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Petites bouffes avec le grand Migou (1)

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Message  Gobu Dim 18 Avr 2010 - 20:46

PETITES BOUFFES AVEC LE GRAND MIGOU

1) Virée bourguignonne

Peu de gens sont capables de dévorer, en un seul repas, un poulet entier et une côte de bœuf d’un kilogramme. Sans parler des pommes persillées, de la salade de pissenlits au roquefort et aux noix, et du gratin de poires à la frangipane. Par exemple. Pour mon grand ami le Grand Migou, c’est du nanan. Le genre de garçon à vous tirer des toiles à trois heures du matin, retour d’Auvergne profonde, histoire de casser une petite graine en bonne compagnie avant de s’aller glisser entre les toiles. Inutile de dire qu’il ne s’annonce pas les mains vides. Pas même le temps de passer un peignoir et se déglacer un brin le museau à l’eau froide qu’il a déjà déballé un jambon de montagne, quelques saucisses sèches, un large quartier de tome de Salers et une demi tourte de pain de campagne en provenance directe de la meilleure boulangerie d’Aurillac. Vous n’avez plus qu’à sortir du frigo le beurre et les cornichons. Entre temps, il a déplié le tire-bouchon de son Laguiole et ouvert l’une des deux bouteilles de madiran ou de saint-joseph qu’il a apportées. Le Migou apprécie les vins capiteux. Le jambon sent le foin brûlé, la saucisse sèche est plus dure qu’une canne de pèlerin, le fromage exhale en bouche un parfum poivré d’herbes de montagne. On se recouche avec des réminiscences d’alpages où paissent de gras bovidés à la robe fauve. On ne devrait pas manger autant juste avant de se rendormir, mais le madiran fait des miracles. Le saint-joseph aussi, naturellement.

Aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours fait des petites bouffes avec le Migou. Avec des tas d’autres joyeux compagnons aussi, naturellement. Mais avec lui, dès le coup d’envoi, nos relations ont pris un tour résolument gastronomique et festif. Peu de temps après que nous ayons fait connaissance au lycée, il m’a invité à passer une quinzaine dans l’ancienne ferme que son père avait achetée à Vigouroux-de-Saint-Mamet, opulente métropole d’environ six foyers sise au voisinage d’Aurillac. Il m’y a initié aux petits déjeuners de longues tranches de tourte à la croûte sombre et épaisse, à la mie dense et brune, sur lesquelles on étale un beurre jaune dans lequel scintillent des perles de petit lait, et qu’on nappe ensuite d’un miel liquoreux et ambré, suintant de son cloisonnage de rayons, dont la cire craque sous la dent. Nous ne dédaignions pas non plus y ajouter une omelette dont les œufs avaient été pondus quelques heures auparavant par des poules que l’on pouvait voir picorer dans le talus de l’autre côté de la route départementale. Je la fourrais d’une poêlée de cèpes, de dés de jambon sec ou encore de fourme d’Ambert, un mariage succulent que je recommande aux amateurs de pâtes persillées. A dix-huit ans, je ne connaissais naturellement de la cuisine que quelques rudiments de base, mais l’observation de ma mère et de mes grand-mères, cuisinières émérites, m’avait déjà appris à poêler correctement une entrecôte, tourner une mayonnaise ou plier une omelette dans les règles de l’art. Des petites choses comme ça.

Le Migou, à l’époque, n’était pas encore devenu l’Adonis bardé de muscles qu’il est encore aujourd’hui à cinquante ans passés, mais il possédait déjà une haute et solide charpente d’athlète et un estomac sans fond. L’écrivain Isaac Bashevis Singer cite souvent un dicton issu de la culture populaire juive d’Europe Centrale : « L’intestin est sans fin ». C’est une formule de politesse qu’on prononce à l’intention d’un invité qui ferait la fine bouche pour se resservir d’un plat ou refuserait un en-cas de poissons fumés et d’eau-de-vie de prune en dehors de l’heure des repas. Bien entendu, la Faculté et même le bon sens interdisent de penser que l’intestin, qu’il soit grêle ou gros, puisse être sans fin, mais dans le cas du Migou, la question reste posée. Non seulement il ne fait jamais la fine bouche pour se resservir d’un plat, mais il vaut mieux se servir soi-même largement la première fois si l’on veut éviter de faire ceinture. La solution avec un convive de son acabit est de prévoir tout en quantité double. Au moins. Il faut aussi couver d’un œil vigilant les produits préparés pour confectionner le repas : je l’ai surpris à plusieurs reprises en train de dévorer gaillardement le contenu du saladier de pâte destiné à préparer la tarte du dessert ou avaler à grosses poignées tout le fromage que j’avais râpé afin d’accompagner des spaghettis pour six personnes. Avant le repas naturellement. Prévoir des amuse-bouche, donc, pour calmer les fringales préprandiales du lascar. Une assiette de fines tranches de saucisson au poivre, quelques douzaines de cubes de comté ou de beaufort saupoudrés de sel au céleri, une grosse poignée de cerneaux de noix et un ravier de tomates cerise feront l’affaire. Il m’arrive bien sûr de préparer des amuse-bouche plus sophistiqués, tels que rouleaux de saumon fumé farcis de fromage blanc aux herbes, petites escalopes de moelle chaude sur des toasts de brioche, poêlée de crevettes grises à la brûle-doigts et autres feuilletés à la mousse de grenouille. Le Migou n’aime rien tant que manger rustique, mais il ne crache pas sur les mets raffinés non plus.

Au restaurant, il fait un convive de rêve et un client que les aubergistes s’arrachent. Non seulement il ne rechigne pas à ouvrir largement sa bourse pour ses amis momentanément embarrassés, mais il commande des menus de boyard comprenant au minimum entrée ou poisson, rôti, fromage et dessert. Le tout arrosé d’au moins deux sortes de vins, cela va sans dire. Une fois que je pataugeais dans une mare de boueuse déprime, consécutive à un manque d’inspiration lui-même compensé par un excès de remontants divers, ou inversement, il me proposa, histoire de me tirer de la boue et recharger mes batteries, de l’accompagner dans une petite virée gastronomique en Bourgogne en compagnie de Valérie, sa dernière conquête, une pétulante créature blonde dont les contours arrondis et la moue gourmande attestaient de son penchant pour les plaisirs de la table, en sus des autres. La compagne idéale, en somme, pour une escapade campagnarde avec deux gaillards pleins d’appétit, de bonne humeur et de fantaisie.

La cangue de boueuse déprime dans laquelle je me débattais commença à fondre à peine arrivés sur le boulevard périphérique et disparut complètement dès que nous eûmes rejoint l’embranchement d’autoroute en direction de Dijon. Ayant pris la route vers onze heures, nous commençâmes à avoir faim en arrivant sur Avallon. Qu’à cela ne tienne : j’y connaissais une excellente auberge située sur la nationale, où j’avais déjà plusieurs fois déjeuné avec mes parents lorsque nous descendions vers le sud pour les vacances. Le restaurant le Morvan était réputé pour son « rougeot » de canard, de fines tranches de magret séché et traité comme un jambon fumé. On y servait aussi de délicieuses matelotes d’anguille de rivière au vin de Chablis et de somptueuses entrecôtes aux échalotes, ces dernières ayant été longuement confites dans un mélange de miel, de vinaigre de cidre et d’épices. Le Migou, que la faim avait rendu quelque peu taciturne, retrouva sa langue dès le second verre du pouilly-fuissé que nous avions commandé pour l’apéritif, et ne la perdit plus jusqu’au café. A table, il est admis que les français parlent principalement des repas passés et à venir, et plus généralement de cuisine. Nous ne dérogions pas à la règle, mais ne détestions pas non plus émailler nos propos de citations tirées du répertoire des bons auteurs, depuis Talleyrand jusqu’à Pierre Dac en passant par Guitry, Allais et San-Antonio. La bonne cuisine et la bonne littérature font souvent bon ménage. Valérie, soûle comme une grive s’esclaffait bruyamment à chaque bon mot, attirant sur nous les regards flétrisseurs des tablées voisines, choqués d’être perturbés dans leur dégustation par les fous rires et les coups de gueule d’un trio de noceurs en goguette. Les clients de cette catégorie d’établissement ont parfois tendance à considérer la gastronomie comme une religion et un repas dans l’un d’eux comme une sorte de grand-messe, impliquant recueillement, sérieux et humilité. Je me suis déjà senti humble devant la perfection du travail d’un chef ou d’un pâtissier, en revanche je n’éprouve pas le moindre sentiment d’humilité face à mon assiette.

Au sortir du Morvan, une sieste s’imposait avant de reprendre la route. A l’époque, la répression de l’ivresse au volant n’avait pas encore atteint les sommets d’hystérie où elle est parvenue aujourd’hui, mais la prudence, tout autant que l’effet soporifique du pouilly-fuissé et des crus qui avaient suivi, nous commandaient de faire un break avant de reprendre la route. D’ailleurs la 2Cv de mon ami avait elle aussi besoin de se refaire une santé. Même à la fin des années 70, c’était déjà une vieille dame. Quittant la Nationale, nous trouvâmes un étroit sentier forestier bordé de talus herbeux tout à fait propices à une petite sieste réparatrice. Lorsque nous reprîmes la route deux heures plus tard, nous étions tout à fait d’attaque pour l’étape suivante. Notre projet était d’une simplicité biblique, comme tous les bons projets : faire bombance midi et soir aux meilleures tables que nous trouverions sur notre chemin, aussi longtemps que nous n’aurions pas épuisé les fonds que mettait le Grand à notre disposition. Comme il était parti avec en poche une enveloppe de gros billets à peine moins épaisse qu’un annuaire téléphonique, il y avait de la marge. Nous arrivâmes à Saulieu au crépuscule, et sous une pluie battante. Notre intention était de poursuivre vers Dijon pour faire halte dans une petite auberge dissimulée au cœur du vignoble de la Côte de Nuits, mais la vieille dame de chez Citroën ne l’entendait pas de cette soupape, et nous le fit clairement comprendre en calant subitement après avoir émis quelques raclements métalliques de mauvais augure et craché un panache de vapeur. Fort heureusement, elle avait eu le savoir-vivre de déclarer forfait à proximité d’un atelier de mécanique. Le tenancier maugréa quelque peu qu’on vienne quérir son assistance au moment de la fermeture, mais la vue d’un des grands formats tirés de l’enveloppe du Migou le rendit illico à de meilleures dispositions. Foi de garagiste, le lendemain à la première heure, ou disons celle de l’apéro, la vieille demoiselle aurait retrouvé ses couleurs et la fougue de sa jeunesse. En attendant, il fallait songer à se trouver sur place un gîte pour la nuit, et naturellement une table pour souper, l’un n’empêchant nullement l’autre...
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Message  Gobu Dim 18 Avr 2010 - 20:47

Après avoir abandonné la veille dame en carafe aux bons soins du praticien, nous entrâmes dans le premier bistrot venu pour nous désaltérer et nous enquérir auprès de l’autochtone d’un endroit où nous pourrions trouver gîte et couvert dignes de nous. Dès la seconde tournée de Ricard-tomates, le patron, mis en confiance, nous suggéra d’éviter de loger dans une des deux prestigieuses adresses locales, et nous recommanda chaleureusement un établissement plus modeste et moins onéreux, situé à moins de deux cent pas de l’endroit où notre panne nous avait échoués. Par une coïncidence miraculeuse, il se trouvait que le propriétaire en était son propre frère. Il se porta garant, la main sur le cœur, de la parfaite propreté de l’endroit, du confort de la literie, de la qualité du service, et naturellement de l’excellence de la cuisine régionale qu’on y servait. A voir la couperose de ses joues, la floraison de son appendice nasal, et le sympathique rebondi de son ventre, on sentait l’homme qui ne parlait pas à la légère.

