La part tendre des pierres

[milo]

Un peu à l'écart des bruits que seul le matin fait naître, je t'écris d'une ville sombre.
Je t'écris de l'intérieur des ombres, contorsionné dans l'absence de couleurs. Je t'écris...
à mi-chemin entre ailleurs et cette impasse où pissent les chiens.

*

Au hasard d'une rue, dans la rumeur tenace des engins de chantier, s'allongeait vers le ciel la première ébauche du monde gris.
Les hommes devant, figés, le visage levé vers les grues, semblaient rapetisser avec la fin du jour.
C'était l'automne ; et chaque mètre carré de ciment portait un nom de fleur.
Aux pieds des Amandiers, la voie rapide s'étirait comme un horizon défait du monde qui l'entoure.
Et le noir naissait comme tous les soirs sur cette route bordée de rien, d'arbres malades et de lampadaires alignés ;
avouant chacun, à intervalles réguliers, les petites-couleurs et la peur viscérale que les hommes ont de la nuit.
De ma fenêtre souvent je suivais les voitures, le mouvement hypnotique des phares blancs ;
et mon regard en voyage, se perdait toujours vers la gauche
en direction de la mer, en direction de nulle part.

Les yeux comme des semelles, dévorés par le goudron encore chaud
j'ai renoncé à mes rêves le jour où le toit des immeubles a rejoint le blanc des nuages.
Orange sur le béton, un peu contre moi, la lumière est morte dans les parkings vides.
C'est un bien triste sort, comme dirait Helno...

Toi, tu étais de ces êtres fulgurants
De passage
À jamais de passage
qui traversent la nuit, lumineux, emportant tout dans leur sillage
laissant
en suspension dans la rétine
le souvenir des Hommes en vie. L'empreinte longue des comètes.

Moi, je stagnais à l'endroit même où meurent les plus beaux visages. Cet endroit démoli où les hommes ont oublié d'accrocher des ampoules.
Cet endroit, où un jour, l'amour est mort lui aussi.
C'était un vendredi 13 je m'en souviens parfaitement, et Pigalle, de loin, m'apprenait la mélancolie.


Il n'y a plus de place pour les rêves, le béton mange tout ; alors on marche la tête basse, le regard traîné dans la caillasse des terrains vagues.
La ville s'écrase sur les sourires, une masse monochrome dans le fond de la bouche. Envie de vomir.
aujourd'hui il y a un grillage le long de mes souvenirs d'enfants. Un putain de grillage, qui répète le même losange à l'infini.
La ville croît, la vie s'éloigne. C'est ainsi...
Avec le temps, la fureur s'est absentée de mes poings. Usure normale des choses, des corps raclés sur le crépi des murs.
Le bruit des scooters est désormais ce bruit sous ma peau. Il résonne.
Je crois que je n'en peux plus.
Ici, la nuit me fait parfois penser à un tableau de Buffet. On ne s'y sent pas vraiment vivant, on n'y est pas vraiment mort ;
on y flotte avec ses propres fantômes
ceux qui hantent l'espace vide entre chaque battement de cœur.

*


Ce soir j'ai erré, comme on dit. Je suis resté un moment avec un type qui parlait seul. Je ne me rappelle plus très bien le pourquoi de sa colère...
Et finalement peu importe, on était ensemble, c'était déjà pas mal.
On s'est quitté comme on s'était rencontré, sans raisons, à l'amiable au coin de la rue de l'université et du boulevard Louis Blanc.

Le tramway passe ici tous les quarts d'heure, à peu près. À l'intérieur il y a des gens que je ne connais pas, qui ne se connaissent pas, qui ne se regardent pas,
seulement sans le vouloir
et encore, par reflets interposés dans la vitre.
Des milliers de têtes fondues dans le verre-sécurit, siamoisées à l'infini et qui s'ignorent méthodiquement, singeant un regard vague, perdue en dehors.
La nuit, de l'intérieur du tramway on ne voit pas, en dehors. Et tout le monde le sait. Pourtant, tout le monde feint. Mensonge collectif. Voyage sans décor.

Je suis remonté vers le centre, à pied. Les devants de portes s'emplissaient de types saouls ; les coins sombres, de bruits d'estomacs.
C'était ma ville. D'en bas, on n'y voit pas bien les étoiles.

