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Le Poisson-lune

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Message  zeratul Sam 20 Nov 2010 - 16:33


C’est probablement les fréquents voyages en Italie que j’ai effectué par le passé, en famille puis seul, qui expliquent ma passion immuable pour un pays si curieux. Le nord n’est pas, contrairement à ce que j’ai souvent pu entendre, aussi charmant qu’on veut le faire croire. Il reste un espace industriel froid et peu flamboyant comparé à l’extrême sud du pays. Je me base bien sur d’un point de vue de la magnificence géographie, le reste m’intéressant à vrai dire très peu. Toujours est-il que la somptueuse Tarente m’a charmé dès l’instant où, depuis la mince fenêtre de ma cabine de train, j’apercevais l’horizon ionique illuminé des rayons de l’astre solaire, qui m’apparut alors comme jamais je ne l’ai revu. Que n’ai-je attendu d’avoir le temps de m’y rendre à nouveau, et de ressentir encore une fois le bien-être qui m’avait gagné il y a des années de cela. Or, l’occasion est venue à moi au moment je m’y attendais le moins. En effet, le directeur de mon agence nous annonça en début de semaine qu’il se remariait et partait en voyage de noce pour près d’un mois ; par conséquent, nous étions aussi libres que lui, n’étant pas qualifiés pour faire tourner l’entreprise sans sa clé de voute.
J’y suis donc retourné cet été, dans l’idée de visiter les Balkans, en remontant l’Adriatique par bateau. Ainsi, mon programme était simple : rester une semaine à Tarente pour visiter à nouveau la belle cité, puis prendre le ferry au port et poursuivre mon périple vers l’inconnu. Je ne me souviens plus du jour de mon départ, mais je me rappelle très bien avoir quitté Strasbourg dans l’après-midi, pressé d’échapper aux tumultueuses bourrasques qui l’assaillent généralement une majeure partie du printemps. Le train partit à l’heure, et je tuai le temps, qui passe lentement quand on est aussi réjouit que je l’étais alors, plongé dans une passionnante lecture de l’oeuvre de Rudyard Kipling. Puis, le sommeil me guetta aux alentours de dix heures du soir, chose qui ne m’était jamais arrivé. Ainsi, je pris mon mal en patience le lendemain (je m’étais du coup levé très tôt), jusqu’à mon arrivée à Tarente, programmée à dix-sept heures.
A la sortie du train, je retrouvais la ville si chère à mes yeux, mais sous un tout autre jour : le temps semblait instable ; il faisait gris, et une épaisse brume parcourait les ruelles, parée de son drapé opaque. Je gagnai mon auberge au plus vite, et déposai mes bagages dans un état d’excitation presque insoutenable. Gauche et tremblant, je me retrouvais dans ma chambre face à mon sac à dos vide, sans pouvoir le remplir. Plus de dix minutes durant, plutôt que de le boucler rapidement et de sortir, je le contemplai et repensai à mes voyages antérieurs, avec la conviction que je garderai de celui-ci une impression particulière, mystérieuse ou troublante. Je fini par me préparer et sortir dans la rue. Une heure durant, j’arpentai les minces ruelles humides, et entrai dans l’une ou l’autre boutique, plus pour tempérer mon impatience puérile que pour acheter quoi que ce soit, je l’accorde. Plus je m’approchai du port, plus mon esprit s’embrumait ; confuses, mes pensées tourbillonnaient à grande vitesse, mais mon pas demeurait inflexible.
Enfin, je fini par fouler le pavé poli des docks. Quelle sensation ! De tout mon corps, j’explosai enfin de bonheur, parcouru des mystérieuses énergies qui émanaient de Tarente et de ses environs. Me retrouver face à l’infinité de la mer, souhaiter plus que jamais quitter mon enveloppe corporelle, et traverser l’océan à l’état de conscience toute-puissante…Tous ces ressentis confus jaillissaient à nouveau dans mon esprit, tandis que je retrouvai goût à toute chose. Je vécu cet instant comme un second éveil, comme la preuve manifeste qu’il existait en ce monde une part de vérité, qu’en ce moment elle me perforait délicieusement.