L’établissement se nommait la Vieille Auberge. Cela nous semblait de bon augure : la longévité est souvent un synonyme de qualité. Dès la réception, d’appétissantes fragrances de cuisine nous souhaitaient la bienvenue, où dominaient l’ail et le beurre chaud. Les narines du Migou, qu’il a puissantes en dépit de son petit nez, se dilatèrent encore d’avantage, symptôme irréfutable du retour de son appétit. Qui d’ailleurs ne s’en va jamais bien loin. Fascinée, la réceptionniste le regardait déployer son mètre nonante-cinq et les épaules de débardeur qui vont avec en se frottant d’avance les mains de satisfaction. Le Migou professe – surtout après quelques verres – qu’il faut jouir des bons moments trois fois. Une première fois quand on s’y prépare. La deuxième lorsqu’on les vit. Et la troisième quand on se les remérore entre potes. Une profession de foi qui en vaut une autre.

La jeune fille de la réception avait un peu tiqué en nous voyant nous présenter avec nos bagages hétéroclites, un sac de marin pour le Grand et un vieux sac marocain patiné pour moi. Seule Valérie rehaussait un peu le lot avec son élégant baise-en-ville griffé. Cependant, le caban de mouton retourné du Migou, mon grand pardessus croisé en cachemire gris souris et même la doudoune rose fluo de Valérie la rassuraient. Nous devions bien être ce dont nous avions l’air : un trio de joyeux drilles en goguette, engeance estimable à l’appétit féroce et à la soif inextinguible, au portefeuille bien garni et au pourboire facile. Elle nous souriait derrière son comptoir.

- Bonsoir messieurs dame. Ce serait pour une nuit ou seulement pour le dîner ?
- Bonsoir mademoiselle. Ce serait pour les deux. Mais dans l’ordre inverse, naturellement.
- Euh…dans l’ordre inverse ?
- Ben oui : le dîner avant d’aller dormir.
- Ah ben ça, je vous comprends

Pouffait-t-elle.

- Je vous dis ça parce que pour le dîner, y a pas de problème, mais pour la chambre, on en a plus qu’une de libre. Vous savez on en a que cinq et elles sont appréciées. Remarquez…celle qui nous reste est une chambre à trois lits.
- Ca nous convient parfaitement, mademoiselle.

résumait le Migou. Nous montions dans la chambre au motif de nous y rafraîchir. Elle était spacieuse, propre ; elle sentait l’encaustique et la lavande. Les sanitaires, bien que rudimentaires, brillaient de mille feux. Les lits, après vérification, s’avéraient solides et confortables. Peu de meubles, mais robustes et bien cirés, une armoire et une commode bourguignonnes, une pendule morvandelle, heureusement arrêtée (sinon tout les quarts d’heures c’est carillon Westminster à domicile) une grande table de noyer en guise de bureau, même l’attendrissant motif floral lilas du papier mural et les pots de chambre de faïence dissimulés dans les tables de chevet contribuaient à renforcer le sentiment d’avoir quitté Paris et sa fébrilité pour l’apaisante hospitalité provinciale. Tout à fait ce que nous recherchions. Nous nous rafraîchissions à l’eau, au savon et à l’aide d’un ou même deux joints d’une gomme bien noire et qui donne faim.

Après nous être vêtu de frais, nous descendions l’escalier aux marches craquantes pour nous rendre à la salle à manger. Notre table nous y attendait, recouverte d’une rassurante nappe à carreaux avec les serviettes assorties. Une desserte présentait de larges tartes aux fruits et de volumineux gâteaux à la crème. Sur un râtelier de bois s’alignaient les bouteilles des crus locaux, ceux du nord de la Bourgogne viticole, vins de Chablis, de la Côte d’Auxerre, Irancy, Saint-Bris ou Chitry, ceux du Tonnerrois, Tonnerre ou Epineuil ou encore le rare vin de Vézelay. On ne cherchait pas ici à épater – et dépouiller – le chaland en étalant les grands crus de la Côte d’Or, mais à mettre en valeur le savoir-faire des vignerons de la proche région. Tout en servant du bon : ces vins-là se laissent fort gentiment boire.

C’est ce que nous confirmait la première gorgée du vin blanc de l’apéritif. Je songeais à commander un scotch, la patronne m’en dissuadait. Les spiritueux écossais, plaidait-elle, si honorables qu’ils puissent être, ne constituent pas un apéritif idéal pour la cuisine bourguignonne. Malt et beurre à l’ail ne font pas nécessairement bon ménage. Elle nous proposait à la place le vin blanc de la maison en carafe, produit sur la commune de Saint-Bris. Il faisait l’unanimité, sa fraîcheur fruitée se mariait à merveille avec la saveur rustique du saucisson sec qu’on nous avait apporté pour l’accompagner.

Tout en nous servant élégamment le vin, la patronne nous vantait les mérites de son menu du souper.

- Pour des jeunes gens comme vous, qui avez certainement bon appétit, nous avons un menu du soir très avantageux. En entrée, terrine de caille maison. Après, au choix, nous avons la douzaine d’escargots de Bourgogne, la truite aux amandes ou l’omelette aux champignons. Pour suivre, poulet au vinaigre ou entrecôte sauce vin rouge ou bien encore lapin rôti à la moutarde. Plateau de fromages et salade. Enfin, en dessert, gâteau de riz au caramel, ou tarte aux prunes, ou baba au rhum. Et nous avons une formule avec vin compris. Blanc et rouge maison à volonté, le café et la petite goutte.

- Pourquoi petite, s’il vous plaît ?

s’étonnait le Migou. Il a toujours été une âme pure, derrière sa façade un peu rugueuse.

- C’est une façon de parler, naturellement. Alors, nous prenons le menu ou nous préférons la carte ?

La carte ne manquait point d’attraits, mais décidément, le menu présentait un rapport qualité/prix imbattable. Sans parler du vin à volonté. Et allez donc pour le menu. Nous prenions chacun une entrée, un plat et un dessert différents, afin de goûter le maximum de bonnes choses. Comme tous ces mets étaient servis sur des plats, et non sur assiette en portions ridicules comme l’on fait de nos jours, nous pouvions à notre aise picorer dans chacun d’entre eux. Le Migou, naturellement, entendait s’arroger la part du lion, mais il y avait de quoi faire. L’omelette était de six œufs, la truite de la taille d’un petit requin, et quant aux escargots, de vrais bourgognes charnus et moelleux, il fallait les couper au moins en deux pour les déguster sans risquer de s’étouffer.

Il en allait de même pour les plats de résistance. L’entrecôte ne pesait pas moins d’une livre, un demi poulet reposait dans sa sauce au vinaigre pointillée d’estragon et l’on avait servi un râble entier et deux cuisses du malheureux lapin, dorées et croustillantes sous leur chapelure moutardée. L’accompagnement se composait de pommes de terre sautées aux lardons, de pâtes fraîches au beurre et d’une jardinière de légumes aux oignons grelots. La patronne, juchée derrière l’impressionnante caisse enregistreuse, nous regardait manger non sans mansuétude, tandis que la fille de salle, certainement la sœur de celle de la réception, veillait à maintenir le niveau dans nos verres et à remplir la corbeille de pain dès qu’elle était vide.

Pour les desserts, on ne se contentait pas non plus d’apporter de petites parts individuelles, que non point, il aurait fait beau voir ! La tarte aux prunes, du diamètre d’une roue de bicyclette, scintillait d’une cristalline couche de sucre, le gâteau de riz était haut comme un tambour et le baba dodu, d’une blondeur vénitienne, baignant dans un sirop embaumant le rhum brun jusqu’à l’autre bout de la salle, était coiffé d’un épais dôme de neigeuse chantilly. La patronne, décidément sous le charme, nous servait à chacun une part de chaque dessert, sous le regard indulgent des habitués ravis de voir des clients de passage mettre autant de bonne volonté à se goinfrer de la cuisine de leur cantine favorite...
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Message  Invité Dim 18 Avr 2010 - 21:06

Savoureux, vraiment savoureux ! Le sourire m'est venu aux lèvres à cette belle relation...

Remarques :
« Peu de temps après que nous avons fait (ou « eûmes fait », peut-être, en tout cas « après que » est suivi de l’indicatif et non du subjonctif) connaissance au lycée »
« A table, il est admis que les Français parlent principalement des repas passés et à venir »
« Valérie, soûle comme une grive (une virgule ici serait peut-être intéressante) s’esclaffait bruyamment à chaque bon mot »
« attirant sur nous les regards flétrisseurs des tablées voisines, choqués d’être perturbés dans leur dégustation » : comme il s’agit des tablées, je me dis qu’elles devraient être « choquées d’être perturnées » (mais je ne suis pas sûre)
« situé à moins de deux cents pas »
« Ça nous convient »
« sinon tous les quarts d’heure (et non « d’heures ») »
« Après nous être vêtus de frais »
« le gâteau de riz était haut comme un tambour et le baba dodu, d’une blondeur vénitienne, baignant dans un sirop embaumant le rhum brun jusqu’à l’autre bout de la salle, était coiffé d’un épais dôme » : la répétition se voit, je trouve

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Message  Rebecca Lun 19 Avr 2010 - 5:59

Un texte superbe, gouleyant à souhait qui emmène dans des contrées vraiment plaisantes.
Un road movie gastronomique en bonne compagnie.
Perso, ce genre de texte ça me fait rêver...:-)))
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Message  silene82 Lun 19 Avr 2010 - 11:59

Quand est-ce qu'on qu'on se fait une virée ensemble - avec le Migou, il va sans dire - ? Je le connaissais déjà par ouï-dire, et dois reconnaître que la descente ne le cède en rien à la charge utile.
Encore qu'un mien ami, long estoquefiche osseux convoité par ProAnna, avale, quand nous déjeunons de concert, d'assez roboratifs petits en-cas sous forme de cassoulets cuisse d'oie/saucisse, ou talmouses farcies de gésiers aux cèpes, en attendant le sérieux, couscous israélite, aux boulettes de foie pétries et aux trois viandes, servi dans un bénitier carolingien, les autres plats ayant semblé dérisoires. Et sans que son homéostasie générale, incluant donc la rectitude planéiforme de son abdomen, en soit aucunement affectée.
Les vins, pour être plus modestes que les excellences sus-citées, tiennent leur rang et leur partie, Gaillac de race ou Cahors râpeux, mais de bonne année, et pas trop vieux.
Un texte jubilatoire, délicieux, dégoulinant de bonnes choses...mais bon, je me répètes, tu m'excuses, hein.
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Message  Ba Lun 19 Avr 2010 - 15:49

Bien servis, ces plats convient Balzac et Rabelais.
Vers cette heure du jour les babines se retroussent et les couteaux s'aiguisent...
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Message  Invité Lun 19 Avr 2010 - 16:13

e genre de garçon à vous tirer des toiles à trois heures du matin, retour d’Auvergne profonde, histoire de casser une petite graine en bonne compagnie avant de s’aller glisser entre les toiles.
Il y a deux fois toiles en peu de mots, trouve-je.
Je lirai demain ce texte alléchant.

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Message  Invité Lun 19 Avr 2010 - 16:17

Aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours fait des petites bouffes avec le Migou. Avec des tas d’autres joyeux compagnons aussi,

y'a aussi aussi. Bon à demain.

