J'ai mal fermé la porte

[ptipimous]

“J’ai mal fermé la porte.”
Il n’y avait que ça dans sa tête. La nuit. Le jour. Quand il allait chercher le pain, quand il regardait la télé. Ou plutôt qu’il tentait de la regarder. Autour de lui, ce n’était que bruit et confusion. Il se faisait l’effet d’être un poisson avec juste ce qu’il lui faut d’eau pour survivre. Parfois, il ratait son coup; il sortait la tête et l’air le tuait lentement. Il n’avait aucun faux rocher pour se cacher et de toute façon, on l’en empêchait. Il fallait répondre : “qu’avez-vous fait ? Refaites les gestes. Tous. N’oubliez rien.”
Il avait mal fermé. Mal fermé.
Comment ça pouvait lui avoir échappé ? Des portes, combien en avait-il fermé depuis le début ? Depuis le jour où il avait débarqué dans son bleu tout neuf ? Dix mille ? Cent mille ? Plus encore. Un coup d’oeil sur la manette, l’autre sur la tirette, le petit mouvement de poignet qu’il faut, sec et à gauche. Toute cette infinité de réflexes, d’automatismes digérés, inclus dans son corps comme s’il était né avec. Il faisait cette succession d’actes sans y penser, comme on mange, comme on marche. Cela n’aurait pas dû arriver. Pas à lui. Ça ne pouvait pas. Et pourtant, c’était bien lui qui était de service ce jour-là. Son nom était écrit en toutes lettres, consigné sur les feuilles d’ordre.
C’était une matinée où il avait ri avec les collègues devant la machine à café. Il était encore bien à cet instant là. Il était normal. Une journée banale qui aurait dû le voir déjeuner à la cantine avec les autres, à rigoler de tout, de rien. Mais il avait mal fermé la porte. Et il les avait tués. Tous. D’un seul geste. D’un claquement de doigts un peu sec. Son oeil qui a couru sur la rainure de l’encadrement pour voir si les deux parties : la porte et le fuselage, se confondent, s’emboîtent si parfaitement qu’on ne peut quasiment plus distinguer la possible trappe, n’avait rien vu. Tout était normal. Et à bord, le témoin lumineux de la porte mal fermée avait grillé. La faute à pas de chance, le petit détail final qui lui fait porter à lui toute la responsabilité de cette carcasse, vautrée à présent dans la forêt d’Ermenonville sur plusieurs kilomètres. Les arbres en feu, l’avion et son contenu répandus aussi salement qu’un verre plein sur une nappe propre. Et lui, la tête dans ses mains s’imagine l’avion qui rugit, les ordres du personnel de bord, le désespoir à l’état brut sans facette, sans taille, sans préparation ni anticipation et les cris... les cris.
Il est là, dans son fauteuil, si penaud, si recroquevillé sur sa faute, les yeux rivés à la télé qui lui montre de son doigt bavard et voyeur toute l’étendue de son erreur, inlassablement. Et comme un papillon attiré par la lumière jusqu’à en mourir, il regarde les images, tellement, qu’il en arrive à les confondre avec les siennes propres, jusqu’à reconnaître son propre corps qu’on extirpe des décombres.

[boc21fr]

C'est pas mal ça p'timous !
Vraiment étrange...
On se demande...
Le gars a-t-il peur de mal fermer la porte de l'avion à chaque décollage ou est-il un fantôme resté sur terre à regarder à la télé les conséquences de son manque d'attention ?
Ou alors j'ai lu trop vite...

[Invité]

Une bonne idée, simple et efficace ! Cela dit, je trouve que le ton est trop appuyé, qu'il devait y avoir moyen de faire aussi bien sentir l'horreur de la chose avec davantage de détachement du narrateur (cela dit, c'est mon dada personnel, le détachement).

[Invité]

Un texte ramassé qui rend bien l'étendue de la catastrophe, pour eux bien sûr, et pour lui. J'aime beaucoup la dernière phrase qui, en quelques mots, donne bien à ressentir l'intensité de ce qui se passe dans la tête du narrateur.

[Mure]

Un texte d'actualité... malheureusement.
J'ai pensé, au début, à l'histoire d'un toqué (atteint de TOC) qui se pose toujours l'éternelle question, à s'en pourrir la vie.
Probable qu'il le devienne... s'il survit à sa culpabilité qui est superbement décrite ici, avec la sensation de vivre la douleur de "ses" victimes en son propre corps.
Belle image ici :

La faute à pas de chance, le petit détail final qui lui fait porter à lui toute la responsabilité de cette carcasse, vautrée à présent dans la forêt d’Ermenonville sur plusieurs kilomètres. Les arbres en feu, l’avion et son contenu répandus aussi salement qu’un verre plein sur une nappe propre.

Magnifique texte, juste et bien pesé.

Merci à vous.

[Invité]

Parfaitement Mure, moi aussi dans les premières lignes, avec cette obsession de la porte fermée, j'ai pensé à une histoire de TOC.