*

En guise d'espoirs, j'ai accroché à un platane un bouquet de fleurs plastiques. J'ai ouvert une bière. Puis j'ai repris ma route.
Il y avait dans ce paysage suffisamment de place pour rentrer une symphonie ; mais l'oxygène semblait vidé de toutes ses notes.
C'était comme si les odeurs avaient pris le pas sur la musique.
Comme s' il n'existait plus dans l'air que le cri bestial de cet homme,
à la mémoire marquée sur les phalanges, aux souvenirs mélangés dans le sang des autres, perdu, quelque part entre les traces de dents et ses propres blessures.
C'était l'automne, deux fois l'automne... Et sur les arbres dépouillés, les branches poussaient vides.

Aux heures étranges de la nuit les visages s'estompent, ne reste que des silhouettes, des formes furtives, des ombres inquiètes ;
et chaque rue, ainsi repeuplée de fantômes, semble pencher vers de grands précipices. Des gouffres immenses, creusés à l'intérieur même des corps.
Des animaux s'y débattent, s'y tortillent, forçant sur la peau des Hommes comme un chien forcerait sur le cuir de sa laisse.
Non, la vie sans collier n'a décidément rien à voir avec l'idée qu'on s'en fait.

*

Sourire carnassiers, les gencives grignotées par la dope. Bienvenue parmi les bêtes.
Ici l'amour porte un nom sale, le nom d'un cri, un nom vulgaire remplissant de crache l'envers des capotes.
Hier encore, une femme s'est fait piétinée dans un local poubelle.
Personne n'a bougé, le type avait un schlass.
Personne n'a bougé parce que sur un surin il n'y a pas de strass. Il y a juste des diamants bruts.
Des lumières vives qui rappelle à quel point nos petites vies sont précieuses.
Mourir ou vivre lâche.
Si j'avais été là, je me demande si j'aurais eu le cran d'y passer ?

Passé une certaine heure on se pose de drôles de questions. La bière y est sans doutes pour quelque chose...
La solitude et l'alcool enfantent des fleurs fades.
Je n'y peux rien, moi, si tout part en couilles. En fait si, j'y pourrais certainement quelque chose, mais je suis de la race des lâches.
Et je préfère attendre. Attendre le matin
La part tendre des pierres.

[Procuste]

Bon, ben pour moi ça ne fonctionne pas, et je ne sais pas pourquoi. Le rythme est là, les formules, l'ambiance... mais tout me paraît sans vie, comme si les mots avaient été convoqués, sommés de donner un effet et s'exécutaient sans en avoir envie. Je ne vois pas ce qui pèche, le résultat est que je trouve l'ensemble chiant, désolée. Sans énergie, sans densité.

Quelques remarques :
« On s'est quittés comme on s'était rencontrés »
« singeant un regard vague, perdu (et non « perdue », c’est bien le regard qui est perdu ?) en dehors »
« une femme s'est fait piétiner dans un local poubelle »
« Des lumières vives qui rappellent à quel point »
« La bière y est sans doute (et non « doutes ») pour quelque chose »

[ubikmagic]

Cela me fait penser au film de Cronenberg, tiré de Ballard, Crash. Il y suinte une résignation, un abattement, un ennui palpables. Et la musique qui grince, obsédante, vrille les nerfs.
Idem ici, tout semble pesant et englué, poissé d'une brume de désespoir couleur de goudron.
Forcément, la lecture en est pénible. Mais je suppose que c'est indirectement lié à l'effet recherché. Disons que c'est la conséquence logique pour moi.
Drôle d'impression. Dire si on aime ou pas n'a aucun sens à ce stade des choses. L'effet est réussi. On ne peut que dire : ok tu as mis dans le mille. Mais a-t-on envie de s'y aventurer ?
En tous cas, chapeau pour la maîtrise que cela sous-tend.

Ubik.

[milo]

Procuste, surtout ne sois pas désolée de me dire ce que tu penses... Tu as trouvée le texte chiant, je l'entend et je ne prends pas ça comme une attaque personnelle :-))
Vrai que j'avais envie d'écrire un truc un peu lourd, pesant, avec un parti pris dépressif . Bon, c'est sûr, j'avais pas envie d'être chiant... Par contre j'avais réellement besoin d'avoir un retour sur ce texte ( c'est la première fois que je tente d'écrire plus d'une page ), histoire de savoir où j'en étais.