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Message  Invité Lun 19 Avr 2010 - 18:44

Miam ! Pour moi, gougères et chablis Vaillon premier cru pour commencer !
Belle mise en bouche, Gobu. J'avais également noté les deux toiles et aussi les aussi, mais si tu m'offres un petit digestif, j'oublie... !
J'aime chez toi la générosité et l'abondance des détails gastronomiques, dans un style assez truculent. Est_ce que ça s'incrit dans un ensemble plus large ?

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Message  Invité Mar 20 Avr 2010 - 10:58

boueuse-boue-boueuse aussi.

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Message  Invité Mar 20 Avr 2010 - 11:12

Pour ma part , partant pour ta grande-bouffe.
La petite démesure qui enrobe le tout maintien le rythme alerte.

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Message  Polixène Lun 26 Avr 2010 - 8:02

Montée de cholestérol après une seule lecture, c'est bon signe ;)))
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Message  Reginelle Mar 27 Avr 2010 - 18:27

Maintenant, j'ai vraiment faim ! voilà qui a terriblement titillé ma gourmandise. J'en salive ce qui heureusement ne se voit pas dans l'univers virtuel.

Excellent Gobu. Si je n'avais crainte de paraître goulue, j'en reprendrais bien une bonne tranche.
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Message  silene82 Mar 27 Avr 2010 - 21:22

Je l'ai relu par gourmandise, c'est un pur régal.
Je ne comprends pas la raison du temps que tu utilises là, qui me gêne un peu
Nous nous rafraîchissions à l’eau, au savon et à l’aide d’un ou même deux joints d’une gomme bien noire et qui donne faim.

Après nous être vêtu de frais, nous descendions l’escalier aux marches craquantes pour nous rendre à la salle à manger.
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Message  Chako Noir Mer 28 Avr 2010 - 20:25

Savoureux, savoureux..!!!
Heureusement que je viens de manger, sinon je ne dis pas quelle cacophonie me livrerait mon estomac suite à ce festin dévoré des yeux !
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Message  Sahkti Mar 6 Juil 2010 - 7:56

Ha quel plaisir ! Belle écriture, travail soigné et histoire prenante... sans compter que ça m'a donné, faim, c'est malin :-)

Commentaire peu constructif, hum, mais que dire d'autre à part que j'ai aimé cette truculente balade ! Tu te joues bien des mots et leur donne beaucoup d'ampleur au service d'un récit habilement maîtrisé.
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Message  silene82 Mar 20 Juil 2010 - 12:36

Habibi, habibi, toi tri michan : tu nous as mis en bouche, et plus rien. Curfew. Nadita nada. Peau d'zébi. Oserai-je dire, dans ma misérable bassesse, qu'il en est de même pour qui tu sais, SJPP ? Tu en as eu des nouvelles ?
Maman et tatie émérites quand tu lisait Lui sous la couette ? Maman t'avait eu bien tard, alors, pour être à la retraite avec un prépubère...
La suite existe, déjà écrite et prête à poster, ou il faut te supplier pour que tu t'en fendes ?
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Petites bouffes avec le grand Migou (1) Empty Re: Petites bouffes avec le grand Migou (1)

Message  Gobu Lun 25 Juin 2012 - 14:54

Le charme perdurait jusqu’au digestif. Là non plus, il n’y avait pas tromperie sur la marchandise. Après que la serveuse eut nettoyé le chantier et apporté le café, présenté, comme souvent en province, dans de grands mazagrans fumants, la patronne nous faisait l’honneur de venir nous servir en personne la petite goutte, en fait une bouteille entière d’eau-de-vie blanche qu’elle abandonnait sur notre table après avoir à tel point rempli les petits verres à fond épais qu’il fallait aspirer avec précaution une partie du liquide pour pouvoir les saisir avant de se les expédier à la cosaque dans le gosier d’un seul coup de glotte. Nous portions quelques toasts, tels les hussards de l’Empereur, à nos escaliers, à nos chevaux, à nos femmes et à ceux qui les montent, antienne reprise en chœur par les deux dernières tablées de dîneurs attardés, épatés de constater à quel point ces fameux parigots tête de veau, après quelques décilitres de gnôle, perdaient toute leur supposée morgue pour brailler comme n’importe quel brave rejeton du terroir. Le parisien n’est le plus souvent qu’un provincial refoulé. C’était d’autant plus vrai pour le grand Migou, qui n’a jamais vraiment gratté la terre auvergnate qui lui colle au fond du pantalon. Inutile de dire que c’est d’un pas aussi chancelant que victorieux que nous montions les escaliers conduisant à notre chambre, à défaut de nos chevaux. Quant aux femmes, ou plutôt à l’unique représentante du genre qui nous accompagnait, c’est une affaire qui ne concerne que le Migou et moi, et naturellement l’intéressée.

Le lendemain, au petit déjeuner, on ne peut pas dire que nous ayons eu aussi fière allure. Seule Valérie, qui avait tout de même un peu moins chargé la mule que nous, faisait encore bonne figure, repimplochée et coiffée de frais, tout à fait printanière dans sa courte robe à fleurettes mauves, tenue qui témoignait d’un incurable optimisme pour attaquer une journée placée sous le signe d’une de ces grasses pluies qui font le charme de l’automne bourguignon. Le Migou m’inquiétait. Lui à qui il faut en général un petit déjeuner de travailleur de force se contentait ce matin-là d’une tasse de café et – ô hérésie – d’une grande bouteille d’eau minérale absorbée au goulot et cul sec. Il n’avait tout de même pas perdu son légendaire coup de glotte. Je voyais à son teint plombé, ses yeux injectés et surtout son mutisme tout à fait inhabituel, qu’il n’était pas vraiment dans son assiette. Le pire était à craindre.

En effet, lorsque je mis sur le tapis la délicate question du choix de l’auberge où nous prendrions notre déjeuner, il se contenta de me répondre d’une série de grognements du plus mauvais augure. Il fallait agir, et vite, sous peine de voir compromise notre escapade gourmande avant qu’elle ait réellement commencé. Comme d’habitude, ce fut la profonde sagesse féminine qui nous tira d’affaire. Entraînant le lascar par la manche, Valérie le traîna de force jusqu’à nos appartements pour une petite conversation en tête-à-tête et plus si affinités. Le Migou, même à l’article de la mort, est incapable de résister à l’attraction d’un beau regard d’azur, et encore moins d’un corsage bien rempli et d’une croupe audacieusement rebondie. La vérité m’oblige à reconnaître que la belle était particulièrement gâtée par la nature d’un côté comme de l’autre. Laissant les deux tourtereaux à leur aparté, je résolus de parcourir les rues de la ville pour me mettre en quête d’un établissement digne de nous. Non sans avoir enfilé mon pardessus et coiffé mon grand chapeau blanc histoire de faire face à la maussaderie des éléments. En vérité, je connaissais de réputation les bonnes adresses du cru, et je trimballais avec moi un guide afin de me tenir informé des dernières tendances gastronomiques, mais rien ne vaut l’expérience vécue, et je ne rentre jamais dans un restaurant avant d’avoir longuement observé sa façade et surtout déchiffré la carte qu’une législation avisée contraint le restaurateur à placarder à côté de l’entrée.

En fait, à Saulieu, nous avions le choix entre deux maisons d’excellente réputation, l’Hostellerie de la Poste et surtout la Côte d’Or, dont la direction avait été assez récemment confiée à un certain Bernard Loiseau, à qui les critiques gastronomiques s’accordaient à prédire un brillant avenir au piano. Nul à l’époque ne pouvait prévoir le drame sur lequel s’achèverait sa carrière. L’une comme l’autre affichaient des propositions propres à faire venir l’eau à la bouche, mais la carte du second semblait encore plus prometteuse, bien qu’à des tarifs nettement plus dissuasifs. Que diable, me dis-je, quand on aime on ne chipote point, surtout quand il ne s’agit pas de mes deniers, et de toutes façons, le Migou avait vu large question finances. Pas de mesquinerie entre nous, conclus-je, ce sera la Côte d’Or ou rien.

Il faut se souvenir que cette noble maison, en plus d’abriter l’une des gloires montantes de la gastronomie française, avait derrière elle une longue et prestigieuse tradition. En effet, de 1935 à 1964, son chef Alexandre Dumaine avait attiré à Saulieu, qui, en dépit de son charme provincial est loin d’être une mégalopole et un haut lieu touristique, une clientèle aussi célèbre que fortunée. Les plus grands noms du spectacle, les barons de la finance, les artistes les plus illustres et jusqu’aux têtes couronnées s’y disputaient le privilège de se faire servir l’exquise cuisine de celui qu’on surnommait le cuisinier des rois et le roi des cuisiniers. Devant l’établissement s’enchevêtraient de véritables embouteillages de limousines luisantes de chromes ou de cabriolets aux lignes effilées, tandis que le chasseur devait déployer des efforts de mémoire surhumains pour accueillir chaque client selon son rang. On sait à quel point ces gens sont chatouilleux question protocole. Je me régalai d’avance à l’idée de déjeuner à la même enseigne que Sacha Guitry, Picasso, Edith Piaf ou Orson Welles, sans parler de l’Aga Khan ou du Prince de Monaco. Je ne doutais pas que le Migou, pas snob pour un rond mais tout aussi féru d’Histoire que moi, ne serait pas insensible à cette flatteuse promiscuité, dût-elle lui coûter le triple de ce que nous aurions payé ailleurs. L’Histoire n’a pas de prix.

M’en retournant vers notre hôtel, je les vis venir vers moi, se tenant la main tels deux amoureux. La pluie avait cessé, et un viril vent du nord-ouest avait nettoyé le ciel de son tapis de nuage, ce qui me paraissait d’excellent augure. Le Migou avait repris des couleurs et s’était même rasé, ce qui prouvait qu’il avait aussi repris du poil de la bête. Si je puis dire. Il ne reste jamais longtemps sur une défaite, et il aurait fait beau voir qu’il sautât le déjeuner juste à cause d’un dîner un peu trop arrosé. Le gaillard en a vu d’autres et son foie aussi. Quant au mien je le traitais par le mépris. Je le payerai sans aucun doute tôt ou tard, mais à moins de trente ans, plus tard, c’est jamais. Durant ma promenade exploratoire, il avait réglé la note de la Vieille Auberge, étonnamment clémente en regard de la qualité de l’accueil et de l’abondance des prestations liquide et solide. Tant mieux, songé-je, la facture du midi lui semblera moins douloureuse. Le Migou ne rechigne guère au débours, mais en bon auvergnat il entend en avoir pour ses sous.

Il n’était que onze heures du matin, nous avions au moins une heure à perdre avant de poser nos fesses au restaurant. Nous en profitâmes pour aller poser nos bagages dans le coffre de la voiture, histoire de vérifier si le garagiste était un homme de parole. Il l’était, car il nous garantit, avec des trémolos dans la voix, qu’elle était désormais apte à nous conduire sans défaillance jusqu’au bout de la terre, ou tout au moins jusqu’à la Côte d’Or, objectif principal de notre expédition. Non sans réclamer une substantielle rallonge, le garagiste est le même d’un coin à l’autre de l’hexagone. Notre flânerie apéritive ne nous conduisit pas plus loin que le bistrot où nous avions pris l’apéro la veille, c’est-à-dire juste en face. A peine entrés, le patron, qui avait reconnu les trois joyeux drilles qu’il avait renseignés, nous demanda notre avis sur l’établissement tenu par son frère. Nous lui assurâmes que tout s’était passé pour le mieux, non sans le remercier de nous avoir communiqué une adresse si hospitalière, ce qui nous valut illico une tournée gracieusement offerte par la maison, que nous nous empressâmes de renouveler, bien lui montrer que le parigot tête de veau a des usages.

