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Fin de pièce

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Aoshi
mitsouko
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Message  mitsouko Dim 17 Avr 2011 - 10:12

Il était seul assis à sa table. Dès mon entrée j’avais repéré sa nuque puissante et ce crâne rasé qui lui donnait des allures de guerrier mongol. Je le regardai décortiquer son crabe, une carapace ocre et luisante sertie de pinces redoutables, qui trônait dans son assiette, comme un vestige des fonds marins. Les clients étaient rares à cette heure tardive et seul le ballet silencieux et fatigué des serveurs apportait un semblant d’animation.

D’où j’étais, il ne pouvait me voir. Ces gestes étaient énergiques et précis, accomplissant une sorte de rite sacrificiel préétabli. Le craquement sinistre de la carapace et ses bruits de succion pour aspirer la chair iodée, apparaissaient comme un concentré de violence contenue, qui dénotait avec l’ambiance feutrée du lieu. Je fixais ses mains puissantes qui maintenant s’attaquaient aux pinces du crustacé, sa gourmette en or venait cogner contre les mandibules générant un tintement lancinant. Parfois, entre deux bouchées il buvait une longue rasade de muscadet, avec cette précipitation gloutonne des gens qui engloutissent la vie plus qu’ils n’en jouissent. Ces ripailles gargantuesques et l’odeur de la marée me donnaient presque la nausée.

Il avait posé sur la nappe tachée, un calepin noir. Parfois, interrompant son festin, il marquait une pause et d’une écriture petite et minutieuse il prenait des notes. A part moi, personne ne prêtait attention à lui, si ce n’est le préposé à son service qui de temps en temps lorgnait vers sa table pour savoir si le repas était achevé, afin qu’il puisse enfin aller se coucher.

Alain Laubreaux était sans doute l’homme le plus haï mais aussi le plus redouté de la ville. Le critique de théâtre le plus féroce, ses papiers faisaient et défaisaient les créateurs, pouvant condamner une pièce dès la première, ou laisser entrevoir quelques espérances quand son jugement accordait quelques indulgences à l’auteur. Connu pour ses prises de position antisémites et son passé collaborationniste, comme l’avait déclaré un jour son ami Lucien Rebatet : « il n’avait à secouer aucun scrupules d’homme de droite, aucun débris de dogmes ne l’embarrassait ».

C’est alors que tout se passa très vite, un brouhaha anormal dans l’entrée, quelques éclats de voix, des pas précipités et je vis débouler Jean C., un jeune auteur dont la pièce avait été éreintée la semaine précédente et interdite de représentation. Se dégageant de la meute des serveurs à ses trousses, il se planta devant la table du critique. Laubreaux leva la tête, au premier abord il ne reconnut pas Jean C., agacé d’être importuné pendant son repas. Pourtant, lorsqu’il vit dans le prolongement du bras, une arme pointée sur lui, il eut un recul imperceptible, enfonçant sa carrure dans le cuir de la banquette. Il toisa d’un regard méprisant et haineux, cet individu que tout lui opposait, son allure de grand échassier, la finesse de ses traits et cette élégance naturelle.
- « Alors C. vous venez me relancez jusqu’ici, tout cela parce que j’ai détesté votre torchon, des gens comme vous, nuisent à la littérature française qui devrait se purifier de ses miasmes. Je vous briserai comme les autres, et inutile d’envoyer votre chien de garde pour me …… »


Les dernières paroles furent couvertes par le bruit des détonations, la première balle l’atteignit au poitrail et la deuxième sous l’œil gauche, ce qui projeta violemment la tête en arrière, arrachant au passage la partie gauche du visage dans une gerbe de sang qui éclaboussa un tableau de scène champêtre situé au-dessus de la banquette. Le buste de Laubreaux pivota et il s’affaissa sur la table dans un bruit mou, la masse spongieuse et sanguinolente de face retombant dans son assiette.

Jean C. restait immobile, comme tétanisé par son geste et encore assourdi par la déflagration. Le premier instant de stupeur passé, deux serveurs se précipitèrent sur lui et le clouèrent au sol, de toute façon il n’opposait aucune résistance, semblant presque détaché, après son geste insensé.

Dans la panique générale et le bruit des sirènes de police qui mugissaient au loin Boulevard des Capucines, mon regard resta figé sur le spectacle dévasté et surréaliste de l’assiette. Avec la précision picturale d’une nature morte de Chardin, que j’affectionnais tant, un œil encore vif, dans l’effroyable bigarrure des chairs semblait observer la scène, ne faisant plus qu’un avec la masse du crustacé lui conférant la dimension d’un monstre mythique et vengeur.