Oups, je viens de comprendre que vous étiez socque... euh... ben... pardon pour les « tu »...

Et encore une fois, merci pour la correction...

Un sourire.


Ubik,
je te remercie d'avoir pris un moment pour me donner ton impression sur ce texte. Drôlement bien rendue, d'ailleurs.
Et au final, je crois que je me pose la même question que toi...
« A-t-on envie de s'y aventurer ? »
J'ajouterais même : Est-ce que ça en vaut la peine ?

Merci, en tous cas.

[Rebecca]

Un beau texte où la nuit le béton et les hommes forment un tableau amer et sinistre comme peut l'être la vie quand elle se débat en vain contre les ténèbres la mélancolie la laideur du paysage et parfois des âmes.

[eva1609]

Très beau texte, sombre à souhait, avec des fortes images.

[Invité]

Salut.

J'ai trouvé dans ce texte une vraie ambiance, complètement déprimante, déshumanisée. Un très beau texte avec des images très fortes, de temps à autres.

Cependant... Je vois plus ce texte comme l'arrière-plan d'une narration plus longue (roman ou nouvelle) que comme un texte qui se suffirait à lui-même. Du coup, le texte peut paraître ennuyeux, effectivement.

[ubikmagic]

Ubik,
je te remercie d'avoir pris un moment pour me donner ton impression sur ce texte. Drôlement bien rendue, d'ailleurs.
Et au final, je crois que je me pose la même question que toi...
« A-t-on envie de s'y aventurer ? »
J'ajouterais même : Est-ce que ça en vaut la peine ?

Merci, en tous cas.

Je ne sais pas si tu connais Ballard, mais je trouve qu'il y a une force extraordinaire en lui, un art de décrire de façon froid, clinique, presque entomologique, l'intériorité de ses personnages tout en restant à l'extérieur, sans nous livrer de clés, mais seulement des pistes. Et cet univers glacé, accablant, stérile, hostile... Je trouve que IGH et Crash sont, de ce point de vue, des chefs-d'œuvres. Et, dans le genre impitoyable et déjanté, tu peux lire aussi Dr Adder, de Kevin W Jeter.

Jettes-y un œil, voire deux, si tu en as l'occasion. Ne la rate pas.

Ubik.

[Jean]

Un pur texte d'atmosphère. Sombre, amer, torturé. Beaucoup d'images fortes et visuelles. Me rappelle certains films comme Sin city ou un max payne (plutôt le jeu vidéo).

Il faut peut-être un certain état d'esprit pour bien se laisser envouter par le rythme, et moi j'ai été pris.

Comme vincent M., je pense que l'univers est assez intéressant pour que tu tentes de l'approfondir et le faire vivre en y incluant une histoire.

[Invité]

Un texte qui donne à voir autant qu'à ressentir. J'ai aimé cette déambulation, les pensées vagabondes qui accompagnent l'errance, les rencontres qu'on y fait au détour de la nuit. Ça ne respire pas la joie de vivre non, je ne vois pas pourquoi ça devrait. Il y a là de belles formules, des ellipses comme j'aime. Ma préférée : Les yeux comme des semelles, dévorés par le goudron encore chaud

[lol47]

J'aime.
Sans bémol.

Overdose.
Ne pas savoir l'écrire mais comment l'écrire.
Le plus beau secret est l'introduction à la mélancolie.

Merci de ce texte.

[Lyra will]

De belles choses! Et à d'autres moments, je trouve que l'on est quand même à la limite du pathos et du moi/tu/moi. Enfin, dans l'ensemble, pas mal de belles images tissées autour de cette nuit urbaine.

[Invité]

Personne n'a bougé, le type avait un schlass.
Personne n'a bougé parce que sur un surin il n'y a pas de strass.

un peu "discomobile" cette affaire de rime.

Hormis, j'aime beaucoup ce poème géant.

