illusion n’ont sans doute pas beaucoup d’intérêt.
- Tes aventures sont très intéressantes, imbécile, c’est justement ce qui en rend l’écoute pernicieuse. Et si tu as quelque chose à te faire pardonner, c’est de me distraire si souvent de ma méditation. Et de la tienne par la même occasion. Nous ferons silence une journée entière…Comment, tu ne dis plus rien ?
- Ne devons-nous pas méditer en silence, Maître ?
- A partir de demain, figure d’âne ! Pour le moment, j’ai moi-même trop envie de parler pour que tu me fasses taire, insolent ! J’en reviens à mon propos. Du temps où je n’étais qu’un jeune étudiant avide de tout connaître du monde, je fus engagé par un puissant Mandarin du Sseu-tch’ouan, gouverneur craint et respecté de toute la province. Au début, il me logea avec ses domestiques – fort somptueusement, ma foi – et ne m’employa qu’à l’édification de ses nombreux enfants, l’homme ayant plusieurs épouses et concubines qu’il honorait avec assiduité, et, dit-on, avec une entrain et une endurance remarquables pour son âge.
- J’ai eu moi-même, Maître, épouses, concubines et nombreuse progéniture. Je n’ignore pas quelle énergie il y faut consacrer. Et pourtant, j’étais jeune et plein d’allant.
- Ce Mandarin était vieux, mais il carburait au ginseng pur. Les chinois ne jurent que par cette racine pour l’excitation virile et par l’opium pour la paix de l’esprit. J’ai jadis tâté de ces deux médecines, mais je n’ai vraiment trouvé la paix de l’esprit que dans le renoncement et la méditation. Le Mandarin vint un jour m’observer tandis que je faisais la leçon à ses chers petits. Si je me souviens bien, il s’agissait d’une lecture de Lao-Tseu, que les lettrés de là-bas tiennent en très haute estime. Pendant que je m’efforçais de leur traduire le sens des impénétrables maximes du Maître, le vieux fonctionnaire, simplement accroupi sur un coussin, buvait du vin dans une coupe du jade le plus limpide. Lorsque j’eus fini la leçon et autorisé les bambins à se distraire dans le jardin, il me complimenta sur la finesse de mon interprétation du texte et m’offrit sans façons de partager un flacon de vin avec lui.
- Ce gouverneur-là était fort aimable.
- J’ai remarqué que ce sont souvent les plus grands hommes qui sont les plus simples dans leur commerce, alors que les idiots et les fats s’entourent d’un appareil ridicule. Ce Mandarin était gourmand comme un chat et son vin, qu’il me servit dans une coupe toute semblable à la sienne, avait un bouquet exquis. Pour me taquiner, il me demanda si j’étais capable de lui en dire la provenance. A sa grande surprise, je répondis sans hésiter qu’il s’agissait d’un nectar vinifié par les moines du temple de Shaolin, plus notoires pour leur maîtrise des arts martiaux que pour leur science de la vigne. J’ajoutai que seuls le Fils du Ciel et ceux qu’il voulait honorer y pouvaient goûter. Cela prouvait à mes yeux l’estime dans laquelle le tenait l’Empereur.
- Comment as-tu fait pour reconnaître ce vin, Maître, puisque seuls l’Empereur et ses favoris y peuvent goûter ?
- Peut-être l’Empereur avait-il eu aussi à se louer de mes modestes services. Le Mandarin en fut tout aussi ébahi que toi. Il me demanda si j’étais amateur de son breuvage préféré ; je lui appris que j’avais rédigé un traité sur la diversité et le bon usage des vins, et pas moins de cent poèmes illustrant le sujet sous toutes ses facettes, depuis l’excitation de la griserie naissante jusqu’au torturant remords de l’ivresse enfuie.
- Un persan, appelé Omar Khayam, écrivit jadis de nombreux poèmes de la même encre. Ils faisaient mes délices de jeune prince oisif.
- Je les ai lus aussi. Ils sont aussi suaves que les vins que leur auteur buvait sans retenue. Le sage ne doit pas mépriser la poésie : elle est ce qui se rapproche le plus de la parole de Dieu, car elle s’adresse à notre âme.