Je ne sais combien de temps je passai sur les docks, ni ce que je fis réellement du reste de ma soirée, mais je me souviens m’être endormi ou couché tard. Curieusement, je rêvais de Strasbourg. J’imaginai l’eau jaillir du sol et la ville peu à peu revenir à son état initial de cité aquatique…, en somme je vis Strasbourg devenir Tarente. Au petit matin, je me souviens d’un fait non pas curieux, mais auquel je repensais toute la journée : ma fenêtre était perlée de gouttes, mais il n’avait pas plu depuis mon arrivée. De l’extérieur, je me questionnai sur la provenance de ces gouttes, sans succès. Il devait être huit heures et demie au plus tard, et l’idée soudain me vint d’aller visiter le musée de la marine, lieu de visite incontournable, d’autant que j’avais entendu dire qu’il avait été totalement restauré depuis la dernière fois que je m’y étais rendu ; je m’y rendis partagé entre la nostalgie de ne plus revoir le bâtiment vieillot de mes souvenirs et l’impatience de visiter sa nouvelle configuration.
Je déchantai dès mon arrivée, la lourde grille devant la porte de musée étant abaissée et cadenassée par une grosse chaîne couverte d’huile. Il était écrit que le musée resterait fermé pendant un mois, donc jusqu’à la fin de mon bref séjour ici. Dans un instant d’irritation incompressible, je m’allumai une cigarette juste devant le robuste bâtiment et pestai intérieurement contre pareil coup du sort.
Mais, et c’est ce genre de détails qui me confortent dans l’idée que ce voyage était unique, la chance, capricieuse, me sourit tandis que je passai mes nerfs sur mon mégot innocent : en sondant d’un coup d’œil vagabond les alentours, je remarquai malgré la distance que la porte de service semblait ouverte ; mieux, que l’endroit était absolument désert, à en juger par le silence et l’heure. Doucement, je poussai la petite porte de service et pénétrai tel le voleur intrépide à la poursuite de la poule aux œufs d’or. Par souci de discrétion, je progressai à l’aveugle dans les salles baignées d’obscurité, sans même me servir de mon briquet pour m’éclairer. L’intérieur était résolument dépouillé, la plupart des vitrines vidées, les salles en désordre, et pourtant je restai plus d’une heure à profiter de ma malicieuse manœuvre, le genre d’action transgressive qui réjouit les jeunes enfants à l’esprit rebelle. Chaque pièce abritait son lot de longues-vues rouillées, de maquettes de bateaux et de gravures maritimes, toujours posées pêle-mêle contre une vitrine ou entassées dans un coin ; cette allure d’ébauche, d’incomplet, me charma à tel point que je ne déplore pas le moins du monde, encore aujourd’hui, d’avoir manqué l’exposition achevée et ordonnée.
Avant de partir, je m’hasardai dans la toute dernière salle, curieusement la plus vaste ; et la plus vide. En effet, les murs n’étaient pas encore peints, le sol paraissait rugueux, et à l’exception d’une haute stèle gravée posée contre un mur, la salle était entièrement vide. Une fois n’est pas coutume, je m’allumai une autre cigarette dans cette salle, avec toutefois la promesse intérieure d’entrouvrir une des fenêtres en partant. Lentement, j’arpentai la pièce, amusé par les puissants échos de mes pas réguliers ; je finis ma pantomime face à la splendeur de la stèle, qui m’ôta tout scrupule d’être entré par effraction, et grava sur mon visage un étonnement mal contenu. Erodée par le temps, la surface crayeuse s’était polie, resplendissait d’un éclat surréaliste presque cristallin : on aurait dit que la stèle dégageait elle-même cette lumière vive et claire, alors qu’elle n’était en somme qu’un bout de roc gris. Au toucher, mes doigts glissèrent parfaitement le long de sa paroi, non sans me rappeler la lisse texture d’un globe lumineux. La stèle était couverte d’écritures gravées assez profondément pour être encore à peu près lisibles, cependant mon piète grec ne me permit que de cerner quelques brides minces et disparates, d’aucune utilité en fin de compte. Je devinai toutefois qu’il devait s’agir d’un conte ou d’une petite fable, en regardant la disposition des lignes et les petits dessins qui se mêlaient ponctuellement à la prose.