- Et où ces messieurs dames comptent-ils déjeuner ? Vous n’allez tout de même pas reprendre la route le ventre vide !
- Et puis quoi encore, manquerait plus que ça, s’esclaffa le Migou, qu’est-ce que tu nous a déniché comme gargote pour le déjeuner, Gobu ?
- Je crois qu’on va s’offrir un peu de luxe et de volupté. A la Côte d’Or.
- A la Côte d’Or ? siffla le tenancier, ben mazette, ces messieurs dames ont les moyens ! Mais vous le regretterez pas. Chez mon frère, la bouffe est bonne, mais chez M’sieur Loiseau, c’est de la dentelle.
- Ah bon, vous connaissez ?
- Dites, on habite pas à côté du Paradis sans goûter à la pomme. J’y ai emmené ma bourgeoise y a six mois, pour nos noces de perle. Qu'est-ce que vous croyez, trente ans à se supporter sans presque jamais se foutre sur la gueule, ça vaut bien de casser sa tirelire pour s’offrir un gueuleton de baron.
- Et…résultat des courses ?
- N’ayez point de souci et allez l’estomac en paix, jeunes gens. Vous allez vous régaler.
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Message  Invité Lun 25 Juin 2012 - 16:35

hey, tu vas pas nous laisser aux p'tits fours...

J'aime bien ce projet au passé et ses vérités au présent. ça s'appelle manier la langue.

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Message  Invité Lun 25 Juin 2012 - 16:40

La vérité m’oblige à reconnaître que la belle était particulièrement../.. En vérité, je

toctoc

et aussi En vérité ../.. En Fait.

double toctoc vrillé

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Message  Invité Lun 25 Juin 2012 - 16:42

Seule Valérie, qui avait tout de même un peu moins chargé la mule que nous, faisait encore bonne figure, repimplochée et coiffée de frais, tout à fait printanière dans sa courte robe à fleurettes mauves, tenue qui témoignait d’un incurable optimisme pour attaquer une journée placée sous le signe d’une de ces grasses pluies qui font le charme de l’automne bourguignon.

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Message  Invité Lun 25 Juin 2012 - 16:48

à qui les critiques gastronomiques s’accordaient à prédire un brillant avenir au piano.
à qui les critiques gastronomiques prédisaient, unanimes, un brillant avenir au piano. par exemple

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Message  Invité Lun 25 Juin 2012 - 16:52

Non sans réclamer une substantielle rallonge, le garagiste est le même d’un coin à l’autre de l’hexagone.

fait un peu pavé dans la mare, n'hésite pas à accoler la digression dans la phrase qui précède, c'est jouable.

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Petites bouffes avec le grand Migou (1) Empty Gobu ressuscité ?

Message  silene82 Mer 27 Juin 2012 - 7:06

Le moins qu'on puisse dire, vieux frère, c'est que tu nous as tenus en appétit ; et j'espère qu'avec ta perversité bien connue, la prochaine livraison n'aura pas lieu en 2014.
Goutu, et le mot est faible. Mais j'attends la suite, avant de dithyramber...
Biz tou plin
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Message  Gobu Lun 2 Juil 2012 - 13:59

Avant d’entrer dans le saint des saints, je vérifiai du coin de l’œil la tenue de mes deux commensaux. La robe fleurie de Valérie, outre qu’elle mettait en valeur ses courbes opulentes et ses jambes à la chair ferme et drue, s’accordait à merveille avec le petit imperméable blanc et le béret assorti posé en biais sur sa blondeur coupée à la garçonne. Banco de ce côté-là, pas un restaurateur au monde n’eût refusé de bailler l’entrant à si coquine allégorie de la gironde petite parisienne. Le Migou, lui, affichait une élégance résolument campagnarde, pantalon de velours côtelé, polo sombre à col roulé et veston de tweed à carreaux, mais l’ample foulard de soie brodé négligemment noué dans l’échancrure de la veste, ses robuste chaussures à surpiqûres soigneusement cirées et sa casquette anglaise donnaient à sa mise un cachet qui fleurait bon son hobereau provincial. Quant à moi, j’avais anticipé le coup dès le matin, et, sous le pardessus de cachemire gris souris un peu trop chaud pour la saison que je portais ouvert – la pluie avait cessé – j’avais enfilé un complet croisé bleu marine à rayures bordeaux, une chemise saumon à rayures ton sur ton au col agrémenté d’une cravate bleu nuit à petits points pourpre, et mes fines bottines noires, que j’avais passé dix minutes à lustrer au crachat nicotiné, brillaient comme le regard d’une collégienne en présence du fantôme d’Elvis. Pas de doute, nous étions dignes de pénétrer la tête haute dans le sanctuaire.

Y trouver une table libre serait peut-être plus aléatoire. Le week-end ou même le soir en semaine, sans réservation, il n’ y fallait point songer, même en rêve, mais je m’étais dit que le midi, c’était jouable. J’ai toujours été un incurable optimiste.

- Trois couverts ? Mais certainement, Madame et Messieurs. Si vous pouviez avoir la bonté de me confier vos manteaux et vos couvre-chefs, notre maître d’hôtel sera honoré de vous conduire à votre table.

L’accueil très Vieille France ne déparait guère les traditions de la maison. C’est tout juste s’il ne nous avait pas donné du gente dame et nobles sires. Le ton y était, en tous cas. Dans l’entrée abondamment fleurie, le portrait encadré d’or d’Alexandre Dumaine nous souriait avec bonhomie sous sa moustache de maquignon, en attendant qu’y figure celui du chef en exercice, ce qui n’aurait su tarder, compte tenu de la proverbiale modestie des grands virtuoses du fourneau. On nous avait placé à une table située à proximité de la grande verrière qui s’ouvrait sur le jardin, plus luxuriant encore que l’entrée. Plusieurs autres tablées avaient déjà ouvert le bal. Au tombé des costumes des messieurs et à l’éclat des bijoux des dames, on se rendait compte que la clientèle était dans le ton de l’établissement. Contrairement à ce qui s’était passé au Morvan, les messieurs parlaient haut et les dames riaient avec conviction à leurs saillies. On sentait tout ce beau monde satisfait de son sort et bien décidé à le faire remarquer. Ce n’était pas pour nous déplaire : un déjeuner, fût-il somptueux, ne devrait jamais ressembler à un rendez-vous de conspirateurs.

Le service était à la hauteur, en tous cas. A peine étions-nous installés que le maître d’hôtel nous tendait carte et livre de cave, tandis qu’un serveur disposait prestement d’alléchants petits pains sur des assiettes monogrammées et du beurre certifié d’origine par de petites étiquettes, dans des coupelles d’argent. Pour l’apéritif, on nous proposa l’élixir maison, un kir royal, naturellement, au crémant de Bourgogne de grande marque et à la crème de mûres. Va pour l’élixir et qu’avons-nous après ? J’avais déjà pu avoir un aperçu de la carte, mais le maître d’hôtel se fit un devoir de nous réciter la litanie des suggestions du jour, et en particulier le menu de six services qui faisait la fierté de la maison. Depuis que Bocuse et Troisgros avaient lancé le mouvement, la moindre gargote s’enorgueillissait de proposer un menu-dégustation, avec pour principal avantage de fourguer les fonds de frigo en portions inversement proportionnelles au prix demandé. Dans un établissement de ce niveau, il devait en aller autrement. Banco pour le menu dégustation, et envoyez le sommelier qu’on cause un peu bibine, trancha le Migou, en termes plus choisis, naturellement.

La liste des vins donnait le tournis. On avait du mal à distinguer les millésimes des prix, comme dans le fameux sketch de Popeck chez Maxim’s. Par bonheur, je connaissais mon affaire, et j’eus tôt fait de dénicher dans cette forêt d’appellations plus ébouriffantes les unes que les autres, les flacons qui accompagneraient dignement le repas sans pour autant mettre à sec le budget de notre virée. En blanc, j’avais opté pour un Meursault Charmes, fort jeune, mais au pedigree irréprochable, et en rouge, pour un Chambolle-Musigny « Les Amoureuses » nettement plus âgé, mais dans un millésime moins coté, ce qui le rendait abordable. Le sommelier me félicita pour ce choix, ajoutant qu’il s’agissait là d’un des meilleurs rapports qualité-prix de la carte.

Il était temps de passer aux choses sérieuses, non sans avoir commandé une seconde tournée de bulles à la mûre, nos verres étant vides et les amuse-bouche ayant fait leur apparition. En plus des menus à rallonge, la mode avait imposé aux restaurateurs à la coule de servir en avant-première une ribambelle de minuscules bouchées artistiquement présentées pour accompagner l’apéritif. Certains poussent d’ailleurs le bouchon très loin. Un couple d’américains en compagnie de qui je soupais un soir dans une de ces maisons étoilées, crut, à l’issue de ce défilé de délices, que le repas était terminé. Je dus leur expliquer qu’il n’avait pas encore commencé. Il fallut l’arrivée de l’entrée pour les convaincre que je ne me payais par leur tête. Cette fois-ci, on ne nous servit qu’un mini-feuilleté de grenouilles avec une crème de persil, et une fine tranche de foie gras poêlé juché sur une figue rôtie. Pas de quoi nous colmater la soute, surtout celle du Migou qui commençait à gronder de faim.

Heureusement, on amenait déjà la mousse de bécasse aux raisins muscats, onctueuse et bien poivrée. Elle était suivie d’un petit gratin d’écrevisses au chablis, dans une diabolique sauce au fumet des carapaces, à laquelle le cognac du flambage apportait son subtil mordant. La bouteille de Meursault était vide et le Migou s’apprêtait déjà à commander sa petite sœur. Le sommelier, appelé à la rescousse, l’en dissuada. Le plat suivant, l’une des créations déjà renommées du nouveau chef, était un pavé de sandre à la peau croustillante et aux échalotes, servi avec une sauce au vin rouge qui épouserait avec volupté le Chambolle-Musigny que j’avais choisi. Par respect envers son âge déjà respectable, le sommelier l’avait décanté dans une carafe à fond évasé, d’où il nous en servit précautionneusement de petites quantités dans les grandes tulipes de cristal où il aurait plus ses aises. Avant que nous y portions les lèvres, il ne manqua pas de le goûter avec la gestuelle et les mimiques de rigueur, pour nous rendre son verdict non sans préciosité.

- Encore très nerveux malgré son âge. Belle attaque de fruits rouges, framboise et mûre. Tanins très fondus et soyeux. Subtile finale boisée. Il sera parfait jusqu’à la fin du repas.
- S’il tient jusque là, maugréa le Migou qui ne détestait pas le protocole à condition qu’il ne l’empêchât pas de siffler son godet.
- Que Madame et Messieurs n’aient point d’inquiétude, il nous en reste encore quelques bouteilles en cave.

Ainsi rassurés, nous dégustâmes à notre tour. Le vin, qui avait avec le vieillissement pris une couleur plus ocrée que du temps de sa rubiconde jeunesse, était en effet délicat et richement bouqueté. Il faisait parfaitement la paire avec le sandre, dont la sauce profonde semblait se fondre avec ses arômes. Lorsque fut présentée la suite, la bouteille était déjà dangereusement entamée, et je compris qu’il nous en faudrait faire le deuil avant la fin du déjeuner. Qu’importait. Comme nous le disait si pertinemment Mme Roberte, l’épicière de la rue Mouffetard, nous étions de ceux à qui il faut leur litron. Au moins.