- On peut entendre beaucoup de mauvais poèmes, Maître.
- Il n’y a pas de mauvais poèmes, il n’y a que des mauvais poètes. Mon Mandarin s’était lui aussi délecté des vers d’Omar Khayam et il fut charmé de trouver sous la robe défraîchie du moine errant l’étoffe d’un compagnon de libations. Tout en me confirmant dans mes fonctions de précepteur, il me nomma son échanson, une dignité fort enviée, ma foi, et me chargea d’agencer le service des vins au cours des nombreux dîners, officiels ou non, que son rang l’obligeait à donner. Les Chinois, qui forment un peuple excessif en tout, ont élevé les plaisirs de la table au rang d’un art majeur et un banquet du Mandarin ne comptait jamais moins de cent plats et autant de crus différents. Cinquante cuisiniers et autant de commis s’affairaient pour faire paraître sur sa table les mets les plus extravagants ; ce n’étaient que pyramides de nombrils de porcs frits, bassines de pythons en gelée, chaudrons de méduses au vinaigre ou rangées de cervelles de singes à la coque. Bien entendu, comme un moine ne saurait manger de chair, je me contentais de légumes bouillis, de riz et de fruits frais.
- L’abondance excessive m’a enseigné aussi la frugalité.
- En effet, l’esprit est d’autant plus léger que le ventre est moins lourd. Cependant, le Mandarin tenait à ce que je goûte scrupuleusement chaque breuvage que je proposais à ses convives, afin que mon jugement sur ses vertus soit étayé par l’expérience.
- Comment faisais-tu, Maître, pour ne point t’enivrer ?
- Et qui t’a dit que je ne m’enivrais pas ? En réalité, j’en usais comme font tous les échansons de la terre : je tournais et retournais la gorgée de vin dans ma bouche jusqu’à ce qu’elle m’ait révélé tous ses secrets ; lorsque je l’avais mâchée au point qu’elle n’ait plus rien à m’apprendre, je la recrachais avec élégance dans une vasque pleine de sable préparée à cet effet. Je t’avoue cependant que lorsque le cru était exceptionnel, je m’autorisais une entorse à cette règle et l’avalais sans rechigner. C’est ainsi qu’il m’arrivait assez souvent de m’enivrer, le Mandarin étant fort avisé dans ses choix.
- Et que faisais-tu quand tu étais ivre ?
- La même chose que tous les gens ivres, et même ceux qui ne le sont pas : je chantais, je riais, je tenais des propos insensés et j’étais prêt à commettre toutes les folies. Puis je m’endormais et me réveillais avec le crâne empli de plomb et le cœur plein de remords. Ce qui est tout aussi stupide.
- Combien de temps es-tu resté au service de ce Mandarin , Maître ?
- Aussi longtemps que j’ai eu soif. Une éternité. Un instant. C’est tout comme.
- Pourquoi l’as-tu quitté ?
- Il n’avait plus rien à m’apprendre.
- Que t’a-t-il appris, Maître ?
- Oh, des petits riens : l’amitié réciproque, l’ivresse partagée, la joie des enfants.
- Est-ce tout ?
- Il m’a aussi enseigné la satiété. Ne jamais plus connaître la soif.
- Comment, Maître ? Comment peut-on faire cela ?
- Un soir que nous banquetions comme à l’accoutumée, un vieux cheikh au manteau couvert de poussière se présenta à la cour de mon Mandarin. Il venait de la lointaine province musulmane du Sin-Kiang porter le salut de son Sultan au célèbre gouverneur du Sseu-tch’ouan, dont la sagesse et la droiture faisaient l’admiration de tout l’Empire.
- Ce Mandarin était donc un si grand homme ?
- Grands ou petits, les hommes sont des hommes. Ce Mandarin était un homme bon. Il n’y en a pas tant. Il reçut le noble cavalier comme un frère et lui offrit sans façons un coussin de soie brodé de dragons à la droite du sien. Lui portant aux lèvres les plus exquises bouchées entre des baguettes, comme l’exige l’hospitalité chinoise, il me pria – il n’avait nul besoin de donner d’ordres pour se faire obéir – de lui servir sans tarder le meilleur de nos vins.