C’est déçu de ne pas en savoir plus sur cette curieuse relique que je quittai rapidement le musée, de peur que les ouvriers n’arrivent plus tôt que je le pensai. Avant de m’enfuir, je me tins face à la stèle et ses trois bons mètres, jurant en mon for intérieur de découvrir son origine et sa signification. La pluie s’abattit en trombe à peine mis-je un pied dehors.
Trempé, amer, je rentrai à ma chambre d’hôtel me sécher et prendre un repas léger avant de ressortir. Mais la pluie ne cessa que vers une heure, aussi je passai un pénible moment à me morfondre dans ma chambre, ne sachant que faire, avec en prime l’insoutenable sentiment de gaspiller un temps précieux. Un timide soleil ayant refait surface, je me rendis à nouveau sur le port prendre un café, mon journal sous le bras. A nouveau je pu goûter à cette inexplicable sérénité, qui à tout âge m’avait gagné pour peu qu’il fasse beau à Tarente, et que l’air iodé inonde mon visage de sa force vivifiante. Je fis la rencontre d’un couple d’italiens mariés depuis peu, qui me proposèrent de les accompagner au restaurant, puis voir une pièce de théâtre plus tard dans la soirée. Gêné de troubler leur symbiose, je déclinai l’offre sans hésiter, mais c’était sans compter le caractère chaleureux des habitants des Pouilles, qui savent réellement vous faire sentir apprécié. C’est sous les insistances de la récente mariée que je donnai mon accord ; et dieu sait que sans les règles de politesses, j’aurais accepté tout de suite. Ils m’emmenèrent dans un restaurant splendide, le ?, dont le cadre irréprochable et le service attentionné rendit notre rencontre plus fusionnelle encore. Le mari, grand et solennel, était natif de Tarente mais travaillait à Naples. Il s’était marié deux semaines auparavant, et venait présenter son épouse à ses parents. Coquette, sa femme était née à Milan, mais partageait ma vision idyllique de Tarente, elle qui n’était jusque alors habituée qu’aux grandes métropoles du nord. Tous deux me félicitèrent pour mon accent, que je trouvai et trouve toujours trop français ; j’eus néanmoins une petite fierté d’avoir reçu ce compliment plutôt qu’un autre !
Ils me posèrent beaucoup de question sur la France, mais je les esquivais avec finesse dans l’idée d’en savoir plus sur Tarente et sa fameuse stèle. Ils ne surent m’éclairer, bien que visiblement intéressés par le récit de mon escapade matinale. Sergio, le mari, sembla se rappeler d’un élément à propos de recherches sous marines récentes que l’institut d’archéologie avait orchestré quelques années de cela quand un serveur maladroit renversa sur sa chemise une giclée d’eau minérale. Sa femme, Celia, lui tendit sa serviette en riant tandis que son mari rassura d’un ton amical le pauvre serveur qui se confondait en excuses. Je n’eus alors plus aucun doute sur la valeur de mes récents amis, cependant l’occasion de me renseigner sur la stèle s’était bien entendue envolée car je n’osai revenir dessus de façon forcée. Celia m’emmena dehors fumer une cigarette quand elle vit l’addition arriver, geste de pudeur qui me surprit autant qu’il m’amusa. Tout en rangeant dans son sac son petit briquet nacré, elle me demanda sans détour si je comptai un jour me marier.
« Pour l’heure, non. » répondis-je, d’un air aussi digne que possible.
« Je vous comprends. J’ai bien de la chance d’être tombée sur la bonne personne au bon âge, mais je suis sûre que vous trouverez ! » Elle souriait, mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir gêné, presque mal à l’aise ; ma petite histoire de stèle me parut soudain parfaitement dérisoire par rapport à ce qu’elle et son mari vivaient. Elle s’en rendit sans doute compte, car elle changea aussitôt de sujet.