Pour le plat suivant, Bernard Loiseau avait choisi de rendre hommage au grand prédécesseur dont la bouille réjouie égayait le vestibule. Les cloches d’argent soulevées avec un parfait synchronisme par deux serveurs révélaient l’un des plats emblématiques d’Alexandre Dumaine, des suprêmes de poularde à la vapeur, dans une sauce aux truffes et à la crème, accompagnée de pâtes fraîches, une variante de la poularde demi-deuil de la Mère Brazier à Lyon dont le monde entier venait se régaler. Et même le demi-monde. Un vin blanc aurait peut-être mieux convenu avec ce mets raffiné, mais le Grand pensait, à l’instar du Béru de San-Antonio, que seul le vin rouge était vraiment du vin. Nous tordîmes donc le cou à la bouteille et nous retrouvâmes en panne pour le fromage.

- Qu’à cela ne tienne, lâcha le Migou en faisant signe au sommelier, on va goûter un autre cru. Trouve-nous quelque chose de plus musclé pour le frometon. Ce pinard des Amoureuses ne manquait pas de charme, mais je l’ai trouvé un peu faiblard des cuisses.
- On devrait se rabattre sur un Côtes du Rhône. J’ai repéré un Gigondas qui devrait faire l’affaire.

Le sommelier tiqua un peu de nous voire commander un vin si corsé et plutôt rustique après la délicatesse du bourgogne, mais après tout le client est roi, et de surcroît, pour le fromage, il valait mieux un breuvage capable de supporter le choc d’un Chaource fait à cœur ou d’un Epoisses au bord de la fugue.

Le chariot présentait un véritable florilège de l’artisanat fromager de France, mais nous nous contentâmes d’un échantillonnage de variétés bourguignonnes, accompagné d’un succulent pain aux noix encore tiède. Il faut savoir rester raisonnable et garder une petite place pour le dessert. Pour ce dernier, on donnait le choix entre une assiette de sorbets et de fruits, un mille-feuille au praliné et un soufflé au guanaja Bernachon à commander en début de repas. Inutile de dire que nous avions comme un seul homme commandé le soufflé. Les fruits, ça passe au petit déj pour se donner du tonus, mais pour clôturer dignement un balthazar de ce calibre, rien ne valait Sa Seigneurie le Chocolat, surtout d’une si noble provenance. La maison Bernachon de Lyon fournissait depuis des décennies le Gotha des grandes tables françaises, et la qualité de ses chocolat de couverture lui valait l’admiration des connaisseurs les plus exigeants. On peut juger le talent d’un entremettier sur ses soufflés, et ceux là étaient incontestablement l’œuvre d’un maître. Parvenir, simplement avec des œufs, du sucre, du beurre, un peu de farine et quelques carrés de chocolat, à réaliser ce rêve aérien et parfumé à l’enveloppe délicatement croustillante, relevait de la sorcellerie. Au Moyen-âge, on en avait brûlé pour moins que ça. De nos jours, on leur offre des ponts d’or pour régaler des convives souvent blasés qui te torchent ça en pensant aux fluctuations du Dow Jones ou à la pension alimentaire qu’il leur faudrait lâcher pour leur future ex-femme. Ce n’était point notre cas, et Valérie, qui avait le bec plus sucré que le métabolisme d’un diabétique, félicita le maître d’hôtel pour cette merveille avec tant de gratitude dans l’azur de son regard qu’on nous en servit un second à peine quelques minutes plus tard, avec les compliments du pâtissier. On savait vivre, palsambleu, dans cette cantine, et je pouvais voir au teint fleuri du Migou et à sa faconde définitivement revenue, qu’il avait pris son rythme de croisière. A preuve :

- Qu’on fasse rrouler charriot digestifs et aporrter cave à cigarres, lança-t-il avec forrt accent rrusse comme on nous servait le café, sous l’œil indulgent du serveur qui en avait entendu d’autres.

Il va de soi que dans un établissement de ce niveau, le café devait être choisi sur une carte qui ne comportait pas moins de dix variétés différentes. Ce n’étaient que Blue Mountain de Jamaïque, Maragogype du Mexique et autre Moka du Harrar, sans parler des tisanes, infusions et décoctions destinées à flatter les palais les plus excentriques. Nous nous étions contentés de commander des doubles expresso à l’italienne, le plus serré possible, pour combattre la somnolence qui risquait de suivre de telles agapes. Comme il se doit, le café était accompagné de petits fours ravissants, tartelettes multicolores minuscules, éclairs pas plus grands qu’un demi-doigt et Paris-brest microscopiques, et d’un présentoir à trois étages d’orangettes, de truffes et de palets au café dont Valérie et le Grand firent table rase avec voracité. Quant au chariot de digestifs, il présentait un éventail d’eaux-de-vie et de liqueurs suffisamment abondant pour mettre sur le flanc une noce cosaque. Sur les conseils du sommelier, nous optâmes pour un vieux marc de Nuits-Saint-Georges qui datait encore du temps de Monsieur Dumaine, sauf Valérie qui préféra continuer à se sucrer le bec avec une délicate liqueur de framboise. C’est avec aux lèvres un Montecristo N°1 que nous rejoignîmes la vieille dame de chez Citroën, le cœur en fête et l’estomac plein à craquer, après que le Migou ait, d’un geste de boyard en goguette, lâché sur le plateau d’argent de l’addition une forte pincée de grands formats, abandonnant la monnaie au personnel. Fouette cocher et en route pour la Bourgogne des Grands Crus !
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Petites bouffes avec le grand Migou (1) Empty Re: Petites bouffes avec le grand Migou (1)

Message  Lucy Lun 2 Juil 2012 - 19:12

Voilà qui met l'eau à la bouche, et c'est pas à coup de "I can't believe it not butter", de crème de Marshmallow ou de "Cheez whiz" que ça va faire passer tout ça.

Ça donne des envies de "trip" façon retour aux bercailles pour faire bombance en bonne compagnie. Vais, de ce pas, me venger sur le petit foie gras en boîte toléré par Poste Canada histoire de faire bonne figure.

Lecture très plaisante, Maître Gobu ! Faut croire que c'est une habitude, chez vous. ^^
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Petites bouffes avec le grand Migou (1) Empty Du Gobu grand cru

Message  silene82 Mar 3 Juil 2012 - 19:52

C'est un régal à lire, comme à peu près toujours chez toi. Mais c'est plus que ça ; quelle compétence accumulée dans cet art si français de la table, avec ses codes, ses bijoux cachés, ses saveurs innombrables, toutes liées à un terroir, et quel, puisque pas un endroit de France qui n'en soit un, sauf pour le vin. Encore que de la vigne mûrie à l'ombre des terrils me semblerait, au moins, douteuse.
Qu'attends-tu, bien-aimé frère, pour concocter un tour de France gourmand actuel que tu trousserais de ta belle manière, et qui se vendrait à foison ?
En tout cas, habibi, c'est dur de parler de cuisine après toi. Je risque de me rabattre sur le récit du ragoût de chameau coriace à la halte d'une méharée exténuante. Le breuvage, étant, comme de juste, un thé élégamment constellé de sable.
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Message  lol47 Mer 4 Juil 2012 - 9:40

Présent sur la page 1 en permanence, enfin je me suis décidé à lire. Pourquoi pas plus tôt ? A cause du titre qui ne m’attirait pas des masses.
A la première impression, tout se suite m’est venue une réminiscence d’une lecture de Zola et de son «  Ventre de Paris »  ouvrage dont à l’époque j’avais dégusté la lecture avec goinfrerie.
Sans qu’il n’y ait pas un rapport vraiment proche d’ailleurs.
Je ne reviendrai pas sur les commentaires précédents qui disent assez justes le ressenti à ton texte.
Ce que j’ai remarqué, c’est l’implication véritable de l’auteur, sa fantaisie à raconter, et tout le travail qu’il a dû produire avant de nous livrer ce morceau de choix ( documentation etc..).
L’écriture n’est pas redondante, tout à fait claire à lire. Pas de fausses notes qui ne viendraient traduire l’a peu près. C’est documenté, précis.
Un texte solide.
Quand bien même, ce n’est pas ma littérature préférée, j’ai pris beaucoup de plaisir à te lire.

Au fait, connais-tu les couilles du pape ? C’est une variété de figues qui convient à merveille à la confiture.

L’histoire des couilles du Pape

En l’an 822, une certaine Jeanne de Borgia se serait grimée pour suivre son amant de Cardinal.
Quelques années plus tard, elle fut élus Pape avant d’accoucher d’une petite dans les rues de Rome. D’où la légende de la Papesse Jeanne.
En 1305, lors de l’élection de Clément V (Pape aux traits efféminés, le sacré collège afin de ne pas commettre d’erreur, le fit asseoir sur un trône percé.
Un cardinal était chargé de constater ses attributs, déclamant en latin devant le concile :
« Il en a une belle paire et elles sont bien pendante comme nos figues ! »
C’est pour cette raison que les botanistes ont nommés les figues dès le 14eme siècle.


Je te raconte ça car j'aurais bien vu le grand Migou raconter cette histoire en s'empiffrant...
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Petites bouffes avec le grand Migou (1) Empty Petites bouffes avec le grand Migou (1)

Message  Invité Jeu 5 Juil 2012 - 4:04

Un morceau de choix qui tient les papilles en éveil jusqu'au bout. Des réminiscences et autres curiosités...

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Message  Janis Jeu 5 Juil 2012 - 14:44


Ah je ne regrette pas les trois ou quatre quarts d'heure qu'il m'a fallus pour tout lire !

Très agréable, une belle écriture juste chargée comme il faut, j'adore les clichetons ironiques et j'admire le travail d'artisan, aussi, qu'on devine sans que cela pèse un poil.

Voilà une excellente entrée, qu'on apporte les sangliers, parbleu !
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Message  Invité Ven 6 Juil 2012 - 18:12

L'écriture est superbe et rappelle le lyrisme gastronomique de Perigo Legase
Mais mon passage préféré est tout de même celui-ci, qui fait de ce long poème en prose, un texte engagé :o)
"A l’époque, la répression de l’ivresse au volant n’avait pas encore atteint les sommets d’hystérie où elle est parvenue aujourd’hui"

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Message  Lucy Mar 10 Juil 2012 - 22:41

Gobu, cela te dérangerait-il si je lis l'incipit de ton texte à quelques personnes ?
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Message  Sahkti Mar 10 Juil 2012 - 22:45

Voilà qui se lit avec délectation ! Depuis le début de ce récit, je savoure la qualité de ton écriture, sa maîtrise, le choix des mots et cette suite ne me déçoit en rien, tenant le bon fil question rythme et tonalité générale. Et puis cette manière de raconter, y a pas à dire, on s'y croirait, on voit, on entend... Un régal !
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Message  Legone Mer 1 Aoû 2012 - 21:04

Je vais prendre le temps de bien me préparer comme pour un gueuleton et je sens que je vais savourer. Parce qu'elle a l'air fameuse ta tambouille. Miam !
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Message  CROISIC Sam 4 Aoû 2012 - 13:07

Lu en son temps ! Apprécié à sa juste valeur. Pas exprimé car timide à l'époque.
Toute la saveur de ce texte est intacte ainsi que ton talent indéniable mon cher Gobu ! Tout le plaisir est pour moi.
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Message  Gobu Mar 7 Aoû 2012 - 18:35

Comme le rappelait fort à propos le Théorème du Migou : « Le bon moment trois fois fêteras. La première pour l’espérer, la suivante pour en jouir, la dernière pour honorer son souvenir ». Pas moins.

