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Tout et puis le reste

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Message  Calvin Dim 17 Avr 2011 - 21:44

I.

Dieu dit « que la lumière soit » et l’amour fut. Ramassé, des herbes aux bosquets, des bosquets aux dents des villages où bandent les clochers qui projettent toute leur ombre : invincible, noire, droite. Droite. Ramassé des extrémités des sandales que l’herbe recouvre et que le corps foule. Ramassé dans le corps droit des chênes, des hêtres. Droit comme une justice aveugle, aléatoirement je sais qu’on percera mon cœur. Mais l’amour, qu’est-ce au juste ? Une liqueur. J’ai soif, soif. Tout l’ennui me recouvre. Je pourrais marcher longtemps si je ne savais déjà le corset du paysage. Rhabillez-vous collines, montagnes, forêts, rhabillez-vous. Qu’un or s’amasse à vos lèvres, et que vos lèvres pendent aux ailes des colombes qu’un vent malin emmène dans ses manches frêles jusqu’à de nouveaux soupirs.
C’est cela, l’amour. C’est un mouvement, une pollinisation, les fleurs. C’est cela, cela. Dans tout mouvement il y a la puissance d’une pierre qui éclate dans une onde. Dans une onde calme. Calme, comme un beau corps. Un beau corps pur. Pur comme l’est le bleu (vêtement de notre Seigneur). Un beau corps bleu où me jeter.
Je voudrais boire tous les corps du monde. J’ai faim d’eux, j’ai faim d’un corps son eau ramasse par quelque extraordinaire celle de tous les autres, et d’un seul me permet les boire tous. Je veux embrasser tes lèvres, serpents multiples ; contempler toutes les faces de la lune, toutes les colères du soleil, toute la brise d’un lac, tous les bateaux comme des fétus de paille perdus dans les manteaux d’herbes, toute la surface des univers, là, à embrasser, à couler en moi, par ton corps bleu. C’est toi, et je t’aime.
C’est cela, l’amour.
Et son impossibilité, la mort, est le contraire exactement, c’est-à-dire son mouvement inverse, le mouvement de la régression infinie, sur soi, au plus près de soi, jusqu’à l’os. C’est-à-dire un mouvement inverse, c’est à dire, le mouvement.
Je suis un homme écartelé.
Le soleil se moque tandis que les naseaux des bêtes se gonflent ; leurs sabots durs contre le roc éclatent, leurs bouches hennissent. La chair peut brûler et brûle, le soleil se moque.
Le soleil ou Dieu, ou : les deux mouvements inverse de la mort et de l’amour. Dieu c’est-à-dire le principe du monde, c’est-à-dire : rien.
Car pareil principe ne se formule pas. Et ce qui est hors du langage, n’est rien. Il passe. Et revient.
Je peux tenter de cueillir Dieu comme une herbe courbée par le vent. Mais du moment que je l’arrache, alors le vent ne la courbe plus. Plus de mouvement. Le jour où les hommes l’on nommé, Dieu est tombé mort comme une pomme pourrie.
Le mouvement, c’est ce qui ne se nomme pas, ne se décrit pas. La vie entre les choses mortes.


II.