Sergio arriva, et nous le suivîmes dans d’innombrables petites ruelles humides silencieuses, en direction du théâtre. Les rares personnes que nous croisions nous fixaient d’un air mauvais, fait qui nous troubla, surtout Sergio, qui nous fit part de son étonnement. Déambuler ainsi dans un endroit aussi peu accueillant nous fit presser le pas.
« C’est très inhabituel. » nous confia le natif de Tarente, dont l’optimisme venait de s’ébrécher.
Sans un mot, nous arrivâmes précipitamment devant un petit bâtiment grisâtre, avec une grande entrée en péristyle fichée de quatre grandes colonnes doriques. Une écriture gravée en haut de la façade indiquait le nom de « Teatro dei Sette Mari », et à ce propos nous eûmes droit aux explications détaillées sur l’origine et la renommée de cette fameuse salle de spectacle par Sergio. Ce théâtre, nous dit-il, avait été érigé au XIVe siècle en l’honneur des marins disparus en mer, la région entière se consacrant en ce temps presque exclusivement à la pêche et au commerce maritime. Il ajouta toutefois une précision que, sans nul doute, seul un pur local était capable de connaître : en 1464, un immense lame de fond s’était abattue sur des kilomètres de rivage, ravageant les ports et habitations côtières ; or le théâtre avait inexplicablement tenu bon, et hormis de menues réparations, le bâtiment qui s’élevait devant nous était inchangé depuis sa construction, six cent ans plus tôt. Pour ma part, rentrer dans cet atypique morceau d’histoire me plongea dans une admiration totale. L’atmosphère aquatique de Tarente se retrouvait dans chaque sculpture, chaque ornement ; la salle, sans être étroite, donnait l’impression d’être immergé dans les fonds marins, avec son acoustique étouffée et son plafond très bas. En m’asseyant, je demandais discrètement à Sergio quelle genre de pièce allait être jouée, mais il ne le savait pas plus que moi ; je regrettai de ne pas avoir pris de programmation. Heureusement Celia nous prêta la sienne, et, à ma grande surprise, le format était tout sauf classique. En lieu et place d’une seule pièce, la troupe du soir jouerait six petites scènes sur des thèmes variés, avec toutefois un sobre intitulé : Chroniques Maritimes.
Alors que se succédaient les décors et les acteurs, je laissai à mes deux amis un peu plus d’intimité en allant m’asseoir au premier rang durant l’entre-acte ; je ne crois pas avoir mal agi. Harassé par ma journée, qui s’était allongée de façon presque irréelle, je manquai de m’endormir. C’est alors qu’une jeune actrice entra en scène, drapée d’un linceul bleu. Elle tournait gracieusement sur elle-même, d’un bout à l’autre de la scène. Cette représentation charmante d’une vague m’incita à ne pas céder à la paresse, aussi je me concentrai à nouveau sur la pièce ; en regardant ma montre, je convins que m’assoupir pendant les dix dernières minutes ne serait pas utile, et infiniment moins respectueux encore pour les comédiens. Le final arriva en trombe. Les acteurs lancèrent des pétales de lys et les danseuses exécutèrent des pas de plus en plus rapides et périlleux. Mais mon regard venait de se fixer sur une petite reproduction de ma fameuse stèle, qui venait d’être ajoutée au décor ; la voir posée négligemment dans le coin droit, presque cachée par un bout de rideau, m’énerva car n’ayant pas suivi ce qui se passait, aussi sa signification m’échappait une fois de plus. Je ne voulais voir qu’elle mais la pièce s’acheva brusquement, dans un feu d’artifice musical. Le rideau tomba, les acteurs se réunirent, furent salués, et la salle se vida d’un seul trait. Jamais, si ma mémoire est bonne, je n’avais été si frustré. Dehors, nous discutâmes quelques minutes nos impressions, avant qu’un épuisement généralisé ne m’amène à souhaiter à mes amis un bonsoir un peu précipité.
« Je dois avouer que suis moi aussi éreinté… » me répondit Sergio avec un grand sourire.