C’est fort de ces bases théoriques que nous refîmes tout le repas dans la deuche, bercés par l’inimitable ronronnement du moteur Citroën, le si caractéristique tangage de la suspension et le vivifiant friselis du vent de la course filtrant au travers des interstices de la capote. Il s’agissait de ressusciter chaque bouchée de délices ou chaque gorgée de nectar. Pour ne pas perdre, bien sûr, le souvenir de ce fulgurant accord entre la verdeur fruitée du Meursault et le gras onctueux au parfum de muscade de la mousse de bécasse. Pour prolonger l’harmonie entre le bouquet boisé du Chambolle-Musigny et l’acidité concentrée de la sauce au vin du sandre. Pour conserver encore, ne fût-ce qu’à l’esprit, la sensation de la mousse s’évanouissant sous la langue dans une vapeur chocolatée, après avoir croustillé sous la dent. Mais pas seulement. Pour nous, un repas n’était jamais uniquement une petite bouffe. Le Migou savait apprécier à sa juste valeur de déjeuner – le maître d’hôtel avait été formel – à la table même où Winston Churchill, Orson Welles et même Frédéric Dard avaient eu leurs habitudes du temps du grand Dumaine. Et il espérait avoir été à la hauteur de ces trois redoutables fourchettes. De ce point de vue là, pas d’inquiétude à avoir. Je suis certain que le Migou, un jour de grande forme, aurait pu se mesurer à Welles lui-même, capable d’engloutir dans le même repas une bourriche d’huîtres, deux poulets rôtis et un porcelet entier. Sans parler des grands crus par magnums. Il y faut de l’estomac, en plus des moyens, cela va sans dire.

Nous évoquions le raffinement tout à fait français du service, la munificence de la décoration florale, l’éclatante blancheur du linge de table brodé, les délicates attentions qui se multipliaient tout le long du repas, la science du sommelier, la distinction du maître d’hôtel, la dextérité des chefs de rangs, le talent des cuisiniers et même le sourire mutin de la préposée au vestiaire qui nous avait restitué nos effets. Tout cela relevait à l’évidence d’une intelligente approche commerciale : plus le client a le sentiment d’être dorloté, plus il lui vient l’envie de revenir. Mais à ce point cela devient de l’art, et il n’est pas étonnant que les corps de métiers à l’œuvre dans de tels endroits rivalisent de persévérance pour décrocher la distinction suprême, le titre jalousement envié de Meilleur Ouvrier de France. Car on peut devenir M.O.F. cuisinier ou pâtissier, naturellement, mais aussi sommelier, maître d’hôtel ou même boulanger. Assis à l’arrière, je roulais un cône pour prolonger la douce rêverie qui s’empare de l’âme à de telles évocations, le Migou entonnait une chanson de corps de garde que j’accompagnais volontiers à la guitare avant de passer à plus sérieux, tandis que dans les yeux de Valérie, extatique, scintillaient comme des rêveries de chocolat. On peut être plus malheureux.

C’est dans cet état d’esprit que nous parvînmes, au train de sénateur qu’on imagine, en vue de Dijon. Entre cette ville et Saulieu, il n’y a guère plus de soixante-dix kilomètres, mais nous comptions pousser un peu plus loin, aux confins de la Côte de Nuits et plus précisément à Fixin, où je connaissais un établissement tout à fait propice à nous servir de point de chute pour écumer la Bourgogne gourmande. L’Hôtel-restaurant « Chez Jeannette », que je fréquentais depuis plusieurs années en compagnie de mes parents ou d’autres équipiers de table de l’acabit du Migou, s’enorgueillissait de pas moins de trente mille couverts par an et plus de dix mille nuitées pour une pratique composée principalement d’habitués, dont au moins cinquante pour cent de belges, un peuple qui ne crache ni sur le confort ni dans son assiette. Si l’endroit n’avait strictement rien à voir avec la prestigieuse maison où nous avions déjeuné, il se rattrapait question convivialité et discrétion. J’avais pris la précaution de réserver la veille, l’endroit étant le plus souvent surbooké. Le patron, ainsi prévenu de notre arrivée, nous accueillait à bras ouverts dès l’entrée, ce qui ne manquait pas d’impressionner mes deux complices. M. Gerber, le maître des lieux, était un de ces personnages de haulte graisse tout droit échappés d’une fresque de Rabelais. Qui n’a pas connu M. Gerber ne sait pas vraiment ce qu’est un aubergiste de campagne. Grand, gros, le teint fleuri, la bouche vermeille et le timbre chaleureux, il faisait irrésistiblement penser à Raymond Devos, ressemblance encore accentuée par les grosses lunettes d’intello à monture d’écaille en équilibre sur son appendice nasal d’un cramoisi tout à fait régional. Comme le proclame avec un certain panache la chanson : « Quand je vois fleurir ma trogne, je suis fier d’être bourguignon » une profession de foi dont il eût pu sans déchoir faire sa devise.

Rien ne ressemble plus à une chambre d’hostellerie de province qu’une autre chambre d’hostellerie de province. Celle prévue pour trois personnes que nous avait attribuée notre hôte ne différait de la précédente que par l’espèce des fleurettes de la tapisserie murale, la couleur de la courtepointe des lits et surtout le paysage qu’on y découvrait de la fenêtre. De celle de Saulieu, on ne pouvait admirer que la quincaillerie d’en face, tandis que celle-ci s’ouvrait largement sur les rangs de ceps de pinot noir montant à l’assaut des coteaux du vignoble de Fixin, un spectacle autrement plus propre à réjouir le cœur et ranimer la soif de l’honnête homme. Et même des autres. A Dijon existait jadis un établissement mythique où les chambres étaient équipées de robinets fournissant à volonté vin rouge ou blanc, dont la quantité consommée, mesurée par un compteur, était ensuite facturée sur la note. La nôtre ne présentait hélas pas cette commodité, mais je savais par expérience que la richesse de la cave compenserait à merveille cette petite lacune.

Suite à un déjeuner tel que celui que nous avions pris à Saulieu, le bon sens comme la Faculté auraient dû nous inciter à faire l’impasse sur le dîner, ou tout au moins à nous contenter d’un bol de soupe arrosé d’une tisane avant de nous mettre au lit pour récupérer. Et puis quoi encore ? On n’était pas là pour rigoler, par Sainte Marthe, patronne des cuisiniers. Et c’aurait été compter sans les surprenants pouvoirs régénérateurs de l’action combinée du vivifiant climat d’automne bourguignon, les vertus régénératrices d’une bonne promenade à travers les vignes et surtout d’une petite dégustation au frais sous les voûtes de l’un des plus estimables chais de la région. Les choses sérieuses commençaient à peine. Nous rentrions dans le vif du sujet : goûter le maximum de crus de cette Côte de Nuits qui produit parmi les plus grands vins rouges du monde. Sur les conseils avisés du sage M. Gerber, nous avions donc débuté la séance par une balade au hasard des chemins qui serpentaient entre les différents clos de l’appellation Fixin, admirant au passage l’élégance des robuste maisons bourguignonnes de propriétaires coiffées de toits d’ardoise en pente et l’alignement des rangs de ceps striant les coteaux verdoyants.

Après avoir ainsi rechargé de vert nos batteries, un coup d’aile de notre vieille dame du quai de Javel nous emmena sans mollir à Vosnes-Romanée, où je connaissais un vigneron, Robert Arnoux, propriétaire d’un domaine de 13 hectares produisant au moins une quinzaine de crus différents. Nous étions ici au cœur du cœur de la Côte de Nuits, entre des appellations qui font briller les yeux des amateurs et palpiter le cœur des négociants en vin. En Bourgogne, on a eu coutume d’accoler au nom du village celui du cru le plus renommé de la commune. C’est ainsi qu’on a associé à Vosnes le nom de la Romanée, un cru dont la seule évocation donne des frissons aux connaisseurs. Mais on était à un jet de pierre de sa seigneurie l’Echézaux, du célébrissime Clos de Vougeot ou encore du divin Musigny, selon moi le plus grand vin rouge du monde.

Robert Arnoux était vraiment un vigneron à l’ancienne, avec son sarreau bleu de paysan et sa casquette de toile assortie, la botte de caoutchouc empesée de la riche terre à laquelle il consacrait toute son énergie, la main calleuse, la gauloise maïs éternellement vissée au coin du bec, et dans ses yeux bleu la finesse et la générosité de générations de paysans au service de la plus noble des causes. L’entendre parler de ses différentes cuvées était un plaisir dont je ne me lassais jamais, et quant au Migou et à Valérie, ils écoutaient bouche bée, les bras ballants, le regard éperdu, cet artisan d’un autre âge qui leur racontait la plus merveilleuse des histoires, celle du raisin et de l’alchimie qui le transmute en vin.

Le gaillard ne manquait pas non plus d’humour. A ma mère qui lui demandait lesquelles de ses bouteilles il lui conseillait d’acheter, il répondait ainsi :

- « Ca dépend si vous avez une petite ou une grande soif, chère madame.
- Euh, balbutiait ma chère maman, c’est quoi une petite ou une grande soif ?
- Eh bien une petite soif, c’est si vous vous vous contentez d’une bouteille par jour. Une grande soif, c’est au moins trois quatre bouteilles. Si vous n’avez qu’une petite soif, vous pouvez prendre mon Vosnes Romanée, mon Vougeot ou mon Nuits Saint Georges. Bien sûr, si vous avez une grande soif, je vous conseillerais plutôt mon bourgogne pinot et de réserver les grands crus pour les grandes occasions. »

Fermez les guillemets. Et tous ça en roulant les « r ». Puis nous dégustions. Pas question qu’il nous propose noix, cubes de fromages ou rondelles de saucisson pour accompagner la dégustation, comme procèdent d’aucuns margoulins du négoce ou producteurs indélicats – il y en, au grand dam des vignerons honnêtes – pratique borderline n’ayant d’autre but que de casser la bouche pour rendre flatteuse la plus vulgaire des piquettes. Nous dégustions d’abord ses vins de soif, bourgogne pinot et côtes de nuits, remarquables de légèreté et de fraîcheur. Puis nous dégustions ses appellations de climat, Nuits Saint Georges, Vosnes-Romanée, Vougeot ou Chambolle-Musigny. Enfin nous terminions en apothéose par les plus beaux fleurons de sa cave, Vosnes-Romanée 1er cru « Les Chaumes », Nuits Saint Gorges 1er cru « Corvées Paget », Clos de Vougeot, et enfin l’incomparable Echézaux. Nous faisions tourner le nectar dans nos verres, sur le dessus d’un tonneau comme il nous l’avait montré, nous le mirions longuement pour en apprécier les nuances rubicondes, nous le respirions narines déployées pour nous imprégner de ses bouquets de fruits, avant de le goûter précautionneusement en faisant longuement tourner la goulée en bouche pour en extraire la quintessence des arômes. Bien sûr, nous étions sensés rejeter chaque gorgée dans le seau de sable prévu à cet effet, mais allez recracher un Nuits Saint Georges 1er cru ou un Clos de Vougeot ! La fraîcheur des voûtes, la sapidité du vin, l’éloquence du vigneron, tout contribuait à nous faire oublier cette élémentaire précaution. Et après ? On ne vit qu’une fois, même si l’on n’a aussi qu’un foie !
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Message  Lucy Mer 15 Aoû 2012 - 18:58

Toujours aussi gouleyant, maître Gobu !
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Message  Gobu Mer 19 Sep 2012 - 14:37

Comme on l’imagine, le Migou ne manqua pas de ponctionner son enveloppe aux images pour acquérir un échantillonnage de précieux flacons que nous programmions de consommer une fois de retour dans notre banlieue ouest, histoire de prolonger les sensations que nous étions en train de vivre (cf. « Théorème du Migou », ci-dessus) La dégustation l’avait mis tellement en joie qu’il se crut permis de m’administrer une vigoureuse taloche derrière la tête. Le bougre a parfois l’allégresse brutale. Holà bijou ! Pas de ces manières-là avec Gobu. Je rappelle que le Migou mesure une tête de plus que moi – qui suis loin d’être petit – qu’il affiche son quintal bon poids sur la balance et pousse au bas mot cent tonnes de fonte par semaine dans de louches instituts de remise en forme où des malabars à demi nus rivalisent de vigueur et de sudation dans une moite promiscuité. Pas question de me laisser rudoyer par Monsieur Muscles sans réagir, même si c’est mon meilleur pote. A peine m’avait-il taloché que je lui rendais avec indignation la monnaie de sa pièce sous forme d’un très sec atémi au bouc qui fit claquer ses quenottes. Tandis qu’il se frottait le menton avec une grimace mi-pêche mi-châtaigne, Valérie, les yeux écarquillés de stupeur, commentait non sans une pointe de respect :

- Ben dis donc, t’es un homme, toi !
- Eh, c’est notre Gobu, qu’est-ce tu veux…concluait l’Abominable Homme des Chais, lequel en avait encaissé d’autres et n’était pas rancunier pour un kopeck.