- Lequel était-ce ?
- Oh je n’avais que l’embarras du choix. Mais le cheikh m’arrêta en souriant. Tirant un flacon d’or pur des plis de sa robe, il nous parla en ces termes : « Noble Seigneur, ce soir, souffrez que ce soit votre invité qui vous offre l’ivresse. Buvez à la santé de mon Sultan et à la mienne. Quant à moi, je vous prie de me pardonner, mais ma Foi me fait défense de m’enivrer. Je me contenterai de thé brûlant comme nous le buvons chez nous ».
- Le mandarin ne s’est-il pas senti insulté, maître ? Je connais la susceptibilité des Chinois.
- Pour ne pas perdre la face, il suffit de ne point s’offenser. L’injure glisse sur le cuir du sage comme les gouttes d’eau sur l’aile du canard. Mais il n’y avait nulle offense : le Mandarin honorait ses ancêtres et respectait toutes les croyances. Avant de nous verser à boire, le cheikh tint à nous entretenir un peu du nectar que nous allions déguster. Il souhaitait que nous nous enivrions de l’ouïe avant que de nous enivrer tout court. Il nous peignit les flancs de rocaille escarpés où s’accrochait une vigne merveilleuse, ne donnant que très peu d’un jus rôti de soleil, si clair qu’on aurait dit du miel de lune, si ardent qu’il consumait l’esprit, si désaltérant qu’il apaisait toute soif. Il nous fit l’article avec tant de talent que nos palais s’asséchèrent de frustration et nos entrailles gargouillèrent d’impatience.
- Ce cheikh-là était fort habile, ma foi !
- Il aurait vendu des bottes de sept lieues à un ogre cul-de-jatte. Mais il ne mentait pas : son nectar surpassait tout ce que nous avions pu goûter auparavant. Il nous plongea dans une ivresse plus légère que le nuage d’été, et plus radieuse que le crépuscule. Son bouquet était la quintessence de tous les bouquets et sa robe de soleil pâle aveuglait le dégustateur. Lorsque nous eûmes vidé le flacon, nous savions tous deux, le Mandarin et moi, que jamais plus nous ne tremperions nos lèvres dans une coupe de vin, et que jamais plus nous ne nous enivrerions, car dans ce flacon tenaient tous les flacons du monde, et l’ivresse qu’il procurait était mère de toute les ivresses. Le cheikh le savait, qui nous dit avant de se retirer pour dormir : « Désormais, vous vivrez en accord avec les préceptes du Prophète, car jamais plus le vin ne vous donnera autant de joie que ce que vous venez de boire. La Paix d’Allah soit sur vous. » Il n’avait pas menti.
- Et quel était donc le nom de ce cru miraculeux ?
- C’était de l’eau claire.
Gobu
- Puisque nous en sommes au chapitre des boissons fortes, laisse-moi à mon tour te narrer une histoire de flacon et d’ivresse. Cela reposera ta langue qui s’agite trop pour un disciple bien éduqué !
- Pardonne-moi, Maître. J’ai dû pécher par orgueil. Mes petites aventures dans le monde de l’illusion n’ont sans doute pas beaucoup d’intérêt.
- Tes aventures sont très intéressantes, imbécile, c’est justement ce qui en rend l’écoute pernicieuse. Et si tu as quelque chose à te faire pardonner, c’est de me distraire si souvent de ma méditation. Et de la tienne par la même occasion. Nous ferons silence une journée entière…Comment, tu ne dis plus rien ?
- Ne devons-nous pas méditer en silence, Maître ?
- A partir de demain, figure d’âne ! Pour le moment, j’ai moi-même trop envie de parler pour que tu me fasses taire, insolent ! J’en reviens à mon propos. Du temps où je n’étais qu’un jeune étudiant avide de tout connaître du monde, je fus engagé par un puissant Mandarin du Sseu-tch’ouan, gouverneur craint et respecté de toute la province. Au début, il me logea avec ses domestiques – fort somptueusement, ma foi – et ne m’employa qu’à l’édification de ses nombreux enfants, l’homme ayant plusieurs épouses et concubines qu’il honorait avec assiduité, et, dit-on, avec une entrain et une endurance remarquables pour son âge.