Celia acquiesça. Elle était tombée dans ses bras et faisait mine de s’endormir. Ils me saluèrent très chaleureusement, et promirent de venir me chercher le lendemain à mon hôtel. Cette semaine à Tarente passa si vite ! En leur compagnie, j’en profitai pour m’extraire ma périlleuse recherche de l’esprit, choix que je ne regrettai pas : toutes les visites, les rencontres et les bons moments partagés avec mes deux amis durant ces quelques jours me laissèrent d’impérissables souvenirs
Ainsi vint le jour de mon départ, par une journée tiède et lumineuse. Celia versa une ou deux larmes, et je dois avouer que je n’étais pas loin de l’imiter ; mais après tout, Sergio m’invita à venir les voir d’ici la fin de l’année, qu’importe la date. Rassuré, je les saluai chaudement avant de me diriger vers le port, d’où je prendrais mon ferry. En chemin, j’admirai tristement les bâtisses, les ruelles et l’océan. Quitter Tarente me parut la pire des tortures, d’autant que je repensais bien évidement à la stèle, dont les arcanes m’échappaient et m’échapperaient peut-être à jamais. La conscience chargée de regrets, la suite de mon voyage s’annonçait plus terne que jamais, c’est pourquoi je profitai de mon avance pour me poster face à la mer une dernière fois. Le soleil se levait. Assis sur le rebord d’une jetée, avec pour seul environnement sonore le remous des flots capricieux, je regardais l’océan tant que le pouvais, et dieu sait qu’un millénaire n’aurait pas suffi à en cerner toute la beauté. Il me sembla même, pendant quelques secondes, qu’un faisceau blanc progressa à l’horizon avant de disparaître ; comme si les mers m’envoyaient un signal. Les pêcheurs, vieux comme jeunes, montaient silencieusement leur ligne, chargeaient leur esquif de filets, remontaient l’ancre et convenaient ensemble vers quel coin de l’infini ils iraient tenter leur chance, le tout avec un calme formidable ; ces gens-là comprenaient la splendeur du spectacle, et bien qu’ils y assistaient probablement chaque matin, ils semblaient peu enclins à le troubler. De loin, la silhouette massive du ferry se fit de plus en plus nette. Je rejoignis le quai avec un espoir retrouvé, celui de vivre de pareils instants durant les jours à venir. J’embarquai quelques minutes plus tard, trouvant même le temps de me reposer une heure ou deux. A mon réveil, je ne souhaitai qu’une seule chose : me promener sur le pont, l’unique façon à mon sens de tuer le temps en bateau, moi qui ne supporte pas lire avec le roulis.
Accoudé à la rambarde, j’évitai bien entendu de regarder en arrière ; les yeux rivés face à ma nouvelle destination, je préférai tenter de me réjouir de ma nouvelle étape. Le pont s’avéra pratiquement désert, ce qui ne fut pas pour me déplaire ; la seule compagnie dont j’avais besoin était celle de l’océan, qui de son rugissement sourd revenait sans cesse à la charge sur l’avant de la coque immense. Je tirai une cigarette de mon paquet, et, alors que je j’essayais de l’allumer, tout le pont s’ébranla brièvement ; dans ma surprise, j’avais lâché mon briquet qui fusa droit dans la mer. Passablement énervé, je replaçais ma cigarette avec les autres, juste avant d’entendre le bruit caractéristique d’un briquet capricieux, sorte de tintement répété. Au travers du brouillard matinal, qui s’était tout de même bien dissipé, j’aperçu un vieil homme corpulent, comme moi accoudé à la rambarde, en train de batailler contre les puissantes bourrasques pour allumer ce qui me sembla être une pipe en ivoire ; du moins était-elle parfaitement blanche. D’un pas faussement innocent, je m’approchai de lui en sifflant. Il me regarda puis revint à son affaire avec un naturel saisissant. C’est donc un peu forcé que je l’accostai et lui demandai du feu. Il se retourna, et je compris alors à qui j’avais à faire : barbe broussailleuse, air bourru, casquette bleu marine fermement fichée sur son crâne épais ; il devait s’agir du capitaine, ou au minimum de son bras droit.
« Tenez, mon garçon. » me dit-il en me tendant un énorme briquet en fer, spécialement laid, et avant tout très peu pratique.