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Message  Aoshi Dim 17 Avr 2011 - 11:27

Je commencerai d'abord par deux fautes que j'ai vues:
"vous venez me relancez" => relancer
"Ces gestes étaient énergiques et précis" => je pense qu'ici c'est "ses"

J'ai bien aimé l'idée, le critique me fait penser à Ego dans "Ratatouille" (vive la référence), cependant je croyais au début qu'il examinait la nourriture et non pas une pièce de théâtre, dont tu ne parles jamais. La fin est étrange, je ne suis pas sûr d'avoir tout saisi, en tout cas j'ai apprécie le texte.
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Message  Clarisse Dim 17 Avr 2011 - 11:41

Beaucoup aimé cette nouvelle à l'heure du repas!

Plus sérieusement toute la première partie (la façon de manger, le petit carnet…) et surtout la fin (le parallèle avec Chardin,!) m'a beaucoup plue.

Petit bémol, très mol, après les remarques orthographiques de Aoshi:
La déclaration de Lucien Rebatet pourrait être, à mon avis, plus percutante ("aucun scrupule" - sans "s, "aucun débris de dogmes" est un peu lourd).
Quelques répétitions ("quelques espérances …quelques indulgences", puis plus loin "sous l'œil gauche …la partie gauche") pourraient être contournées assez facilement.
Enfin, il me semble que la ponctuation (les virgules) demande à être revue , mais je ne suis pas une spécialiste!
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Message  elea Dim 17 Avr 2011 - 11:55

Un texte très imagé, qui a le souci du détail, ce qui permet de visualiser parfaitement la scène, d’y assister en tant que spectateur, comme le narrateur.
J’ai beaucoup aimé tout le début, sur le dépeçage du crabe.
L’arrivée de l’auteur éreinté change le rythme, tout se passe en quelques instants et c’est bien mené.
J’ai aussi beaucoup aimé la fin. Cet œil décortiqué comme une pince.

L’écriture est "appliquée", précise, sauf dans deux passages qui m’ont semblé plus difficiles à comprendre ou plus "lourds" :
il n’avait à secouer aucun scrupules d’homme de droite, aucun débris de dogmes ne l’embarrassait
la masse spongieuse et sanguinolente de face retombant dans son assiette.

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Message  Invité Dim 17 Avr 2011 - 19:35

Quelques autres remarques concernant la forme du texte :

"Dès mon entrée j’avais repéré sa nuque puissante et ce crâne rasé qui lui donnaient des allures de guerrier mongol."

"Avec la précision picturale d’une nature morte de Chardin, que j’affectionnais tant, un œil encore vif, dans l’effroyable bigarrure des chairs semblait observer la scène, ne faisant plus qu’un avec la masse du crustacé (virgule) lui conférant la dimension d’un monstre mythique et vengeur."

"Les clients étaient rares à cette heure tardive et seul le ballet silencieux et fatigué des serveurs apportait un semblant d’animation."

Il y a à mon avis contradiction ici entre la rareté des clients et le "ballet [...] des serveurs".

Pour le récit en soi, je n'adhère pas totalement, je ne sais pas exactement pourquoi ; en partie parce que je m'interroge sur la place du narrateur, son rôle, voire son utilité.


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Message  Lifewithwords Mar 19 Avr 2011 - 6:02

J'ai adoré la description de cet homme qui mange, fascinant, inquiétant... L'image du critique fort et intouchable, insensible face à l'artiste frêle.

Et franchement, j'ai eu l'impression de lire un phantasme, que ce soit au moment de la description et de la scène finale. Comme si cette femme rêvait.

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Message  bertrand-môgendre Mer 20 Avr 2011 - 3:26

Avec la précision picturale d’une nature morte de Chardin, que j’affectionnais tant, un œil encore vif, dans l’effroyable bigarrure des chairs semblait observer la scène, ne faisant plus qu’un avec la masse du crustacé lui conférant la dimension d’un monstre mythique et vengeur.

Cette phrase de fin de pièce mériterait une autre construction, car la chute donne une impression de fouillis non maîtrisé.
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Message  Invité Sam 23 Avr 2011 - 19:58

Il faut savoir que Alin Laubreaux a existé. Collabo et antisémite pendant la guerre de 40, horrible critique théâtral craint et détesté par tous les auteurs, il avait été molesté par Jean Marais à la suite d'une mauvaise critique de "La machine à écrire" de Cocteau.
Trouvant sans doute que la punition avait été trop légère, notre ami Mitsouko a envoyé Jean C. lui-même mettre fin à toute éventuelle critique. Bonne idée, je trouve, et texte très bien écrit. Mais je ne vois pas ici une nouvelle avec chute surprenante, plutôt un épisode d'un roman...
( la fin est imagée, mais je préfère quand-même les vraies natures mortes de Chardin ! )

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