[midnightrambler]

Bonsoir,

Je n'ai pas vraiment apprécié ce texte ...
Pourquoi le fais-je remonter alors ?
Parce que j'y ai trouvé quelques belles formules !
Mais finalement ce ne fut pour moi qu'une quête de la formule la plus percutante ou la plus dérangeante, c'est pourquoi je n'ai pas beaucoup aimé ce texte ...
Et pour pleinement apprécier celle que je préfère, j'ai dû la modifier légèrement : Et sur les arbres dépouillés, les branches poussaient vides ... Et sur les arbres dépouillés les branches poussaient xxxxxx ...

Amicalement,
Midnightrambler

[Invité]

Milo, habituellement j'aime vraiment beaucoup ce que tu écris. Aussi, j'ai été déçue de ne pas arriver à aimer ce texte.
Pourquoi ? Qu'est-ce qui diffère ? ...
J'ai eu la sensation de quelque chose de forcé, d'un peu artificiel. Alors que dans tes autres textes, on sent une personne derrière, ici j'ai plutôt senti un auteur... et bon !

[Jano]

Tu as bien fait de remonter ce texte que je ne n'avais pas vu Midnightrambler.
A part cette référence au "vendredi 13" que je trouve saugrenue, le reste est d'un pessimisme fascinant. Comme quoi la noirceur peut briller ...

[milo]

Un grand merci à vous pour vos commentaires, vos ressentis et vos critiques. Vous avez répondus à pas mal de questions que je me posais.

Rebecca : Content que tu aies un peu aimé ce texte. « un tableau amer et sinistre », en tous cas c'est à peu près ce que je voulais :-)

eva1609 : Merci. Un texte de nuit.

Vincent M. : En fait je crois que ce texte est un petit bâtard, coincé entre mon envie d'écrire de la poésie et mon besoin d'arrêter de m'y obstiner. En tous cas, je suis apparemment loin d'être suffisamment mûr pour passer à la narration pure...

ubikmagic : Je pense que je vais y jeter les deux yeux. Ne serait-ce que pour apprendre.

Jean : J'ai vu Sin City il y à quelques années, si ma mémoire est bonne, c'était un film très sombre dans l'atmosphère qu'il dégage, esthétiquement proche d'une B.D...
Je ne connais pas Max Payne... mais, content que tu aies trouvé des ponts dans ce texte.
Malheureusement, comme je disais à vincent M, je ne me sens pas capable de m'inscrire dans quelque chose de plus approfondi...

Easter(Island) : Avant toutes choses, un sourire.
J'ai drôlement honte... Il a fallut que je cherche la définition du mot ellipse dans le dictionnaire...

« les pensées vagabondes qui accompagnent l'errance » C'est superbe !
Merci.

Lol47 : je suis percé à jour. À demi mots.
Je ne crois pas qu'il existe de plus belles musiques.
Merci.

Lyra will : Moi / Tu / Moi. Je ne sais pas si je suis capable d'écrire autre chose... J'aimerais...

pandaworks : ça me fait plaisir que tu vois un poème dans ce texte, à la base j'étais parti dans cet esprit... Et puis finalement je trouvais ça trop long, trop fouillis, pas assez « poésie »... Alors je me suis dit qu'il serait mieux dans la catégorie prose. Je suis souvent bien embarrassé avec ce que j'écris...

En ce qui concerne la rime boule-à-facettes, comme disait ma grand-mère : « Qui fait des rimes sans le vouloir est un con sans le savoir »...
:-)

midnightrambler : « une quête de la formule la plus percutante ou la plus dérangeante ». Effectivement, c'est un peu ça...

coline Dé : Merci d'avoir, encore une fois, pris le temps de me donner tes impressions. En effet ce texte est sans doutes plus forcé que d'autres, je l'ai écris sur plusieurs jours, en m'obligeant à être moins spontané, plus réfléchis... A priori j'ai réussi mon coup, au niveau de la spontanéité... :-))

Jano : « Comme quoi la noirceur peut briller... ». Wow, ça c'est un chouette compliment pour moi ! Et de manière plus générale, un message plein d'espoir. Merci. Depuis toujours j'en suis convaincu : Oui, « La noirceur peut briller ». Les roses poussent bien dans le caca... :-)

Pour ce qui est de Vendredi 13, c'est une chanson. Une sorte de message personnel glissé dans le texte, à demi mots.
J'espère que le lien va fonctionner... : Pigalle - Vendredi 13

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