Une fois ma cigarette allumée, je lui rendis en le remerciant. Nous engageâmes une discussion des plus banales, qui finit par s’approfondir quand nous dérivâmes sur l’archéologie sous-marine. J’en profitai bien évidemment pour le questionner sur la stèle ; ses réponses furent d’abord vagues. Il la connaissait néanmoins, et savait aussi que l’institut de la marine de Tarente n’avait que très récemment mis la main sur cet artefact, bien qu’il fût, depuis des années, l’une des prises dont les chercheurs avaient fait leur priorité.
« On a donc trouvé auparavant d’autres vestiges qui faisaient mention de cette stèle ? » demandais-je, passionné de pouvoir enfin en savoir plus.
« Tout à fait, répondit-il. Cette stèle est très célèbre. Elle a plus d’un demi-millénaire, si mes souvenirs sont bons. D’ailleurs, maintenant que j’en parle, il me semble qu’elle a servi d’enseigne à un théâtre en ville, Le Sette Mari. »
Entendre ce nom me tétanisa. Il y avait donc un rapport entre tous les éléments insolites que j’avais relevé pendant mon séjour à Tarente : j’exultai à l’idée de connaître la suite.
« Mais il se pourrait qu’elle soie beaucoup plus ancienne, n’est-ce pas ? » demandai-je.
Il renifla et toussa puissamment :
« Cela se peut, bien sûr. Je n’ai pas de souvenirs très exacts de l’affaire, cependant je suis persuadé que les spécialistes n’ont pas encore de certitudes, qu’il s’agisse de sa date ou de son origine. Mais en tout cas, ils ont pu déchiffrer les écritures gravées contre sa surface… »
« Et que disent-elles ? »
« C’est assez amusant. Elles racontent la légende du Poisson-lune. »
En relevant mon regard à la fois impatient et interloqué, il explicita :
« Oh, c’est un mythe local. Une légende ancestrale, qui remonte bien plus en arrière que le raz-de-marée de 1464 ; voilà pourquoi les chercheurs essayent plus d’analyser l’âge de la pierre elle-même, pour savoir de quand elle date. La légende veut que tous les 500 ans, environ, le Poisson-lune refasse surface. »
« Ce qui est incroyable, remarquai-je, c’est qu’elle a finalement survécu à la déferlante. Et qu’elle a été retrouvée presque un demi-millénaire plus tard. Et qu’annonce-t-il, ce poisson lune ? »
« Rien de particulier. C’est un symbole, voyez-vous. Il représente l’océan et ses mystères, les arcanes qu’il préserve jalousement dans ses abysses. Toutefois, on raconte que si un humain était amené à l’apercevoir, la face du monde s’en verrait changée. Comme si notre planète se transformait. »
« Elle ne dit rien de plus précis ? »
Il regarda sa montre. Avec un sourire gêné, il me signifia qu’on avait besoin de lui aux salles des machines. Il me répondit tout de même :
« Rien de plus. La stèle ne précise pas la nature du bouleversement ; mais les marins l’on toujours interprété comme un sombre présage. Le Poisson-lune, selon la légende, n’apparaît que quelques secondes. Il remonte à la surface et son éclat irradie le ciel d’une lumière argentée. Bizarre, vous me direz,…Bon, je dois filer, mais si vous souhaitez en reparler plus en détail, passez donc à la cabine d’ici une heure ! »
Et il s’en alla. Je n’avais quant à moi pas prononcé le moindre mot, ni lâché la rambarde à laquelle je m’étais cramponné jusqu’à la tordre. Le regard dans le vide, je tremblais. Cette lumière pâle que j’avais aperçue de loin…était-ce possible ? Mon esprit s’embrouilla, je ne savais que faire ni que penser. Je songeai un instant à faire le grand saut depuis le pont ; peut-être mon sacrifice eut pu apaiser les flots ? Je finis par me reprendre, mais j’étais comme vidé, aussi je tombai à genoux, le souffle court. Je l’avais vu, nul doute là-dessus. A moi à présent d’assumer mon acte, à moi d’endosser en mon fort intérieur le bouleversement que ma maladresse allait provoquer. En me retournant vers l’océan, j’eus l’impression de l’entendre frétiller, comme s’il était en colère, et je me mis à penser à Celia et Sergio, à Tarente, puis à ne plus penser du tout. A compter de ce jour, j’ai redouté chaque seconde à venir, attendant craintivement l’ultime instant ; peut-être aussi ai-je fini par souhaiter son arrivée.

