Petite pousse

[Ba]

- T’aurais pas dû énerver Bob comme ça
- Ah oui, et j’aurais dû faire comment ?
- J’sais pas
- Alors si tu sais pas, ferme-la !
Le « petit gros », hargneux aux genoux en accents circonflexes, tourne le dos à Gérard debout dans la cuisine.
A leurs pieds Bob sans chapeau.
Gérard suit par la fenêtre les pointes en tutu de la neige. Le « petit gros » réfléchit.
- J’aurais voulu t’y voir, il n’arrêtait pas de dire : « Rends-moi le pognon, rends-moi le pognon » !
- Fallait lui rendre.
- Eh l’autre, ça va oui ? Rendre le pognon volé à la sueur de mon cache nez ? T’as bu du cubi ou quoi ?
- Tu sais bien que je ne bois plus depuis hier.
- Façon de parler.
- Façon ou pas, t’aurais pas dû et dû.
Le « petit gros » fixe la porte. Elle est en faux chêne. Tout est faux d’ailleurs dans cet appartement en solde. Bob vit là-dedans depuis qu’il est gosse. Il est gosse depuis que tout est faux, c’est dire ce qui lui a fallu de portes dans la gueule.
Bob est assez niais depuis la naissance. Un faux pli, déjà, du cordon dans l’œil gauche. Ensuite, une chute de la table à repasser et pour finir, un saut à l’élastique dans les gorges du Verdon le jour de la grande sécheresse du siècle. Niais ou marabouté, au choix.
Le « petit gros » l’emploie par intérim dans les coups bas. Il l’appelle son « Caligula » de la cambriole.
Cherche par lecteur, le rapport est à géométrie variable entre l’empereur et Bob. Pas même une bissectrice chevaline.
Gérard est le premier couteau du « petit gros », un copain de bar rencontré au fil des pieds de verre et des pichets du patron. Ils ne s’aiment pas. Chacun regarde l’autre de travers et file droit.
Se surveille, s’épie, se traque.
Mais Gérard est beau. Gérard plait aux milieux ouverts. Il a des manières de soubrette et se fait appeler « madame de Warens » sur les sites de rencontres.
Beaucoup lui cèdent de se prendre pour des « rêveurs » trop solitaires.
Gérard n’abuse pas de ses charmes, il les loue au plus offrant. Comme il n’a pas de préférence il peut évoluer dans les sphères intimes des corps indifférenciés. Pendant ce temps « le petit gros » fouille les tiroirs. Ou autre chose, selon les lieux. Il est présenté comme un cousin éloigné spécialiste de la brouette tropézienne à bascule. C’est utile parfois dans les soirées gazon et bricolage.
Bob monte la garde dans les cages d’escaliers ou bien parlemente avec les digicodes à secrets.
Chaque fois le « petit gros » lui ordonne de rester dans la voiture, chaque fois Bob monte dans les étages par amour des tapis rouges, de l’œil de bœuf oublié au détour d’un palier, des poignées de portes astiquées, des plaques d’identité dorées sur bois massif. Y avocat au barreau de chaise de…X, avorteuse sur commande, Z notaire de père en bâtard…M et M couple homosexuel en éprouvette.
Richesse des couloirs, ascenseurs, recoins, frottement des semelles sur la trame du velours, le marbre nu, doigts caressants les tapisseries vieillottes, les plantes poussiéreuses, les mégots, les, les…
Son seul point faible d’Achille : le cœur.
Capricieux l’animal. En partie refait. En partie défait. Voilà pourquoi le carrelage gris de la cuisine, de très près.
Nez dans le losange à gauche près de la poubelle à pédale. Précisément sur une tache sèche de sauce tomate.
Ce n’était ni l’endroit ni la tache préférés de Bob.
Mais doit-on rendre le jeu dans son tripot d’amour ?
Non lecteur, tu le sais bien qui joue tous les jours au poker courtois.
Bob a soupiré « je passe », en souvenir du tarot.
Gérard l’a secoué en tremblant des muscles.
Le « petit gros » a pensé une fraction de seconde, « merde qui va garder les étages ? »
Ne me demande pas ce qu’a ressenti Bob, je n’en sais rien.
Je l’ai vu glisser entre deux souffles très légers dans la danse qui l’emportait, chaussons et froufrou aériens.
Un flocon parmi d’autres.
Quelle différence dans cette cage-là ?

[Plotine]

Qu'est-ce que j'ai ri !
Que de trouvailles plus jouissives les unes que les autres ! Toi aussi, tu bois du cubi, non ?

[Invité]

Je ne vous avais pas commentée depuis un moment, Ba... je ne peux toujours rien dire de nouveau, votre univers me reste fermé, et je me doute que je manque quelque chose ! Désolée pour cela.

[Invité]

Mais qu'est-ce que c'est beau ! Que de pudeur dans cette histoire triste autant que tendre. Moi aussi j'ai le coeur qui flanche à la lire. C'est du très grand. Merci Ba pour ce flocon léger du matin.

[Invité]

A chaque phrase de tois que je lis, j'ai l'impression de rater une marche sans me gameller, et j'adore cette sensation ! Tu mets ton lecteur en perpétuel déséquilibre, du coup, ça le fait avancer ...

[Invité]

Heu, j'enlève le pluriel de toi... pas tout à fait sans regrets !

[Arielle]

Nez dans le losange à gauche près de la poubelle à pédale. Précisément sur une tache sèche de sauce tomate.

Pauvre Bob ! Lui qui aimait tant les tapis rouges dans les étages, il en aura gravi un de trop ...
Ba, tu as une tendresse délicieusement cruelle pour tes personnages qui te le rendent avec beaucoup de grâce. C'est fin, joyeux et mélancolique tout ensemble, un vrai bonheur !

[mentor]

un drôle d'univers
une ambiance
un ton
faut aimer
j'aime bien
parce que je comprends
ou crois comprendre
;-)

[Sahkti]

C'est drôle et en même temps, il y a pas mal d'empathie pour les personnages, une forme de tendresse qui veut qu'on les accompagne du début à la fin dans ce qui peut leur arriver. On ressent l'attachement que tu peux éprouver pour eux.
Pusi ton écriture est alerte, les dialogues sont vifs et bien menés. Tu ne te perds pas dans les détails mais tu en donnes suffisamment pour créer un univers qui tient la route.
Beaucoup aimé te lire, Ba !

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