- J’ai eu moi-même, Maître, épouses, concubines et nombreuse progéniture. Je n’ignore pas quelle énergie il y faut consacrer. Et pourtant, j’étais jeune et plein d’allant.
- Ce Mandarin était vieux, mais il carburait au ginseng pur. Les chinois ne jurent que par cette racine pour l’excitation virile et par l’opium pour la paix de l’esprit. J’ai jadis tâté de ces deux médecines, mais je n’ai vraiment trouvé la paix de l’esprit que dans le renoncement et la méditation. Le Mandarin vint un jour m’observer tandis que je faisais la leçon à ses chers petits. Si je me souviens bien, il s’agissait d’une lecture de Lao-Tseu, que les lettrés de là-bas tiennent en très haute estime. Pendant que je m’efforçais de leur traduire le sens des impénétrables maximes du Maître, le vieux fonctionnaire, simplement accroupi sur un coussin, buvait du vin dans une coupe du jade le plus limpide. Lorsque j’eus fini la leçon et autorisé les bambins à se distraire dans le jardin, il me complimenta sur la finesse de mon interprétation du texte et m’offrit sans façons de partager un flacon de vin avec lui.
- Ce gouverneur-là était fort aimable.
- J’ai remarqué que ce sont souvent les plus grands hommes qui sont les plus simples dans leur commerce, alors que les idiots et les fats s’entourent d’un appareil ridicule. Ce Mandarin était gourmand comme un chat et son vin, qu’il me servit dans une coupe toute semblable à la sienne, avait un bouquet exquis. Pour me taquiner, il me demanda si j’étais capable de lui en dire la provenance. A sa grande surprise, je répondis sans hésiter qu’il s’agissait d’un nectar vinifié par les moines du temple de Shaolin, plus notoires pour leur maîtrise des arts martiaux que pour leur science de la vigne. J’ajoutai que seuls le Fils du Ciel et ceux qu’il voulait honorer y pouvaient goûter. Cela prouvait à mes yeux l’estime dans laquelle le tenait l’Empereur.
- Comment as-tu fait pour reconnaître ce vin, Maître, puisque seuls l’Empereur et ses favoris y peuvent goûter ?
- Peut-être l’Empereur avait-il eu aussi à se louer de mes modestes services. Le Mandarin en fut tout aussi ébahi que toi. Il me demanda si j’étais amateur de son breuvage préféré ; je lui appris que j’avais rédigé un traité sur la diversité et le bon usage des vins, et pas moins de cent poèmes illustrant le sujet sous toutes ses facettes, depuis l’excitation de la griserie naissante jusqu’au torturant remords de l’ivresse enfuie.
- Un persan, appelé Omar Khayam, écrivit jadis de nombreux poèmes de la même encre. Ils faisaient mes délices de jeune prince oisif.
- Je les ai lus aussi. Ils sont aussi suaves que les vins que leur auteur buvait sans retenue. Le sage ne doit pas mépriser la poésie : elle est ce qui se rapproche le plus de la parole de Dieu, car elle s’adresse à notre âme.
- On peut entendre beaucoup de mauvais poèmes, Maître.
- Il n’y a pas de mauvais poèmes, il n’y a que des mauvais poètes. Mon Mandarin s’était lui aussi délecté des vers d’Omar Khayam et il fut charmé de trouver sous la robe défraîchie du moine errant l’étoffe d’un compagnon de libations. Tout en me confirmant dans mes fonctions de précepteur, il me nomma son échanson, une dignité fort enviée, ma foi, et me chargea d’agencer le service des vins au cours des nombreux dîners, officiels ou non, que son rang l’obligeait à donner. Les Chinois, qui forment un peuple excessif en tout, ont élevé les plaisirs de la table au rang d’un art majeur et un banquet du Mandarin ne comptait jamais moins de cent plats et autant de crus différents. Cinquante cuisiniers et autant de commis s’affairaient pour faire paraître sur sa table les mets les plus extravagants ; ce n’étaient que pyramides de nombrils de porcs frits, bassines de pythons en gelée, chaudrons de méduses au vinaigre ou rangées de cervelles de singes à la coque. Bien entendu, comme un moine ne saurait manger de chair, je me contentais de légumes bouillis, de riz et de fruits frais.
