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Résonance sauvage

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Résonance sauvage Empty Résonance sauvage

Message  regaramical Mer 12 Jan 2011 - 18:46

Je descends de voiture. Je suis un peu en retard. Le spectacle était prévu pour 15 h. Je me rends à la grille du jardin. Un groupe de quatre personnes s’y presse déjà. Au premier coup d’œil, j’ai reconnu un jeune mongolien adulte. Il y a aussi une femme au visage vieilli qui fait une horrible grimace. Je ne sais pas si elle a encore des dents, mais sa bouche forme un rictus désagréable à voir. Sa peau est épaisse, grumeleuse. Un homme assez jeune les accompagne. Je comprends que c’est leur éducateur. Ce petit groupe d’adultes vient comme moi au concert.

La porte est fermée à clé et l’éducateur sonne plusieurs fois. Au bout d’une minute, un homme descend nous ouvrir. Il dit deux mots et introduit sa clé dans la serrure de la grille. La femme au rictus l’observe attentivement et dès que la porte-grille est ouverte, elle se jette sur lui pour s’emparer de la clé. L’éducateur et le portier arrivent à la calmer. Quelle horreur de l’enfermement semble traduire ce désir pour une clé !

Puis, nous montons les trois étages qui conduisent à la terrasse de l’établissement. Car il s’agit d’un établissement pour handicapés mentaux adultes : la Corne du Bois. C’est un ancien hôtel remis à neuf à Saint-Beldrick, accroché sur une pente très raide sous le col du Reinardt. Nous rejoignons le niveau supérieur où se trouve la salle des fêtes. Elle servira de salle de concert. En plan, c'est un losange. Le plafond présente plusieurs pentes. Tout un côté en forme d’étrave s’avance vers le vide. Les nombreuses baies vitrées révèlent un paysage magnifique. Le soleil éclaire d’une teinte dorée les montagnes au sud de Colmar. La plaine d’Alsace s’étale, à peine nimbée de brume.

Curieusement, je ne suis pas en retard. Il n’y a presque personne dans la salle, seulement quelques pensionnaires et quelques parents invités spécialement pour le concert.

Un homme habillé modestement parle avec du personnel de la maison. Je le reconnais. C’est François-René Duchable, le pianiste qui vient faire le récital. Plutôt une animation, comme il a annoncé lui-même. Je le trouve assez petit, pas du tout impressionnant. Pourtant, il s’agit d’un des plus grands pianistes Français. Il est mince, son nez s’avance assez sur son visage effilé. Ses cheveux sont bouclés. Je le reconnais bien maintenant. Je l’ai vu plusieurs fois en photos dans des articles ou des pochettes de cédé. Je connais quelques-uns de ses enregistrements. Il est d’une virtuosité redoutable. La veille encore, j’ai écouté, interprété par lui, le 2e concerto de Saint Saens. Il faisait jaillir les notes de son piano à une cadence de mitrailleuse. Très impressionnant.

Finalement, d’autres pensionnaires, dont ma fille handicapée mentale, viennent s’installer. Le pianiste les observe à la sauvette. Il faut dire qu’ils sont inquiétants. Pour quelqu’un qui n’est pas habitué à la misère du monde, ces êtres à l’allure gauche, aux membres secoués du geste saccadé des autistes, aux regards étranges, ces êtres font peur. Un jeune homme au beau visage régulier bave continuellement et un filet de salive sort de sa bouche pendante, et tombe par terre. Une jeune fille au visage étonnamment primesautier sourit gracieusement en tapant une cuillère sur sa langue continuellement sortie. Cette fille, je la trouve belle, et mon cœur se serre de tant de gâchis. Une autre un peu plus âgée, au visage harmonieux et sérieux comme une maîtresse d’école, me fait hésiter : est-ce une éducatrice ou une pensionnaire ? Un sourire qui traîne trop longtemps sur sa figure me renseigne. Tristesse. Curieusement, mais je ne suis qu'un homme, la débilité mentale me fait plus mal quand elle frappe des femmes belles. Un mongolien se vautre sur un matelas posé par terre en enserrant une couverture, et commence à se balancer en une gestuelle compliquée et répétitive. Les éducateurs s’occupent des pensionnaires et évitent les dégâts. Car certains d’entre eux s’approchent du pianiste, le dévisagent et lui posent des questions étranges. Un cherche même à lui serrer la main, mais on prévient le pianiste que ce grand jeune homme adore broyer les doigts et qu’il est très fort. D’autres touchent le piano à queue dont on a entrouvert le coffre.

Le pianiste commence à parler. Il avait annoncé qu’il ne voulait pas faire de concert mais présenter la musique, celle qu’il connaît, à ces êtres qui ne vont jamais au concert. Mais il ne sait pas trop quels mots utiliser. S’adresse-t-il aux pensionnaires qui ne l’écoutent guère ou aux éducateurs, ou encore aux parents qui sont là ? Finalement, il renonce à la parlote et se met au piano.