[bertrand-môgendre]

Heureusement, la finale excellente sauve l'embonpoint général.

Suggestion : Pour rebondir sur les précédentes remarques par lesquelles je suis passé également, que penses-tu si,
dans la mécanique de son geste répétitif, le son du toc toc de l'index contre la porte lui indiquerait la validité ultime du dit contrôle ?

[Poussetontraino]

j'ai adoré , notamment l'ambiance du début ...

[boc21fr]

Parfaitement Mure, moi aussi dans les premières lignes, avec cette obsession de la porte fermée, j'ai pensé à une histoire de TOC.

Pareil !

[mentor]

juste envie de plaindre ce gars, sincèrement
alors qu'on devrait plutôt s'apitoyer sur les morts et les familles et amis
très bien rendu
bravo

[silene82]

Joli travail! C'est bien mené, court et ramassé, tout en donnant une multitudes d'infos. Bravo!

[Invité]

D'accord avec Bertrand : la phrase finale sauve tout.
Tout le reste me semble un peu trop appuyé, ou pas assez détaillé ou... mais je suis une mauvaise commentatrice... je n'arrive que difficilement à démêler ce qui ne fonctionne pas.

[Sahkti]

Perso, j'ai un peu de mal à penser que l'avion a pu décoller, voler puis s'écraser avec une/à cause d'une porte mal fermée... mais ça doit être mon côté pragmatique de voyageuse aérienne qui veut ça :-)
Du coup, j'ai eu du mal à pleinement adhérer au texte, je le reconnais.

Cela ne m'empêche pas de trouver ton écriture bien ficelée, agréable à la lecture, dotée d'une pointe de mystère qui apporte un plus au récit. L'obsession de cet homme, mort ou vivant on ne sait pas, est bien rendue.

[ptipimous]

hello
merci pour ces retours, toujours surprenants mais c'est tout le charme (parfois je m'énerve un peu, je le reconnais, c'est pour cela que je dialogue peu !)
Petite, assise devant l'écran aux infos, j'ai assisté à un compte rendu de la catastrophe aérienne d'un 747 de la Turkish Airlines qui s'est écrasé dans la forêt d'Ermenonville. Aucun survivant. Il s'est avéré que l'accident était du à un problème avec la porte de la soute qui s'était ouverte, puis arrachée créant ainsi une forte turbulence, une dépressurisation pour aboutir finalement à ce crash. Jamais je ne pourrais oublier les images de la forêt dévastée et les morceaux de carlingues épars, l'incendie, la trainée comme un rasoir qui aurait dérapé dans cette chevelure naturelle... Bref, 30 ans plus tard, ce texte est arrivé.

[Sahkti]

30 ans plus tard

ha d'accord, m'est avis que ces incidents ne peuvent plus arriver aujourd'hui (en théorie, sauf p-e sur les compagnies qu'on ne veut plus nulle part).

[ptipimous]

J'ai visionné sur France 5 une émission appelée "dangers dans le ciel" (une série) dont l'épisode "la malédiction des DC10" m'a interpelé.
Et le revoilà mon crash d'avion. Un DC10 de la Turkish Airlines dans la forêt d'Ermenonville en 1974. Plus de 300 morts, pas un survivant.
Et donc cet accident est dû à une malfaçon dans la conception même de l'avion. Un incident majeur avait eu lieu aux Etats-Unis deux ans auparavant. Le pilote avait réussi à poser le zingue malgré un trou béant dans la carlingue. Là aussi la porte de la soute avait cédé par un excès de pression, car s'ouvrant vers l'extérieur. Il y a eu après une enquête très poussée qui a révélé la faiblesse de cette porte avec des recommandations dont pas une seule n'a été suivie.
Et le plus beau c'est que lors de la création de l'avion, lors des tests passés avant de donner l'agrément à la construction, la porte n'avait pas réussi le test et pourtant, l'avion a été construit sans aucun changement pour des histoires de coût.
La cie Douglas savait et n'a rien fait pour préserver ses passagers !

[silene82]

Dans la même logique, si j'ose me permettre, le sympathique Mc Namara expliquait hier soir sur Arte qu'après la guerre du VietNam, le ministre viet des Affaires Etrangères lui avait expliqué qu'il n'y avait aucun risque que le VietNam basculât communiste, raison de la guerre, puisque depuis 1000 ans, haïssant les Chinois comme tous les peuples d'Asie unanimement, ils leur faisaient la guerre... Les histoires de grandes personnes seraient risibles si elles n'employaient un peu trop de napalm.

[Ratz19]

J'aime bien le suspense dans ton texte. Personnellement, tout le long de ma lecture je me demandais pourquoi une porte mal fermée créait autant d'émoi et Paf ! à la fin, ça s'éclaircit. Bravo ! ;-)

[Invité]

J'aime bien ce texte aussi. Il frise la perfection pour raconter une chose et une seule.

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