- L’abondance excessive m’a enseigné aussi la frugalité.
- En effet, l’esprit est d’autant plus léger que le ventre est moins lourd. Cependant, le Mandarin tenait à ce que je goûte scrupuleusement chaque breuvage que je proposais à ses convives, afin que mon jugement sur ses vertus soit étayé par l’expérience.
- Comment faisais-tu, Maître, pour ne point t’enivrer ?
- Et qui t’a dit que je ne m’enivrais pas ? En réalité, j’en usais comme font tous les échansons de la terre : je tournais et retournais la gorgée de vin dans ma bouche jusqu’à ce qu’elle m’ait révélé tous ses secrets ; lorsque je l’avais mâchée au point qu’elle n’ait plus rien à m’apprendre, je la recrachais avec élégance dans une vasque pleine de sable préparée à cet effet. Je t’avoue cependant que lorsque le cru était exceptionnel, je m’autorisais une entorse à cette règle et l’avalais sans rechigner. C’est ainsi qu’il m’arrivait assez souvent de m’enivrer, le Mandarin étant fort avisé dans ses choix.
- Et que faisais-tu quand tu étais ivre ?
- La même chose que tous les gens ivres, et même ceux qui ne le sont pas : je chantais, je riais, je tenais des propos insensés et j’étais prêt à commettre toutes les folies. Puis je m’endormais et me réveillais avec le crâne empli de plomb et le cœur plein de remords. Ce qui est tout aussi stupide.
- Combien de temps es-tu resté au service de ce Mandarin , Maître ?
- Aussi longtemps que j’ai eu soif. Une éternité. Un instant. C’est tout comme.
- Pourquoi l’as-tu quitté ?
- Il n’avait plus rien à m’apprendre.
- Que t’a-t-il appris, Maître ?
- Oh, des petits riens : l’amitié réciproque, l’ivresse partagée, la joie des enfants.
- Est-ce tout ?
- Il m’a aussi enseigné la satiété. Ne jamais plus connaître la soif.
- Comment, Maître ? Comment peut-on faire cela ?
- Un soir que nous banquetions comme à l’accoutumée, un vieux cheikh au manteau couvert de poussière se présenta à la cour de mon Mandarin. Il venait de la lointaine province musulmane du Sin-Kiang porter le salut de son Sultan au célèbre gouverneur du Sseu-tch’ouan, dont la sagesse et la droiture faisaient l’admiration de tout l’Empire.
- Ce Mandarin était donc un si grand homme ?
- Grands ou petits, les hommes sont des hommes. Ce Mandarin était un homme bon. Il n’y en a pas tant. Il reçut le noble cavalier comme un frère et lui offrit sans façons un coussin de soie brodé de dragons à la droite du sien. Lui portant aux lèvres les plus exquises bouchées entre des baguettes, comme l’exige l’hospitalité chinoise, il me pria – il n’avait nul besoin de donner d’ordres pour se faire obéir – de lui servir sans tarder le meilleur de nos vins.
- Lequel était-ce ?
- Oh je n’avais que l’embarras du choix. Mais le cheikh m’arrêta en souriant. Tirant un flacon d’or pur des plis de sa robe, il nous parla en ces termes : « Noble Seigneur, ce soir, souffrez que ce soit votre invité qui vous offre l’ivresse. Buvez à la santé de mon Sultan et à la mienne. Quant à moi, je vous prie de me pardonner, mais ma Foi me fait défense de m’enivrer. Je me contenterai de thé brûlant comme nous le buvons chez nous ».
- Le mandarin ne s’est-il pas senti insulté, maître ? Je connais la susceptibilité des Chinois.
- Pour ne pas perdre la face, il suffit de ne point s’offenser. L’injure glisse sur le cuir du sage comme les gouttes d’eau sur l’aile du canard. Mais il n’y avait nulle offense : le Mandarin honorait ses ancêtres et respectait toutes les croyances. Avant de nous verser à boire, le cheikh tint à nous entretenir un peu du nectar que nous allions déguster. Il souhaitait que nous nous enivrions de l’ouïe avant que de nous enivrer tout court. Il nous peignit les flancs de rocaille escarpés où s’accrochait une vigne merveilleuse, ne donnant que très peu d’un jus rôti de soleil, si clair qu’on aurait dit du miel de lune, si ardent qu’il consumait l’esprit, si désaltérant qu’il apaisait toute soif. Il nous fit l’article avec tant de talent que nos palais s’asséchèrent de frustration et nos entrailles gargouillèrent d’impatience.
