Treizième ciel - Carnet californien

[Loupbleu]

Treizième ciel
Carnet californien

Je n'ai pas eu peur de m'engager sur l'autoroute à Los Angeles. Calé au fond d'un taxi jaune conduit par un black, je vois les berlines et les quatre-quatre rouler sur les six files, le labyrinthe des embranchements, les routes qui se chevauchent, s'entrelacent, puis plus loin le panneau "Disneyland". Il faudrait inventer une façon de voyager sans réviser ses clichés, mais ce soir, je fatigue.

En arrivant, il y a l'amertume rassurante d'une bière, une Samuel Adams que je prends avec mon collègue pour fêter notre arrivée. Quelque chose ne va pas au bar du Hilton, et c'est pas difficile à deviner, pas une seule femme aux alentours. Plus tard je comprends, il n'y a que des conférenciers, presque tous des hommes, et par instant, leur regard errent en détresse.

Je ne suis pas logé au Hilton de Anaheim, la ville de Disneyland, mais dans l'hôtel juste à côté qui est encore en travaux, au douzième étage. L'ascenseur donne sur l'extérieur, et en montant, on découvre les oreilles de Mickey au derrière du grand-huit. Il m'a semblé appuyer sur le bouton du douzième mais je me suis retrouvé au quatorzième. La fatigue... Je m'endors vite, en rêvant que quelque part, fatalement, il y a aussi toutes les femmes, c'est statistique. Mais où ?

Il n'y a plus que les Japonais et moi qui fumions. Ici, c'est interdit presque partout. Pendant les brèves pauses, on se fait des petits sourires complices d'intoxiqués. Les autres, peut-être qu'ils boivent, qu'ils bouffent, ou qu'ils se matent les films X de la "pay-TV" tous les soirs, ou peut-être pire : rien ; enfin chacun ses vices. A l'exposition, les gens sont d'une gentillesse toute commerciale, convention qui ne donne que l'illusion confortable d'occuper une position sociale, mais c'est déjà ça. Je ne verrai rien de ce pays. Je ne suis pas là pour ça.

Le soir du premier jour, invité par des fournisseurs, j'ai rendez-vous devant le Hilton avec Crystal Black pour une soirée dans une villa face à la plage. Ca vous fait pas fantasmer, un nom pareil ? Seulement quand j'arrive, pas de Crystal, ni là, ni à la soirée, ni sur la plage. Il fait trop froid d'ailleurs pour fouler le sable fin. Pourtant, j'ai vu le Pacifique, dans l'obscurité, de douces lames blanches déferlaient avec la magie d'une première fois. En retournant vers les autres invités, je fais remarquer que les quartiers de lune ne s'évident pas de la même façon ici et à Paris, question de latitude. Peu de gens me croient. Ca se trouve, ils ne la regardent jamais, la lune.

Mon hôtel a treize étages. Mais le dernier s'appelle le quatorzième. C'est vicieux, quand même, de construire un hôtel de treize étages, mais d'appeler le treizième étage quatorzième parce que le treize porte malheur, non ? Et l'ascenseur, quand j'appuie sur le douzième, m'amène au quatorzième qui n'est que le treizième étage. Kafka en Amérique...

Le second soir, on m'invite dans un restaurant qui sert de très gros steaks, et un mec nous fait monter pour voir dans sa limousine, fauteuil en cuir et verres à whisky. En sortant, un japonais qui dînait avec nous fait des courbettes devant son président rencontré par hasard. Putains de clichés ! Les gens s'y réfugient, pour ne pas montrer l'ennui, la larme qu'ils ont au bord des lèvres, le désir au creux du ventre, par pudeur ils choisissent de rester transparents, parfois même de disparaître. Les pays aussi sont une vaste illusion face aux hommes, même une fumisterie. Je garderai quoi comme souvenir de l'Amérique ?

Non mais franchement, elles sont où ces femmes ? Elles ne bronzent pas sur la plage. C'est pas Mickey qui les garde dans son harem ? Et Crystal Black, elle est où ? Il n'y a pas d'actrice X qui s'appelle Crystal Black, j'ai vérifié sur la Pay-TV, alors ils ne peuvent pas avoir confondu ! J'ai croisé le regard bleu d'une brune qui semblait rêver. C'était pas Crystal, c'était Alexandra, et on travaille à dix minutes l'un de l'autre. Et on a mis dix minutes à s'en apercevoir avant de se parler français. Quand on voyage comme ça, on tombe presque toujours à un moment sur son voisin de pallier. La réalité comporte plus de coïncidences que la fiction. Ou alors, on se méprend sur le fait qu'on voyage réellement.

Dernière nuit dans mon hôtel sans treizième étage. Taxi. Aéroport. Dans l'avion du retour, il y a trois jeunes californiennes, petites et fines, exubérantes, identiquement blondes et bronzées. L'une exhibe sous son jogging en velours vert un ventre roussi d'UV. Par le hublot, la baie de Hudson sous la glace vue du ciel me coupe le souffle. Plus tard, je revois ces trois filles dans l'avion, côte à côte, et celle du milieu a pleuré. Je ne sais pas pourquoi. C'est peut-être une des trois Crystal Black ?

