Des barres dans le ventre
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Plotine
jaon doe
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Des barres dans le ventre
Des barres dans le ventre
Le RER parisien est une véritable arène de regards, la scène de combats perpétuels que chacun s’efforce de fuir comme il le peut : il dort, elle lit, il est absorbé par le défilé d’un paysage qu’il connaît pourtant par-cœur.
Il était peut-être 22h40 et nous étions quelques passagers assis dans un wagon. Comme le Soleil a pour habitude de nous laisser tranquilles à de pareilles heures, une lumière artificielle le remplaçait ; donnait une seconde vie à ces affrontements de regards ; exigeait que nous combattissions. Mes adversaires se logeaient dans les vitres devenues miroirs, et bien peu d’issues se présentaient à mes yeux méfiants : je me trouvais encerclé, harcelé. Par réflexe quotidien, je sortis un journal, je l’ouvris et me mis à le parcourir. Un journal en guise de fuite, ainsi j’occupais mes yeux et les protégeais des combats. Dessins hilarants, articles instructifs, revendications en tous genres, et bientôt cette lecture devint l’objet d’un réel plaisir plutôt que de rester simple lâcheté. Installé dans cette confortable bulle, je me complaisais, oubliais la guerre.
Subitement, deux hommes apparurent. Assis à mes côtés. Je n’avais rien vu venir. Deux hommes, à mes côtés, alors que tant de sièges inoccupés les sollicitaient… Deux hommes qui brisèrent ma bulle à la hache et firent trembler les reflets des vitres. Deux hommes à l’indifférence menaçante et au silence violent. A ce moment déjà, je savais. Je connaissais la suite des évènements, les mots, les actes, les coups. Car cette scène, je l’avais déjà subie une fois, et je l’avais revécue à mille reprises, dans mon lit, répétée, ressassée encore et encore. Deux individus étaient venus, eux aussi, précisément à côté de moi plutôt que de profiter des sièges libres. Je me rappelai cette odeur vide et cette mort ambiante, cette atmosphère absente, un néant nauséeux. Dans cette froideur robotique et angoissante, les deux hommes avaient parlé de me mettre des « barres dans le ventre », de me « défoncer », ils avaient fouillé mes sacs, pris mon téléphone, mon argent, ma musique. Je n’avais rien su faire.
Mais cette fois, les choses seraient différentes. Ces deux là n’iraient pas loin. Me soumettre, me faire trembler et obéir, ils n’auraient même pas le temps d’y songer. Je hurlerais, je cognerais si nécessaire, je muterais en kamikaze psychopathe totalement irrationnel et inarrêtable, ce n’était pas un problème. Ils verraient ce qu’est un fou. Je n’étais pas sur Terre pour être cette victime docile.
Je rangeai mon journal et me mis à écouter de la musique ; « essaie seulement d’y toucher, connard », pensai-je d’un coup d’œil furtif en empoignant mon lecteur mp3. Je pris une posture très décontractée, n’hésitant pas à suivre expressément le rythme de la musique pour leur signifier ma tranquillité d’esprit. Affalé sur mon siège, totalement à l’aise, j’étalai mes jambes au point de déranger l’un de mes deux voisins. Il me lança un regard apparemment neutre, mais je devinai la violence qui s’y préparait doucement, vicieusement camouflée. Je sentis même que l’homme envisageait sérieusement de me cogner, là, tout de suite. J’étais prêt. Mais il repoussa ce moment.
Les reflets des vitres étaient devenus mes alliés : j’espionnais discrètement les deux hommes. Ils parlaient peu, semblaient principalement communiquer par le regard. J’attendais d’ailleurs la moindre occasion de me mêler à cette discussion. Pas de fuite cette fois, pas de lâcheté, le RER était toujours une arène des regards mais j’en étais à présent le plus hargneux des tueurs. Puisqu’ils voulaient jouer, nous allions jouer, mais le sang ne coulerait pas du côté qu’ils imaginaient. Les secondes passaient et mon attitude s’ancrait. Je les sentais de plus en plus faibles à mesure que ma confiance s’accroissait. Auraient-ils au moins l’intelligence de comprendre que ce n’était pas le bon jour ? Qu’ils prendraient une raclée, que je les étriperais ? Etaient-ils en train de faire demi-tour, ces deux crétins, s’apprêtaient-ils à fuir, le regard baissé devant celui qu’ils avaient la prétention de vouloir dominer ? Mort à eux.