- Ce cheikh-là était fort habile, ma foi !
- Il aurait vendu des bottes de sept lieues à un ogre cul-de-jatte. Mais il ne mentait pas : son nectar surpassait tout ce que nous avions pu goûter auparavant. Il nous plongea dans une ivresse plus légère que le nuage d’été, et plus radieuse que le crépuscule. Son bouquet était la quintessence de tous les bouquets et sa robe de soleil pâle aveuglait le dégustateur. Lorsque nous eûmes vidé le flacon, nous savions tous deux, le Mandarin et moi, que jamais plus nous ne tremperions nos lèvres dans une coupe de vin, et que jamais plus nous ne nous enivrerions, car dans ce flacon tenaient tous les flacons du monde, et l’ivresse qu’il procurait était mère de toute les ivresses. Le cheikh le savait, qui nous dit avant de se retirer pour dormir : « Désormais, vous vivrez en accord avec les préceptes du Prophète, car jamais plus le vin ne vous donnera autant de joie que ce que vous venez de boire. La Paix d’Allah soit sur vous. » Il n’avait pas menti.
- Et quel était donc le nom de ce cru miraculeux ?
- C’était de l’eau claire.
Gobu
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Texte capiteux ;-)
nombrils de porcs frits :-)))
Toujours aussi humoristique dans le ton sentencieux, Gobu, et ce coup-là, vraiment, une "morale"
J'aime toujours autant ces entretiens à la D. Carradine, je visualise bien l'image, les couleurs, l'environnement, zen ;-)
nombrils de porcs frits :-)))
Toujours aussi humoristique dans le ton sentencieux, Gobu, et ce coup-là, vraiment, une "morale"
J'aime toujours autant ces entretiens à la D. Carradine, je visualise bien l'image, les couleurs, l'environnement, zen ;-)
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
.
De mon côté, j'ai imaginé des miniatures mogholes : finesse du trait, trésors de bouche, conversations de rois et de sages.
De mon côté, j'ai imaginé des miniatures mogholes : finesse du trait, trésors de bouche, conversations de rois et de sages.
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Heu...j'ai remonté mon fil : j'aimerais bien qu'un modo me change cet horrible "Le Maître oriental est son disciple" en"...et son disciple". Ca me désole de lire ça !
:0) d'avance
< Fait (mentor) ;-) >
:0) d'avance
< Fait (mentor) ;-) >
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Ah ! Je retrouve mon disciple favori. Il devient attachant avec sa soif de curiosité son air naïf et le respect qu’il voue au maitre. Voilà un épisode original et une chute qui en dit long sur la capacité du maitre à donner une leçon de vie sans être moralisateur (c’est subtile)
J’ai adoré.
J’ai adoré.
Numériplume- Nombre de messages : 543
Age : 53
Localisation : Au-delà des dunes
Date d'inscription : 31/10/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Gobu a écrit:Heu...j'ai remonté mon fil : j'aimerais bien qu'un modo me change cet horrible "Le Maître oriental est son disciple" en"...et son disciple". Ca me désole de lire ça !
:0) d'avance
< Fait (mentor) ;-) >
Merci Ô mon Mentor.
Ca faisait longtemps que je l'avais pas faite...
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Rien à redire... tout est à boire jusqu'à la dernière goutte.
J'aborde les contes de Gobu avec ce frétillement particulier que l'on ressent quand on se prépare à savourer une gourmandise.
Et comme gourmande, je le suis, je dis : Encore ! (SVP...)
J'aborde les contes de Gobu avec ce frétillement particulier que l'on ressent quand on se prépare à savourer une gourmandise.
Et comme gourmande, je le suis, je dis : Encore ! (SVP...)