A notre retour à l’auberge, le Père Gerber, qui était loin d’être un perdreau de la dernière vendange, jaugea en connaisseur le teint épanoui de nos pommettes et le chatoyant de nos prunelles.

- Ventre-saint-gris, s’exclamait-il – il gasconnait volontiers – la dégustation n’a pas dû être triste ! Qu’est-ce que vous avez goûté ?

En dépit de notre envie d’aller nous détendre et nous rafraîchir un brin avant le repas du soir, il nous fallut lui conter l’affaire par le menu. Au rapport, mes gaillards. Cet homme qui avait fait de son métier d’aubergiste un sacerdoce n'était jamais fatigué d’entendre dévider à l’infini le chapelet des grandes appellations de sa chère Bourgogne. Il y a des comptes-rendus plus rébarbatifs.

Après un break relaxation sur lequel je ne m’étendrai pas – on trouve dans toutes les bonnes librairies des ouvrages spécialisés dans ce genre de relation et de toutes façons la discrétion est chez moi comme une seconde nature – c’est frais, dispos et les papilles en alerte que nous descendions à la salle à manger. Cela peut paraître surprenant compte tenu de ce que nous avions déjà enquillé dans la journée, mais on récupère vite à l’âge que nous avions et surtout les vins de Bourgogne sont parmi ceux qui causent le moins de dommages collatéraux. On leur prête même des vertus thérapeutiques – on ne prête qu’aux riches – n’en déplaise aux prescripteurs de mets indigents et de breuvages insipides qui font – eux – leur beurre sur la crédulité des masses.

S’asseoir dans la jolie salle à manger de « Chez Jeannette » était un plaisir dont je ne me lassais pas non plus. Bien sûr elle était à mille lieues du luxe ébouriffant de celle où nous avions déjeuné, mais rien que le spectacle des terrines alignées sur la desserte, du gros jambon à l’os veiné de gras trônant au milieu d’elles et des grands bocaux de verre abritant toute sorte de condiments puissamment vinaigrés et enrichis d’aromates aurait suffi à faire saliver un anachorète. Le régime sauterelles crues et eau croupie, ça va un moment. Le patron venait prendre lui-même les commandes, après nous avoir d’autorité servi le kir sans lequel un repas bourguignon n’aurait pas plus d’aplomb qu’un unijambiste sans pilon. Il le préparait dans les règles de l’art : bourgogne aligoté de propriétaire et crème de cassis de Dijon d’origine garantie. Cet apéritif, qui a colonisé les comptoirs du monde entier, était connu depuis longtemps sous le nom de blanc-cass. A l’origine, il faut bien reconnaître que l’on ajoutait la liqueur pour tempérer l’acidité de cuvées médiocres sinon imbuvables. Mais c’est le Chanoine Kir qui lui donna ses lettres de noblesse. Tout en nous versant son breuvage, M. Gerber ne manqua pas de disserter sur cet étonnant personnage qu’il avait eu le privilège et le plaisir de connaître. Grand résistant, homme d’Eglise influent, il s’est surtout fait connaître en demeurant l’indéboulonnable maire du chef-lieu de la Côte d’Or de 1945 jusqu’à sa mort en 1968, et siégea durant plus de vingt ans à l’Assemblée Nationale. Il s’y rendait en soutane, muni d’un cabas contenant vin blanc et crème de cassis qu’il distribuait libéralement à ses camarades de banc afin de promouvoir le terroir de sa chère Bourgogne, et les régalait de reparties aussi truculentes que frappées au coin du bon sens. A un député communiste qui ne pouvait se résoudre à croire à l’existence de Dieu au motif qu’il ne l’avait jamais vu, il rétorquait du tac au tac : « Et mon cul, tu l’as vu ? Et pourtant il existe ! »

Ainsi était M. Gerber : il vendait le boire, le manger et offrait de la culture en prime pour le même prix. Et quelle culture ! Elle chatoyait sur la carte et irriguait le livre de cave. On venait ici pour se ressourcer à la gastronomie bourguignonne dans ce qu’elle a de plus ancré dans la glaise du terroir. Foin de mousses de végétaux insolites, d’émulsions de jus d’eau de mer ou de vapeurs d’essences d’aromates, place aux terrines de biche ou de hure de sanglier, au jambon persillé et à la galantine truffée, aux œufs en meurette et au saucisson pommes vapeur, à l’andouillette moutarde et au coq au vin. Ce dernier valait à lui seul le pèlerinage et la moitié au moins des dîneurs ne s’attablait ici que pour ce plat mythique.

La formule bourguignonne comprenait le jambon persillé, les œufs en meurette et le fameux gallinacé, sans parler des fromages et du dessert. Un menu conçu pour des convives à l’estomac extensible, au coup de fourchette hardi et au tempérament généreux. Ce n’était guère le cas du dernier duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, suffisant au point de s’autoproclamer Grand-duc d’Occident, lequel, les chroniqueurs en font foi, coupait d’eau son vin « comme onc ne vit de mémoire de bourguignon » mangeait sans gourmandise, digérait mal et se complaisait dans la morosité. Sans doute est-ce pour cela que le rusé Louis XI ne fit de lui qu’une bouchée. Son père Philippe le Bon était d’une autre trempe. Seigneur fastueux et fort en gueule, grand amateur de bonne chère, de vins vieux et de femmes jeunes, il sut s’entourer de conseillers avisés dont le célèbre Chancelier Nicolas Rollin, fondateur des Hospices de Beaune. C’est tout dire.

C’est naturellement la mémoire de ce prince magnifique que nous honorions en nous attaquant au jambon persillé. La serveuse portait la terrine sur la table et y découpait de larges tranches dans lesquelles de gros dés de jambon formaient une rose mosaïque marbrée du vert du persil pris dans l’or de la gelée. La seule vue de cette composition digne d’un maître de la peinture baroque suffisait à faire venir l’eau à la bouche. On garnissait l’assiette de cerises confites au vinaigre et de moutarde forte. Pour faire glisser cette entrée particulièrement roborative, surtout lorsqu’on l’accompagne de pain croustillant et de beurre, nous en restions à l’aligoté qui servait à confectionner le kir, pour mieux passer au rouge lorsque la suite arriverait.

Elle ne tardait guère. Il s’agissait des œufs en meurette, sans doute l’une des recettes les plus emblématiques de la cuisine bourguignonne. Contrairement à ce que prétendent d’aucuns rustres, l’œuf en meurette n’est pas, mais alors pas du tout, un œuf bouilli dans du vin. D’abord, le vin bouilli, ça n’est pas bon. Beurk. D’autre part, un œuf bouilli dans du vin perdrait toute intégrité pour devenir une espèce d’éponge violacée peut-être originale sur le plan esthétique – la fantaisie des sectateurs de l’art moderne ne connaît pas de bornes – mais strictement immangeable. L’œuf meurette qui se respecte se compose impérativement d’œufs très frais savamment pochés dans une eau frémissante à peine additionnée de sel et de vinaigre, ce dernier servant à accélérer la coagulation de l’albumine, nappés d’une sauce à base de vin rouge et de fond de volaille longuement réduite puis vannée au beurre, agrémentée d’oignons grelots glacés et de lardons blanchis, et décorés en fin de parcours de petits croûtons dorés au beurre. On peut sans messeoir saupoudrer de quelques peluches de cerfeuil. Point à la ligne mais ce n’est déjà pas mal. Ceux qu’on présentait ici relevaient de la plus stricte orthodoxie. Servis par deux dans des cassolettes de porcelaine individuelles, ils reposaient dans une voluptueuse sauce aux reflets cramoisis, à laquelle lardons et petits oignons donnaient une densité supplémentaire, tandis que les croûtons grillés ajoutaient la touche de croustillant sans laquelle le plat eût manqué de contraste.

Pour accompagner ce plat succulent, et le suivant, nous nous mettions en quête d’une fine bouteille choisie sur le grand livre de cave et non sur la petite carte à l’usage des clients moins exigeants ou plus rétifs à la dépense. Autant la carte des vins du midi était une sorte de florilège des appellations françaises et même étrangères les plus extravagantes et les plus coûteuses, autant celle élaborée par M. Gerber était un véritable catalogue raisonné des plus nobles et des plus authentiques fleurons du terroir bourguignon. Elle se divisait en trois parties représentant les trois grandes régions de production de la région, Côte de Nuits, Côte de Beaune et Côte Chalonnaise, cette dernière n’étant pas à négliger en dépit de l’incontestable suprématie des deux premières en matière de grands crus. Nous nous trouvions dans la Côte de Nuits, c’est parmi ses climats que nous devions chercher. Nous n’avions que l’embarras du choix ! Rien que pour l’appellation chambertin et associées, la carte affichait une page entière de propositions, entre les gevrey-chambertin, puis les grands crus latricière-chambertin, charmes-chambertin et autres mazis-chambertin, sans parler du chambertin et du chambertin Clos de Bèze, le fin du fin de l’appellation. Mais il en allait de même pour Chambolle-Musigny, Vosnes-Romanée, Vougeot ou Nuits-Saint-Georges. De la poésie pure. On aurait passé la nuit à déchiffrer ce palimpseste œnologique rien que pour le plaisir de déclamer à l’infini cette litanie de patronymes plus évocateurs les uns que les autres. Nous voyant recueillis sur son bréviaire des grands crus, M. Gerber, lunettes en équilibre dangereux sur le bout de son nez, vint nous prêter main-forte. Le choix du flacon digne de la cérémonie requérait l’assistance de l’officiant, même s’il portait cardigan de grosse laine plutôt que chasuble de brocard. Il aurait fait d’ailleurs un magnifique curé de campagne, à mi-chemin entre Don Camillo pour la vigueur et son idole le chanoine Kir pour la truculence. Les œufs et plus encore le coq appelaient un vin puissant, aux tanins robustes et au bouquet triomphant, capable de tenir la dragée haute à des sauces riches et relevées. Les vins de Chambolle, de Vosnes, de Gevrey et même de Vougeot, tout admirables qu’ils soient, étaient trop délicats pour sortir victorieux de cette confrontation ; c’était plutôt vers Nuits-saint-Georges, où l’on produit les vins les plus corsés, qu’il fallait se tourner.