Je voyais parfois leurs lèvres s’animer, mais ma musique couvrait leurs mots. Ils le savaient et en profitaient probablement pour comploter. Tout en gardant mes écouteurs dans les oreilles, je mis ma musique sur pause et restai attentif au moindre murmure. « Prochain arrêt », entendis-je rapidement de l’une des deux bouches. Le moment arrivait enfin.
Le train commença à ralentir. Je rangeai rapidement mes écouteurs et serrai les poings. A tout moment, ils se jetteraient sur moi. Mon cœur se débattait, je le maîtrisais lui aussi, comme j’avais décidé de tout maîtriser ce soir-là. J’étais invincible. Les quais de la station s’approchaient. Je me dis que je leur ferais manger tout ce goudron jusqu’à la dernière miette. Le train ralentissait, ralentissait encore. C’était maintenant, j’allais leur rentrer dedans, les démembrer, leur faire traverser les vitres. Nous n’avancions plus qu’à quelques kilomètres-heures, nous franchîmes les derniers mètres et le RER s’arrêta. Ils se levèrent, saisirent leurs gros sacs et descendirent.
Bordel, ces enfoirés avaient du flair. C’est dommage, je leur aurais bien mis des barres dans le ventre.
jaon doe- Nombre de messages : 169
Age : 113
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Date d'inscription : 05/02/2010
Re: Des barres dans le ventre
Bien vu ! Je m'attendais à cette issue, mais la montée suivie de la redescente de tension est fort bien amenée, je trouve...
Une remarque :
« un paysage qu’il connaît pourtant par cœur (sans le tiret) »
Une remarque :
« un paysage qu’il connaît pourtant par cœur (sans le tiret) »
Invité- Invité
Re: Des barres dans le ventre
Oui, la tension est très bien ménagée. Du suspense, beaucoup, et j'aime ça. Dommage alors que la fin soit si attendue.
Invité- Invité
Re: Des barres dans le ventre
J'ai avalé ce texte fébrilement. Un parano dans le train (il est vrai qu'il a des excuses) j'adore. Ce n'est qu'à la toute fin que j'ai subodorré le dénouement. Bien soulagée je dois dire.
J'espère que ce "jaon doe" là va se dénoncer.
J'espère que ce "jaon doe" là va se dénoncer.
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 81
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Des barres dans le ventre
Bien vu de l'intérieur d'un faible, le courage des rêves.
Ba- Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009
Re: Des barres dans le ventre
Je ne l'avais pas vu, celui-là !
Du beau boulot, une tension bien graduée, une psychologie absolument crédible...on échappe de peu à la catastrophe : s'ils n'étaient pas vite descendus, le rendez-vous dans les gros titres était inévitable.... à moins que ...
Du beau boulot, une tension bien graduée, une psychologie absolument crédible...on échappe de peu à la catastrophe : s'ils n'étaient pas vite descendus, le rendez-vous dans les gros titres était inévitable.... à moins que ...
Invité- Invité
Re: Des barres dans le ventre
Baston de regards? J'aime bien me dire que ce départ vous a fait vagabonder jusque dans trame d'une journée isolé parmi celles et ceux qui l'apprenait.
Jérémie- Nombre de messages : 412
Age : 46
Localisation : Sixfeetunder
Date d'inscription : 27/03/2010
Re: Des barres dans le ventre
Il manque "la" pas loin, on perd le ton...
Jérémie- Nombre de messages : 412
Age : 46
Localisation : Sixfeetunder
Date d'inscription : 27/03/2010
Re: Des barres dans le ventre
Belle incursion en terrain miné. Beau prétexte bien barré pour texte qui ne rame pas.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Des barres dans le ventre
J'attendais l'éclair d'un semblant de vivacité, je reçu le courant d'air d'un mouvement à peine ébauché.
La musique est bonne, la partition tient compte des silences. Le rythme suit une dynamique juste et précise.
La musique est bonne, la partition tient compte des silences. Le rythme suit une dynamique juste et précise.
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: Des barres dans le ventre
Il doit aussi manquer un e ou une virguleJérémie a écrit:Il manque "la" pas loin, on perd le ton...
Invité- Invité
Re: Des barres dans le ventre
Tout juste, pawdon, c'est la virgule et pas le "e" cousin trop rebiqué.
Jérémie- Nombre de messages : 412
Age : 46
Localisation : Sixfeetunder
Date d'inscription : 27/03/2010
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