Reginelle- Nombre de messages : 1753
Age : 73
Localisation : au fil de l'eau
Date d'inscription : 07/03/2008
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Pas assez de temps pour tout lire... Quel dommage !
En deux textes lus, je suis sous le charme de l'écriture de Gobu.
Il va falloir que je trouve un moyen d'allonger les jours si je veux lire tout ce qui se présente sur ce forum.
En deux textes lus, je suis sous le charme de l'écriture de Gobu.
Il va falloir que je trouve un moyen d'allonger les jours si je veux lire tout ce qui se présente sur ce forum.
Lucy- Nombre de messages : 3411
Age : 46
Date d'inscription : 31/03/2008
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Lorsque j’ai lu ce beau texte ( bravo pour la richesse du style ) j’ai repensé à un livre de contes ( égyptiens ) qu’on me lisait lorsque j’étais petite. Ils finissaient tous par des phrases sobres et sages, destinées à transmettre quelques valeurs philosophiques universelles pour une vie en tous points « mesurée ».
Toutefois, si l’on voulait couper les cheveux en quatre, on se demande quelle est la morale exacte qui est enseignée à travers cette histoire-ci …
« La sobriété est un art de vivre » ?
« Un beau parleur peut vous faire avaler n’importe quoi » ?
J’ai bien peur que ma propre religion m’empêche d’adhérer totalement à cette philosophie, un brin tristounette ! ;-))))
Toutefois, si l’on voulait couper les cheveux en quatre, on se demande quelle est la morale exacte qui est enseignée à travers cette histoire-ci …
« La sobriété est un art de vivre » ?
« Un beau parleur peut vous faire avaler n’importe quoi » ?
J’ai bien peur que ma propre religion m’empêche d’adhérer totalement à cette philosophie, un brin tristounette ! ;-))))
annallissée- Nombre de messages : 83
Age : 73
Localisation : région parisienne
Date d'inscription : 07/04/2008
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Gobu, il y a un truc qui ne va pas avec tes textes, c'est qu'après chaque lecture, je ne sais pas quoi dire ... Je manque de superlatif ! Alors, je reprends quasiment chaque fois les mêmes : très bien écrit, rien à redire, plaisir de lecture, savoureux ... A la lecture, j'ai pensé aux nouvelles orientales de Yourcenar ...
Charles- Nombre de messages : 6288
Age : 48
Localisation : Hte Savoie - tophiv@hotmail.com
Date d'inscription : 13/12/2005
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Toujours ravie de retrouver ton style Gobu et ces deux personnages savoureux du maître et du disciple entre lesquels on sent une vraie complicité derrière le ton bourru de l'un et la flatterie naïve de l'autre.
Mais pourquoi suis-je déçue par la morale du conte cette fois? L'eau plutôt que le vin...tristounet comme dirait Anne ;-)
Mais pourquoi suis-je déçue par la morale du conte cette fois? L'eau plutôt que le vin...tristounet comme dirait Anne ;-)
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Arielle a écrit:
Mais pourquoi suis-je déçue par la morale du conte cette fois? L'eau plutôt que le vin...tristounet comme dirait Anne ;-)
Quand vous aurez rencontré, chez un vieux mandarin philosophe du S'sseu-Chuan, un noble cavalier du désert qui vous aura fait goûter un tel breuvage, peut-être n'en voudrez-vous plus d'autre.
En attendant, vous pouvez boire tout votre saoûl, vous avez la bénédiction du Maître. :0)
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
J'ai bien un noble coursier qui a déposé hier un pack de 6 litres de ce merveilleux breuvage dans le frigo, mais ...suis pas encore complètement convaincue ;-))
annallissée- Nombre de messages : 83
Age : 73
Localisation : région parisienne
Date d'inscription : 07/04/2008
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
c'est une très bonne chute.
Ton texte coule bien. Il en ressort un travail exemplaire de maitrise du langage, et de la mise en situation.
Rien à corriger.
Je vais me rincer le gosier avec un mauvais tord boyaux
Ton texte coule bien. Il en ressort un travail exemplaire de maitrise du langage, et de la mise en situation.
Rien à corriger.
Je vais me rincer le gosier avec un mauvais tord boyaux
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Marrant que le monde entier ai du mal à écrire Sì chuān et lui invente 40.000 orthographes.