Qui connaît les Sires de Clergy ? Nous n’avions pas été présentés, en tous cas. Pourtant, le vin que nous avions choisi, après un long pow-wow avec le Grand Sachem des breuvages, était frappé de leur sceau. Nuits-Saint- Georges 1er cru « Cuvée des Sires de Clergy » 1961. Un millésime coté au sommet pour les bourgognes rouges. Et qui affichait presque deux décennies de bonification. Nous mourrions d’envie de chevaucher l’espace d’un souper avec ces gentilshommes, qui semblaient tout sauf de tristes sires. Selon M. Gerber, il s’agissait d’un des plus nobles flacons de sa cave, qui n’en manquait point. On ne parle plus d’argent lorsqu’il s’agit de siroter de l’Histoire et d’ailleurs, avec le recul, je me rends compte qu’il vendait ces inestimables trésors à un prix tout à fait ridicule compte tenu de leur rareté, de leur prestige et de leur qualité. De nos jours, seuls des magnats de la finance, des étoiles du spectacle ou des parrains du crime peuvent encore s’offrir de telles merveilles, alors qu’à l’époque, avec l’enveloppe de billets du Grand, nous pouvions nous permettre d’en déguster à chaque étape de notre périple gourmand. Tempora mutantur et pas toujours pour le meilleur, hélas…

C’est bien entendu notre hôte qui se chargeait en personne de déboucher la bouteille, avec des gestes minutieux de chirurgien en train de se livrer à une intervention délicate. C’est tout juste s’il n’enfilait pas blouse blanche et gants de caoutchouc avant d’opérer, en tous cas l’esprit y était. Ces vénérables Sires de Clergy étaient sans doute ombrageux, et il convenait de ne les point bousculer. Cette fois-ci, il apporta d’autorité un quatrième verre à bourgogne, autant pour goûter le breuvage avant de nous le servir que pour s’en verser un, auquel il viendrait de temps en temps boire une gorgée. M. Gerber ne laissait pas une grande bouteille quitter sa cave sans prélever ainsi sa dîme, mais il savait rendre la pareille à ses convives, comme on le verra par la suite. Le vin était d’une élégance et d’une longueur en bouche sans pareilles ; suffisamment vieux pour avoir perdu toute l’agressivité de sa fougueuse jeunesse, et encore assez vert pour conserver la quintessence de ses arômes floraux et végétaux, il était incontestablement à l’apogée de son excellence et n’aurait sans doute pas gagné à un séjour en cave prolongé. J’en fis la remarque, et M. Gerber se montra agréablement surpris de la pertinence de mon commentaire. Apprécier les qualités d’un vin est une chose, être capable de prévoir son évolution en est une autre, mais j’avais réussi à percevoir derrière la perfection présente les prémices de la dégénérescence qui est le propre de tout organisme vivant, comme l’est à l’évidence le vin.

Je dois reconnaître que je n’étais pas peu fier d’avoir ainsi damé le pion à notre aubergiste sur son propre terrain ; Valérie, impressionnée, me dévisageait avec un regard stupéfait, alors que le Migou, accoutumé à mes petits coups de frime œnologiques, s’empressait d’attaquer ses œufs en meurette avant qu’ils ne refroidissent. Nous avions tout intérêt à en faire autant, non seulement pour éviter de les manger froids, mais surtout parce que le Grand, dès qu’il a torché son assiette, a une agaçante tendance à piocher dans celles des autres pour tuer le temps en attendant le service suivant. Sacré Migou !

Arrivait alors le coq au vin. A l’inverse de la meurette, on ne le présentait pas en portions individuelles, mais bel et bien, comme il est d’usage, dans une cocotte de fonte, qui, une fois soulevé le couvercle, laissait s’élever vers les poutres du plafond une irrésistible vapeur embaumant le vin et les aromates. Naturellement, il ne s’agissait pas de l’ustensile dans lequel on l’avait cuisiné. Il faut se souvenir que la maison, en période de croisière, servait les doigts dans le nez cent clients par jour, dont au moins un tiers, si ce n’est la moitié, commandaient cette spécialité. Il fallait donc prévoir large, et qu’importait s’il en restait : le coq au vin, comme la plupart des plats mijotés, est encore meilleur une fois réchauffé. Ce n’est pas moins d’une demi-douzaine de coqs que le chef sacrifiait à chaque fois pour le confectionner. On imagine la taille du récipient destiné à cet effet, un formidable chaudron dans lequel il faisait flamber puis réduire l’équivalent de vingt bouteilles de vin ! Sans parler des kilos d’oignons et d’aromates qui donneraient de la substance à la sauce, qu’on finirait de lier, après l’avoir chinoisée, avec le sang des malheureux volatiles, mêlé d’eau de vie pour l’empêcher de figer. Car à la différence de celle des œufs, la sauce du coq au vin était vierge de tout complément tels que lardons, petits oignons, croûtons ou même champignons comme on le voit souvent. Rien que l’animal et la somptueuse réduction dans laquelle il avait mijoté, tel était le cahier des charges du coq au vin à l’ancienne de chez Jeannette.

Faire suivre, dans le même menu, deux recettes à base de sauce au vin rouge, sans qu’il y ait redondance, relève de la gageure. On y parvenait pourtant, et avec quel brio ! En dépit de sa profondeur et de sa sapidité, la sauce des œufs était légère, fluide et d’une couleur tirant plutôt sur l’ocre rouge. En revanche, celle qui enrobait les généreux morceaux de coq patiemment mitonnés avait une consistance beaucoup plus épaisse, d’une teinte franchement sombre, comme si l’on y avait rajouté du chocolat noir, ce qui n’aurait d’ailleurs pas été surprenant, la pratique étant courante pour les civets et autres apprêts de gibier au vin rouge. Intrigués par ce détail, nous réussîmes à arracher le chef de ses fourneaux pour en avoir le cœur net, mais il nous jura croix de bois croix de fer que la seule liaison finale au sang, lorsqu’elle était menée avec science, suffisait à conférer à la sauce cette texture veloutée et cette couleur si caractéristique.

On peut accompagner le coq au vin de pâtes fraîches, de purée mousseline ou même de riz créole ; ici, cependant, on le servait de la manière la plus traditionnelle qui soit, avec des pommes de terre vapeur, mais pas n’importe quelles patates, que non point, des Belles de Fontenay de production locale garantie, tournées façon pommes château, à savoir avec sept faces, pas une de plus pas une de moins. Une épreuve éliminatoire au C.A.P. de cuisinier. Le premier béotien venu est capable de tourner grossièrement des patates ; en revanche, je mets n’importe quel cuistot du dimanche au défi de tailler sans y passer la matinée un saladier de pommes château de taille identique et dotées du nombre réglementaire de facettes régulières. Bon courage, m’sieurs dames ! Les nôtres étaient au poil. Le connaisseur les écrasera à la fourchette dans l’assiette pour qu’elles s’imprègnent de sauce.
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Message  Lucy Sam 22 Sep 2012 - 20:33

La "cuistot du dimanche" que je suis se régalait déjà à l'idée de savourer un croissant-café bien mérité, et elle choisit de lire ton texte. Pff ! Une galette de riz arrosée de flotte aurait eu le même effet en bouche. ^^

Peu importe, je me suis régalée une fois de plus de mets introuvables ici et me prépare à grossir comme pas possible quand j'aurai le bonheur (le privilège, devrais-je dire !) de fouler à nouveau le sol hexagonal.

En tout cas, merci Gobu pour cette lecture savoureuse !
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Message  Gobu Lun 2 Déc 2013 - 22:09

Coucou nous revoilou !

...Ce que nous ne manquions pas de faire, sous l’œil sourcilleux de M. Gerber, qui servait généreusement du bon mais entendait qu’on fît honneur à ses plats. N’avait pas trop de mouron à se faire, avec des convives de notre acabit. Valérie, en bonne parisienne qui se respecte, avait un appétit d’oiseau, c’est-à-dire féroce, mon coup de fourchette n’est pas ridicule et quant au Grand, il aurait été capable de table rase à lui seul de l’ensemble des mets que nous avions commandés. Rasséréné sur notre enthousiasme, notre savoir-vivre et notre appétit, le taulier s’en retournait vers d’autres tables vaquer à ses affaires de taulier, non sans avoir prélevé une gorgée de Nuits-Saint-Georges sur le verre qu’il s’était attribué à notre table. Cette fois-ci, nous dégustions nous aussi le vin à petites goulées respectueuses. D’un breuvage aussi précieux, on ne se rince pas le gosier, on s’humecte l’esprit. Les mânes des Sires de Clergy, dédicataires de la cuvée, chevauchaient en silence au-dessus de nos têtes sur leurs grands palefrois caparaçonnés en guerre, et ils auraient sûrement apprécié à sa juste valeur l’harmonie entre la mâche parfumée du coq longuement mijoté, le velours de la sauce et le bouquet triomphant du vin qui enrobait le tout dans une brume de magie. Nous saluions d’un toast le passage de ces nobles seigneurs : mes compagnons les avaient vus aussi distinctement que moi ; on a les amis qu’on mérite et ce sont des choses qui t'arrivent, parfois, quand la lune se lève sur les rangées de pinot noir, que quelques gouttes de leur sang vermeil ont roulé dans ton verre et surtout si tu sais ouvrir tes yeux et ton cœur à la beauté de l’instant.

Le patron revenait promener son quintal de notre côté au moment du fromage, après avoir dûment vérifié que plats et assiettes repartaient vides vers l’office. Il ne reste jamais bien longtemps à distance d’un verre de vieux bourgogne. Pour la suite du repas, en dépit de notre robuste constitution et de notre indéniable bonne volonté, nous avions un peu les dents du fond qui baignaient et nous hésitions à commander fromage et dessert. Le bon M. Gerber, voyant notre confusion, suggéra une solution médiane, nous permettant de nous en tirer avec les honneurs sans déroger à  la sacro-sainte règle.

- Pourquoi ne prendriez vous pas un fromage blanc à la crème ? On le sert avec une excellente confiture de cassis. Vous aurez fromage et dessert en même temps, et c’est l’idéal pour conclure un repas légèrement.

Façon de parler. Avec de la faisselle à 20% de matières grasses, un oreiller de crème double et une mahousse louchée de confiture, je te raconte pas le dessert light. Quoi qu’il en soit le patron connaissait son affaire. On avait tout même généreusement saupoudré le dessert light d’amandes effilées caramélisées et d’éclats de pistache grillés dans le beurre, sans doute pour alléger davantage le bazar. Ca glissait dans le gosier comme sur une patinoire, mais hormis le café nous n’avions plus rien à boire et le Migou avait grand soif. Nous aussi d’ailleurs, mais il est plus voyant et sa voix porte mieux.

- Ces messieurs-dames ont apprécié le dessert ? Il faut toujours laisser une petite place pour le dessert.
- Elle est prise, maintenant, résumait le Migou, mais il reste une pt’iote place pour une lichette de remontant.
- Que ces messieurs-dames me suivent. La maison offre le digestif. Des jeunes gens capables de se taper trois cent bornes en deuche pour venir déguster un tel vin chez moi méritent que je les traite comme mes hôtes. Tous au bar !

Le service touchait à sa fin, les derniers clients en dehors de nous venaient de rejoindre leur chambre, terrassés par le bourgogne et les cochonnailles. Tout le monde n’a pas notre estomac. Tant mieux. Moins on est de fous plus il y a à boire, comme le serine le Migou. Après nous avoir juchés sur de hauts tabourets de bois, M. Gerber passa derrière le comptoir pour nous interpréter son grand numéro d’aubergiste munificent. Un magnifique personnage, ventre bombé, gueule rabelaisienne, la lippe sensuelle et le regard gourmand, d’une remarquable élégance dans son cardigan de cachemire beige, foulard de soie rouge nouée à la voyou autour du cou, l’image même d’une province heureuse et truculente. Tel quel, on aurait pu l’afficher à l’entrée du village pour appâter le touriste. Mais il n’avait nul besoin de cela : son établissement ne désemplissait pas et on y venait de loin. Le bonheur vaut toujours le voyage...

A suiver pour ceux qui...
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