A Charles De Gaulle, je demande du feu à une Egyptienne, on m'a piqué mon briquet à la douane, au cas où, au cas où quoi exactement d'ailleurs ? Après plus de douze heures sans fumer, la première cigarette me tourne la tête. Je ferme les yeux : les vagues du Pacifique; les oreilles de Mickey quand je monte dans l'ascenseur, et la baie de Hudson sous la glace.

J'avais fini par découvrir que pour accéder à mon douzième étage, il fallait appuyer sur le bouton du onzième. Et Crystal Black ? A coup sûr, elle devait s'envoyer en l'air au treizième.

[mentor]

Ben... Loup, tu aurais tellement voulu conserver quelque chose de beau, de mémorable, de ce court déplacement en Californie que, finalement, tu t'en souviendras toujours à cause de cette vacuité, non , ;-)
Le coup du 12è-du 13è-du 14è étages m'a bien fait rigoler ! Et dans ton couloir ? Je suis sûr qu'il n'y avait pas de chambre 1413 !
Dommage pour Mickey, la plage et surtout les filles, ou plutôt dommage pour toi, mais tu auras sans doute une autre occasion !
Merci de ce compte-rendu, je suppose que tu en auras fait un autre à ton hiérarchique...

[Charles]

Jolie branche de souvenir, une belle ambiance un peu tristoune qui colle bien au voyage d'affaire ... c'est un "tout" mais ça s'insérerait aussi très bien dans un roman, je crois.

[Sahkti]

Tu pourrais détailler, rendre ça plus long, parler d'autres états d'âme, nous la jouer "Lost in translation"...
Parce que c'est plein de vide ton histoire, le vide froid de ces grands hôtels et de ces réunions impersonnelles. Un vide tellement présent et tellement grand que ça vaudrait la peine que tu lui donnes plus d'espace. C'est bien écrit, on sent l'émotion à faire passer, la vacuité à narrer, mais me manque juste un petit truc, le vide que tu avais dans le ventre, sans chichis et sans fioritures, le vide puissant.

[Nothingman]

Très bon compte rendu qui mériterait peut -être un plus grand développement (tant de tes états d'âmes que des descriptions de la Californie). Sinon on retrouve ta touche, pleine d'humour aigre-doux. Mais tu tiens peut-être un sujet pour faire quelque chose de plus long. Et BHL pourra bien s'accrocher !-)

[Kilis]

Un très bon ton texte, Loup. Je l’ai lu à voix haute. Il dégage une espèce de spleen blanc. J’ai toujours adoré ça, ces moments transitoires, où l’on se sent comme en stand by, un peu flottants dans l’espace et le temps. Merci pour cette évocation.

[Krystelle]

J’aime l’aspect éthéré de ton texte, l’atmosphère un peu fondue, presque vaporeuse qui s’en dégage. Il laisse une impression de vague à l’âme qui est aussi bien liée aux parenthèses lyriques (le Pacifique, la lune…), qu’au coté décalé des réflexions que tu esquisses (les vices, les clichés cuturels etc..).
Ce qui me gène par contre dans ce texte c’est la manière dont tu gères le temps. Tu organises ton récit en fonction de repères chronologiques précis (« Le soir du premier jour », « Le second soir », « Dernière nuit ») comme pour mettre de l’ordre alors que tout le reste est volontairement décousu. Je crois que j’aurais aimé me perdre complètement dans ton texte, sortir vraiment de l’aspect « carnet de voyage » auquel nous renvoient ces références temporelles, oublier que le périple a duré tant de jours et tant de nuit parce qu’après tout de ça, je m’en fous.

[grieg]

Ce texte est juste épatant le loup. C'est une triste balade, de clichés en références culturelles, tout en sentiments et allusions, que j'ai lu le sourire crispé. C'est fin, c'est beau, c'est gris sous le soleil, à l'étage douze et demi de la littérature.

[Kicilou]

Ton texte laisse une impression étrange.
L'impression que tu étais parti récolter de beaux souvenirs, de grandes rencontres et que tu les as chercher pendant trois jours, sans succès. Alors tu glisses de l'humour comme pour cacher le vide que tu as trouvé là-bas... Je délire peut-être mais ton texte me paraît à la fois désabusé et nostalgique. Mais il est écrit avec finesse et sensibilité. J'aime bien.

[Giny]

Avais pas lu ce texte de toi, perdu dans les limbes du forum...
Je me suis laissée porter par les mots, ta poésie que tu distilles à chaque phrase et qui transporte dans un autre monde. Me suis crue à ta place et j'adore cette atmosphère languissante que tu installes.

[paracelse]

J'aime beaucoup, beaucoup beaucoup ! On retrouve ton style, toujours singulier, j'aime bien aussi la mélancolie qui se dégage de ce texte, c'est vrai que ça fait penser à "Lost in translation", à ces décalages qu'on ressent quand on voyage, difficiles à exprimer. L'image de la lune est d'ailleurs très belle, et très bien trouvée ! Le coup du 14ème étage m'a aussi bien fait marrer (et m'a fait penser à "Dans la peau de John Malkovitch" et son étage et demi...), même si c'est la tonalité demi-teintes qui domine !

Bravo en tout cas !

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