Je me suis installé au 2e rang. Je suis à cinq mètres du virtuose et je vois parfaitement le clavier. Il commence à jouer des airs faciles à écouter : Schubert, Beethoven, des airs de Brahms. Très vite, je suis pris dans son jeu. Malgré l’ambiance peu mélomane, malgré les cris de certains pensionnaires, malgré les déplacements incessants de certains excités, Duchable, dès qu’il commence un morceau, est habité par la musique. Je suis sous son charme.

Il faut dire que je suis très sensible à la musique. Les airs que j’apprécie me font venir des larmes aux yeux. Certains tableaux, certaines œuvres d’architecture arrivent aussi à voiler ma vue d'émotion.

Je remarque quelqu’un de très agité au premier rang, un peu à ma droite. C’est justement la femme au visage ingrat qui essayait de prendre la clé de la grille d’entrée tout à l’heure. Son visage est secoué de rictus affreux. La musique semble exercer sur elle un pouvoir violent, violent comme elle.

Duchable s’est échauffé. Il se lance dans des morceaux plus longs, certains de grande virtuosité. On entend du Albenitz, du Manuel de Falla. Cette musique-là, je l’adore, rapide, nerveuse, hypnotique par moments. Duchable joue merveilleusement et le piano répond bien. Je jette un coup d’œil sur ma voisine de devant. À chaque passage qui me fait vibrer, je la vois se décomposer. Son visage se crispe. Une intense souffrance se lit sur cette face dévastée. Mais, c’est une souffrance mêlée d’une joie sauvage. Son regard est tendu, il ne quitte pas les mains du pianiste, et son corps se tord sous les coups de boutoir de la musique. Mon attention est tiraillée entre le spectacle des mains de ce pianiste qui joue divinement et le visage poignant de cette femme.

Puis je me rends compte avec stupeur, que j’entre en résonance. L’émotion que me procure cette musique est décuplée par les réactions de cette autiste. Mon cœur se serre à la limite du supportable. Je pleurerais à chaudes larmes si je ne me forçai à regarder ailleurs. Pendant plusieurs morceaux, je suis comme un fétu, balloté par les courants très puissants de cette tempête.

Je sors de là épuisé mais étrangement heureux. J’ai été en phase, en connivence, en communion presque, avec cette femme. J’ai ressenti une partie de ce qu’elle vivait. Mais quelle violence dans ces émotions ! Quelle croix ce doit être de vivre une telle violence dans son cœur !

J’apprendrai en discutant avec son éducateur qu’elle essaye d’apprendre le piano sur un vieil instrument de l’établissement de Bellegarde dans lequel elle est placée. Je n'ai pas osé demander son nom.

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Message  Intemporelle Mer 12 Jan 2011 - 19:15

Au départ je n'ai pas été très emballée par ce texte, et gênée par quelques expressions qui m'ont parues maladroites (par exemple "Quelle horreur de l'enfermement semble traduire ce désir pour une clé !"), mais au fil du texte j'ai fini par apprécier le style. Il y a beaucoup de descriptions, de visages surtout, ça apporte un charme au texte, on sent presque un désir du personnage d'enfermer la maladie dans un espace clos, maîtrisé, à travers cette manie de déchiffrer les visages. L'effet est intéressant, par contre l'expression "au visage" est trop utilisée, tu devrais varier les manières d'amener les descriptions. J'ai vraiment aimé la partie où ton personnage entre en quelque sorte en communion avec cette femme, contrastant avec ses premières réactions de rejet (qui se traduisent aussi dans la première description qu'il en fait), et surtout le "Je n'ai pas osé demander son nom", ça avait quelque chose de touchant cet ultime sursaut de faiblesse humaine, on aurait pu craindre une fin lyrique et quelque peu fade, mais par ces quelques mots tu lui donne plus de force. Bravo.
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Message  Invité Mer 12 Jan 2011 - 19:20

Plus un témoignage qu'un récit. Difficile de porter un regard critique.
Je crois que ce qui m'a le plus frappée, c'est la manière d'entrer de plain-pied dans le vif du sujet : Au premier coup d’œil, j’ai reconnu un jeune mongolien adulte. Il y a aussi une femme au visage vieilli qui fait une horrible grimace ; je ne dis pas que c'est bien ou mal, seulement que je n'y étais pas préparée.

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Message  Invité Mer 12 Jan 2011 - 20:41

L'art est une façon d'entrer en communication plus profonde avec les schizo et les autistes, pas toujours, mais parfois. Et la violence de ce qu'ils éprouvent est éprouvante pour nous, mais étrangement gratifiante aussi. Je me souviendrai toujours de l'émotion d'un jeune schizophrène auquel j'avais montré du Hundertwasser. " Ça... ça.... " il avait conclu au bout d'un moment "C'est moi !"

Pour revenir à ce texte, j'ai trouvé le ton très juste, Regardamical, reflétant avec sincérité le mélange de sentiments que suscitent ces êtres si proches et si différents à la fois qu'on a souvent vite perdu la mesure... (sauf probablement, Duchable au piano.)
J'ai bien aimé ce texte.

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Message  elea Mer 12 Jan 2011 - 23:49

Un texte qui sonne vrai, qui est à la fois descriptif et cru et en même temps retenu. Touchant au final, par ce qu’il dit, simplement, comme un partage.

elea

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