zeratul

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Message  Procuste Sam 20 Nov 2010 - 17:31

Alors, zeratul, chapeau ! D'ordinaire, je n'aime guère les récits de voyage ni les digressions par rapport à l'action principale, mais là, je trouve que les longueurs font partie intégrante du charme de votre texte, instillent peu à peu le malaise... j'ai beaucoup aimé cette histoire dont le rythme lent, nonchalant, devrait en principe me rebuter !

Plusieurs fautes ou maladresses dans l'emploi de la langue, que je vous signale ci-dessous :
« les fréquents voyages en Italie que j’ai effectués (les voyages) par le passé »
« Je me base bien sûr d’un point de vue »
« j’apercevais l’horizon ionique illuminé des rayons de l’astre solaire » : je le verrais plutôt ionien, l’horizon, « ionique » me semblant réservé à ce qui caractérise les ions en chimie
« quand on est aussi réjoui (et non « réjouit ») que je l’étais alors »
« l’œuvre de Rudyard Kipling »
« Puis, (pourquoi une virgule ici ?) le sommeil me guetta aux alentours de dix heures du soir, chose qui ne m’était jamais arrivée (la chose) »
« repensai à mes voyages antérieurs, avec la conviction que je garderais (la concordance des temps impose ici un conditionnel : évocation dans un récit au passé d’un événement futur) de celui-ci une impression particulière »
« Je finis par me préparer »
« Plus je m’approchai (je pense qu’ici un imparfait « m’approchais » serait bien préférable au passé simple) du port, plus mon esprit s’embrumait »
« Enfin, je finis par fouler le pavé poli des docks »
« l’état de conscience toute-puissante…Tous (typographie : une espace après les points de suspension) ces ressentis confus »
« tandis que je retrouvais (l’imparfait s’impose ici, à mon avis) goût à toute chose. Je vécus cet instant »
« Curieusement, je rêvais (à mon avis, un passé simple « rêvai » serait préférable ici à l’imparfait) de Strasbourg. J’imaginai »
« je me souviens d’un fait non pas curieux, mais auquel je repensais (ici aussi, je verrais plutôt un passé simple « repensai ») toute la journée »
« la chance, capricieuse, me sourit tandis que je passais (l’imparfait s’impose ici, à mon avis) mes nerfs »
« je me hasardai (« h » aspiré) dans la toute dernière salle »
« cependant mon piètre grec ne me permit que de cerner quelques bribes minces »
« de peur que les ouvriers n’arrivent plus tôt que je le pensais »
« A nouveau je pus goûter à cette inexplicable sérénité » : dans cette acception (savourer au sens figuré), je crois qu’il est préférable d’écrire « goûter cette inexplicable sérénité »
« mais c’était sans compter (plutôt « compter sans ») le caractère chaleureux »
« elle qui n’était jusqualors habituée »
« beaucoup de questions sur la France »
« sembla se rappeler un (et non « d’un », on se rappelle quelque chose et on se souvient de quelque chose) élément à propos de recherches sous-marines (trait d’union) récentes que l’institut d’archéologie avait orchestrées (les recherches) quelques années de cela quand un serveur maladroit (je pense qu’une virgule avant « quand » est nécessaire, sinon on a vraiment l’impression que le serveur a renversé l’eau au cours des recherches sous-marines orchestrées quelques années auparavant) renversa sur sa chemise une giclée d’eau minérale »
« tandis que son mari rassurait (l’imparfait s’impose ici, à mon avis) d’un ton amical le pauvre serveur »
« elle me demanda sans détour si je comptais (la concordance des temps impose ici l’imparfait et non le passé simple) un jour me marier »
« six cents ans plus tôt »
« la salle, sans être étroite, donnait l’impression d’être immergée » : attention, je trouve que la répétition de « être » se voit
« En m’asseyant, je demandai (et non « demandais », je pense que le passé simple s’impose ici et non l’imparfait) discrètement à Sergio »
« nous discutâmes quelques minutes (de) nos impressions »
« je repensais bien évidemment à la stèle »
« Il me sembla même, pendant quelques secondes, qu’un faisceau blanc progressa (à cause du côté progressif, justement, je crois que l’imparfait « progressait » conviendrait mieux ici) à l’horizon avant de disparaître »
« bien qu’ils y assistent (et non « assistaient », « bien que » est suivi du subjonctif ; vous pouvez même oser l’imparfait du subjonctif, je pense que cela ne serait pas déplacé dans votre texte) probablement chaque matin »
« moi qui ne supporte pas (de) lire avec le roulis »
« alors que je j’essayais de l’allumer »
« je replaçais (je pense qu’un passé simple « replaçai » serait ici préférable à l’imparfait) ma cigarette avec les autres, juste avant d’entendre le bruit caractéristique d’un briquet capricieux »
« j’aperçus un vieil homme corpulent »
« je (le) lui rendis en le remerciant »
« demandai-je (et non « demandais-je », je crois le passé simple bien préférable ici à l’imparfait), passionné de pouvoir enfin en savoir plus »
« tous les éléments insolites que j’avais relevés (les éléments insolites) pendant mon séjour à Tarente »
« il se pourrait qu’elle soit beaucoup plus ancienne »
« Cette lumière pâle que j’avais aperçue de loin…était-ce (typographie : une espace après les points de suspension) possible »
« peut-être mon sacrifice aurait-il (ou « eût-il) pu apaiser les flots »
« en mon for (et non « fort ») intérieur le bouleversement »
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Message  elea Sam 20 Nov 2010 - 19:27