Dimanche. C’est le printemps. Je n’ai pas envie de sortir, avec leur putain de printemps qui bien sûr se manifeste aujourd’hui ; dimanche, et rien à faire ; je vais crever d’ennui. Qui voir ? Que faire ? Je ne crois pas avoir beaucoup d’ami encore en ville. G. est parti, et ne reviendra pas sans doute ; quant à L., depuis qu’il est à la montagne, il m’a surement oublié. Non, Dimanche, c’est-à-dire la mort. Autant se recoucher. Si j’avais sommeil ! une fleur peut pousser au coin de mon lit, et s’étendre, comme un malheur. Je n’ai pas parlé des rides : dans les miroirs, les lacs, le verre à dent, sur le parquet. Et le ciel vieux. J’ouvre ma fenêtre : Dimanche. Margot est partie, bien sûr à l’heure qu’il est elle dort, ou elle fait l’amour.
Le soleil s’écrase contre la peau des fruits : les marchands gueulent de plus belle.
Et Margot qui fait l’amour.
Dans la jouissance, ses yeux fermés.
La bouche ouverte.
Deux dents de devant, trop longues ; c’est provocant.
Parce qu’elles expriment toujours la chair.
La chair mordue, froissée. Les ongles dans la peau.
Déchirée.
La chair réelle.
Dimanche. Je peux mourir ou rigoler. Ou bien je pleure ou je me tais. Je m’ennuie et je pourrais oublier. N’était-ce Margot (dans son dimanche voluptueux, de draps froissés, de hanches humides, peaux qui s’entremêlent jusqu’à l’obscène, chaleur, chaleur, cris, désir tendu) j’aurais pu couvrir la journée d’un voile noir, dire : j’attends demain. Mais non, cette journée je sais déjà que je vais devoir la subir.
Je pourrais lire ou bien écrire, ou bien me taire. Devenir aveugle. Quelles fleurs poussent aux revers de la vue, celle qu’on ne peut voir mais seulement sentir ? Celles qui guident le non-voyant vers ses soleils provisoires. Le mouvement que tout déchiffre, qui transcrit tout. Ton corps est un grand poème et je le déclame, comme on dégueule, strophe par strophe.

Que faisait Blanche ? Elle aimait quelqu’un, sans doute.

Gérard marchait, les pieds nus, dans l’herbe, transportant avec lui la Valise amoureuse. La Valise, c’est-à-dire toutes les parures et onguents nécessaires à l’amour, toutes ses paroles, tous ses charmes ; tout ce qui fut un jour dit et écrit, dans la valise amoureuse, amoureuse. Autant dire qu’elle pesait lourde. Et plus loin les clochers s’étendent et le soleil crève lentement. Des vols d’oiseaux peuvent former une figure géométrique ou bien une autre. Pourquoi quand je me jette dans certaines paires j’ai le vertige comme à la margelle des puits ? L’eau et puis son ombre. L’eau ? La pluie allait venir, pour sûr, et Gérard avec sa Valise marchait de plus belle. L’eau fait-elle des ombres ? tout est à lire ici, dans le signes muets d’un lien inextricable tissé par les racines des hêtres ; les mousses qui le recouvrent en sont l’attrait ; le vocabulaire, en somme. La pluie renait et disparait, je me crois maitre des cris d’oiseau. Voilà comment une matinée se développe.


Margot se prélassait à la terrasse d’un café. Paris : voilà qui change de la montagne. Sa petite robe la serre comme un fourreau. Elle a rarement été aussi désirable, sans doute. Pas de doute, Lui va venir. Va venir. Trainant avec lui la Valise amoureuse. Il suffit d’attendre : le garçon passe et elle commande un autre café. Les ombres soudain s’élargissent. Les montres se font plus précises. Margot regarde alentour, et tout s’inquiète. Un couple d’amoureux : « oh, je t’embrasse, je t’aime, je t’aime. Mon désir se gonfle comme des serpents s’enroulent autour d’un narguilé provisoire. Celui-ci va se vendre, et en émergera une épée de foudre qui vomira des fumées bleues. Sens-tu, quand je passe mes mains sur tes hanches ? Sous ton pull ? Mais débarrasse toi, de ce tissu, enfin… Mon amour, allons à la chambre. »
Margot souris à ce langage de signe. Mais Lui ne vient pas. L’immeuble en face s’étend de plus en plus et penche, par son ombre, bientôt, tout bientôt à la table de Margot. Le vacarme muet des ombres, leur appel éclatant, le gout des gouffres, ce qui revient toujours… il ne faut pas tomber dans l’ombre… il ne faut pas tomber… parce que si je ne peux pas la dire je tombe, et alors tout est à recommencer.

Que faisait Blanche ? Elle se tenait sur le haut d’une colline, et contemplait l’orage qui arrive. C’est comme un désir qui monte. Ainsi il va falloir abriter les bêtes dans les étables, remplir les auges et attendre. Gérard va ouvrir la valise amoureuse.