Si= quatre
chuān= rivière
Sì chuān. Tu sais, là où on utilise le piment de séchouan pour s'échouer contre une tsing tao.
Si= quatre
chuān= rivière
Sì chuān. Tu sais, là où on utilise le piment de séchouan pour s'échouer contre une tsing tao.
Invité- Invité
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Qui goba but du vin, qui gobe boit de l’eau !
souris- Nombre de messages : 64
Age : 32
Date d'inscription : 02/04/2008
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
pandaworks a écrit:Marrant que le monde entier ai du mal à écrire Sì chuān et lui invente 40.000 orthographes.
Si= quatre
chuān= rivière
Sì chuān. Tu sais, là où on utilise le piment de séchouan pour s'échouer contre une tsing tao.
C'est mon correcteur orthographique qui me l'a imposé de la sorte ! Sinon ça fait d'horribles vaguelettes rouges en dessous ! Maintenant si tu me dis que ça peut s'écrire Si chuan, moi je vais pas être plus royaliste que le Fils du Ciel ! Mais tu sais,l 'orthographe des noms étrangers en français est un vaste sujet de de peignage de cheveux ! (exemple les noms slaves qu'on écrit toujours de manière archi-fantaisiste)
En plus les chinois ont imposé assez récemment une transcription tout à fait surprenante de noms propres qu'on connaissait déjà, le pauvre président Mao étant devenu Mô dzé Dong et Pékin Beijiing. Va t'y retrouver là-dedans...
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
souris a écrit:Qui goba but du vin, qui gobe boit de l’eau !
Qui Gobu boira...
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 69
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Merci pour ta petite fable, ton petit conte fantaisiste, espiègle et moralisateur... Comme t'hab' : chapeau bas. Ta petite fan.
ninananere- Nombre de messages : 1010
Age : 48
Localisation : A droite en haut des marches
Date d'inscription : 14/03/2007
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Encore un moment de plaisir, merci Gobu!
L'image donnée par Mentor (David Caradine) est tout à fait probante, c'est bien ça!!
Il me semble cette fois que le disciple prend plus ouvertement l'ascendant sur le Maître qui se perd un peu dans son discours à force de vouloir se mettre en avant, ce n'est pas plus mal ;-)
L'image donnée par Mentor (David Caradine) est tout à fait probante, c'est bien ça!!
Il me semble cette fois que le disciple prend plus ouvertement l'ascendant sur le Maître qui se perd un peu dans son discours à force de vouloir se mettre en avant, ce n'est pas plus mal ;-)
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
J'y ai passé une bonne partie de la nuit mais j'ai tout lu...j'entends par là toutes tes perles de sagesses orientales...
Je fais juste remonter ma préférée mais en ce qui me concerne elles sont la plupart du temps assez irrésistibles...
Peut-être une remarque : tu manies un équilibre étonnant afin d'éviter de basculer soit dans la parodie et la farce soit dans le conte philosophique oriental...
C'est assez étonnant, déconcertant et peut même s'avérer frustrant pour certains lecteurs...
En tout cas pas en ce qui me concerne...
Je fais juste remonter ma préférée mais en ce qui me concerne elles sont la plupart du temps assez irrésistibles...
Peut-être une remarque : tu manies un équilibre étonnant afin d'éviter de basculer soit dans la parodie et la farce soit dans le conte philosophique oriental...
C'est assez étonnant, déconcertant et peut même s'avérer frustrant pour certains lecteurs...
En tout cas pas en ce qui me concerne...
boc21fr- Nombre de messages : 4770
Age : 53
Localisation : Grugeons, ville de culture...de vin rouge et de moutarde
Date d'inscription : 03/01/2008
Re: Le Maître Oriental et son Disciple : la bouteille fabuleuse
Un très bon cru, attaque subtile, arômes se révélant lentement au cours de la dégustation, notes plus soutenues apparaissant ensuite avec des touches de cannelle, de camphre, et de myrrhe, évoquant, de manière inattendue l'Arabie Heureuse. Vinification parfaite, due au savoir du maître de chai. A réserver pour des dégustations entre amis connaisseurs.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 66
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
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