Bien aimé ce récit, mélange de quête de soi et de fable, de carnet de voyage et d’enquête mystérieuse.
Le style est nerveux, donne du rythme là où les descriptions et le temps pris pour poser l’intrigue auraient pu casser ce rythme et rendre l’ensemble long et ennuyeux.

Un petit bémol parce que parfois je trouve cela un peu trop explicatif au début, par exemple : En effet, le directeur de mon agence nous annonça en début de semaine qu’il se remariait et partait en voyage de noce pour près d’un mois ; par conséquent, nous étions aussi libres que lui, n’étant pas qualifiés pour faire tourner l’entreprise sans sa clé de voute. Ou bien Ainsi, je pris mon mal en patience le lendemain (je m’étais du coup levé très tôt), jusqu’à mon arrivée à Tarente, programmée à dix-sept heures.
Et puis parfois l’impression d’un manque de relecture, le nom du restaurant remplacé par un "?" Par exemple.
Cela n’empêche pas l’ensemble de se tenir mais fait un peu brouillon.

elea

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Message  Invité Sam 20 Nov 2010 - 20:25

C'est très bien écrit, toutefois, je me suis passablement ennuyée... ça n'en finit pas de prendre son temps et les voyages ne me plaisent que lorsque je peux décider de ce que je visite !
Une autre fois, sans doute...

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Message  zeratul Dim 21 Nov 2010 - 22:13

Je me suis effectivement un peu empressé de poster un texte qui nécessitait une relecture totale ; merci de prendre le temps de le passer au crible de façon aussi minutieuse. J'espère avoir réussi à flouer les éléments qui s'enchaînent, à les enserrer dans une banalité apparente, qui dissimule le mieux possible la chute vertigineuse qui intervient à la fin. C'était réellement là mon objectif : brouiller les pistes, laisser croire que tout est anodin, pour que le lecteur ne puisse pas anticiper le virage chaotique que prend le récit à quelques lignes de son terme. Je ne suis pas un spécialiste de l'Italie, je vous avouerai même que je n'y suis jamais allé ; peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle l'aspect "récit de voyage" n'est pas toujours convainquant et peut rendre la nouvelle un peu plate.
Merci en tout cas de vos commentaires, en espérant faire toujours mieux.

zeratul

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Message  Sahkti Lun 14 Mar 2011 - 15:42

Le début, très explicatif, à l'image de certains guides de voyage sans âme, risque de rebuter plus d'un lecteur je crois... ce serait pas mal d'insuffler émotion et humanité à cette partie qui se contente de décrire sans pour autant permettre au lecteur de vivre ce qui se passe. Or sans cela, difficile de tenir jusqu'au bout et ce serait dommage de stopper en route, dans la mesure où le texte rebondit à un moment donné et semble vouloir s'envoler. Sans pour autant le faire, la froideur reprenant le dessus sur l'essai tenté. Dommage.
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