Augustin Pivot

[M-arjolaine]

Lorsqu'Augustin Pivot naquit, tout un chacun eut le loisir de constater sa différence.
- C'est un miracle! s'exclama sa mère en le prenant dans ses bras.
Elle avait eu trois enfants avant lui, une fille et deux garçons. Tous étaient sortis de ses entrailles en arborant fièrement, bien droite sur leur petit nez de nourrisson, une paire de lunettes triple foyer aux montures noires et élégantes. Ce n'était pas surprenant: les deux parents étaient myopes comme des taupes, les grands parents l'étaient aussi, les arrières grands parents n'y avaient jamais vu bien clair... il était impensable pour quiconque appartenant à la famille Pivot d'avoir dix sur dix à chaque œil, et pourtant, Augustin était arrivé dépourvu de toutes lunettes, et regardait droit dans les yeux et sans ciller chaque membre de la famille qui s'apprêtait à l'accueillir.
Il fut immédiatement transporté dans la section Ophtalmologie de la clinique, où il fut soumis à toutes sortes de tests. On lui faisait écrire les lettres qu'il voyait à soixante quinze mètres de lui, et le fait était qu'il ne se trompait jamais, bien qu'il s'étonnât que sa vue irréprochable provoque un tel remue-ménage autour de sa personne, alors même que personne ne paraissait surpris qu'il soit capable, à peine sorti du stade de foetus, de lire et d'écrire ce qui lui était demandé. Il ne disait rien: il regardait.
Augustin devint rapidement l'enfant chéri de la famille. Il avait tous les droits, et même tous les pouvoirs. Il n'en demeurait pas moins silencieux, sans rien exiger à personne, pas même que l'on le laisse tranquille. Sa passivité n'intéressait personne: ce gosse était exceptionnel, c'était tout ce qu'il y avait à savoir.
Il y eut des pèlerinages à travers tout le pays pour venir voir l'enfant prodige. On lui baisait les paupières en s'écriant:
- Béni soit le Seigneur qui vous a donné cette chance !
Il hochait la tête, et essuyait sans discrétion l'excès de salive qui avait été déposé sur son visage. Les vieilles bouches ridées des personnes âgées le dégoûtaient au delà du possible. Il retenait des hauts-le-cœur chaque fois que l'une d'elle s'approchait de lui pour l'embrasser. Mais il ne se plaignait pas, il ne se plaignait jamais. Il était absolument irréprochable.
- Ne vous étonnez vous pas parfois que votre enfant ne soit jamais choqué ni agacé de tout ce qui lui arrive ?
- C'est un enfant charmant, répondait Mme Pivot en souriant, soyez bien sûre que s'il nous disait qu'il était malheureux, nous arrêterions tout. Mais vous connaissez ces garnements, la gloire, le succès, c'est tout ce qu'ils demandent. Ses frères et sœurs en sont diablement jaloux, même si nous nous efforçons de leur montrer notre amour dès que ce nous est permis. Mais il est vrai que nous sommes très occupés avec Augustin: au moins, il ne taquine pas les autres en se montrant dominateur !
Augustin regardait tous les soirs son visage dans le miroir de la salle de bain. Et il se demandait pourquoi le monde entier s'agitait pour voir des pupilles qui lui semblaient somme toute très banales.
- Et vous ne pensez pas qu'il se plaindrait peut être s'il avait une bouche ?

[Invité]

Oh le cynisme qui t'anime M-arjolaine...
Juste regretté que ne soit pas un petit peu développé l'anomalie consistant pour le nouveau-né à savoir lire et écrire. En tout cas, j'ai aimé ce trait d'humour.

Tu as le don, avec tes textes, de me rappeler d'anciennes lectures : là je pensais au roman de Doris Lessing "Le cinquième enfant", tu aimerais sûrement.
Bravo pour l'écriture qui "s'a(s)sobrit " et gagne en efficacité.

Attention toutefois :

sans rien exiger à personne : "de"
Ne vous étonnez-vous pas
peut-être

[Sahkti]

Ha Marjolaine, cette phrase de fin, qu'elle est cruelle! Et drôle aussi, ben oui :-)

J'ai aimé la pointe d'absurdité qui se dégage de cette histoire, un enfant qui naît avec des lunettes, un autre pas, un nouveau-né qui lit... univers amusant, bien rendu par la qualité de ton écriture, agréable à lire. Avec toute la sobriété nécessaire, tu n'en fais pas trop et ça suffit à faire passer sourires et émotions.

[Plotine]

J'ai comme ue idée que c'est la dernière phrase la plus intéressante.Est-ce que je me trompe ?

[silene82]

Tu vois que tu peux quand tu veux!
oui papi, tu vas encore nous les gonfler?

Je ne vais pas soumettre ta jeune tête (je ne sais plus si on se tutoie, je m'y perds, à mon âge, si ça craint, pani souci: toi dit a mo) à une déstabilisante aria de louanges, d'autant que des scories demeurent, bien que l'écriture me semble gagner en densité, en humour et en concision à chaque texte. En bref, au train où vont les jeunes recrues, nous allons être contraints de filer en maison de retraite plus tôt qu'escompté
on s'en fout, on la dirige en sous-main

[bertrand-môgendre]

...bien qu'il s'étonnât que sa vue irréprochable provoque un tel remue-ménage autour de sa personne, alors même que personne ne paraissait surpris qu'il soit capable,...le même mot utilisé pour deux sens différents me semble être une erreur, surtout qu'on les retrouve quelques phrases plus loin.

...même si nous nous efforçons de leur montrer notre amour dès que ce nous est permis... pas compris.
La fin est apothéose artistique.

[Invité]

joli conte acidulé, tu as un sens du dosage assez remarquable : l'absurde et la cruauté rivalisent avec élégance !

[panasonic]

De tout ce que j'ai lu de toi jusqu'a present, c'est celui-la que je prefere- peut-etre parce que c'est court et que je suis paresseux, va savoir.
Ton univers me fait penser a Gogol.
C'est encore un brin classique, sage. Mais je pense que la liberation est pour tres bientot. Genre demain.

J'ai aime. Felicitations.

[boc21fr]

Je suis d'accord avec pana...
Ce texte est mon préféré pour la simple et bonne raison qu'il est totalement abouti, sans lourdeur, parfaitement vachard et cynique, accessible et fluide dans sa narration.
Il n'y a rien à en redire !

[Invité]

Excellente chute d'un texte étrange à souhait... Une réussite, je trouve.

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