Le ciel a sorti toutes ses décorations, toute la nuit. Gérard a ouvert la Valise amoureuse.

Des chars d’ombres passent en silence.

Un chien aboie, ou peut-être un autre, là.

Je rêve de quelqu’un – qui ? Margot, Marie, ou Blanche… Le nom importe peu. Je rêve d’un corps.
Un corps. Dans la nuit je peux avoir celui-là ou bien un autre. Être Gérard qui aime Blanche ou Blanche, qui se laisse aimer, par Gérard. Ou lui qui attend ou Margot, qui attend, ou celui avec qui elle attend, son amant. Gérard.
Tout pourrait se transcrire en langage de signes.

Pour Gérard, Margot c’est tout. Il l’adore. La caresse comme une pierre précieuse, lui murmure à l’oreille comme à une enfant malade. Il tombe dans ses yeux.
Gérard l’a embrassé, ça sentait bon la paille et l’orge, l’oubli. Le berceau des matins chauds, où le soleil-nouveau-né s’étire et s’allaite aux seins du soir, au lait des étoiles et les aspire. Le berceau du soleil, où Margot penche son corsage, le berceau des nuits, où la peau s’étiole. La peau de Margot sous son corset est blanche ; ses cheveux de paille tombent sur ses épaules et rebondissent. La peau de Margot est fragile, douce comme le lait. On dirait qu’elle pourrait tourner elle aussi, pourrir. L’incarnat sensible comme un livre vieux, une main qu’on baise en ayant peur d’en ôter le gant, le gant véritable, celui de chair. Le gout des os, dans les baisers de Margot.
Si la peau de Margot tourne, c’est autour des yeux, comme des Soleils qui connaissent encore mal leurs révolutions.
Elle attend Lui, qui ne vient pas.
Margot sait pourtant que Lui c’est l’ombre, celui qui ne vient jamais. Elle se console avec Gérard, Gérard impressionné par la tristesse de Margot. Elle a pris la résolution ferme de plaire à tout le monde puisque celui à qui elle veut plaire, de tout son cœur, n’est pas là. Elle le remplacera par tous les autres. Elle se prête à tous ses amants. Celui à qui elle s’est offerte un soir d’été, définitivement, ne sera jamais là. Les autres ne font que passer, respectueusement, comme on entre dans une maison étrangère, en faisant attention à ne rien toucher, ne rien salir, essayant de se faire oublier, de ne pas laisser sa trace. On entre en Margot comme dans l’Eglise d’un culte oublié, avec tendresse et respect, mystère. Les yeux où se font les nœuds de l’intrigue.

Le curé disait de Gérard « il se démène comme un riche qui essaye d’être pauvre » ; c’est à dire qu’il essayait d’avoir faim. Faim, Gérard ne l’a jamais vraiment eu (sinon de quelques corps de femmes, que sa timidité et sa maladresse, même si riche, ne lui permettait pas plus d’atteindre qu’un pauvre) et s’en plaignait dans la mesure où il avait réduit tout ce qui se fait de grand dans la vie à la faim, parce que c’est la faim qui détermine la haine, l’amour, l’envie, le désir. Par la faim, on pourrait tuer ; Gérard n’a jamais tué personne, même le cœur d’une fille. C’est alors qu’il décida, symboliquement, d’arrêter de manger. Si je n’ai pas la faim inextinguible du pauvre comme substrat, au moins je peux essayer d’y gouter de manière détourné, se dit-il, en n’ignorant pas le risible de son manège. La faim entraine l’insomnie et l’insomnie, comme tout relâchement prolongé du corps, détourne des choses quotidiennes ; dans l’insomnie, toutes les tâches, toutes les habitudes paraissent ridicules ; les envies s’effacent ; soit on se rattache à soi-même, et le monde entier devient lieu où poussent d’étranges fleurs de suicide, soit on se rattache à un autre corps, et c’est précisément comme cela que naissent les plus puissantes formes d’amour. Gérard aima Margot, comme on tombe dans un piège, comme on est avalé par une ombre.

- Qu’as-tu fait aujourd’hui ?
- Rien. Je me suis prélassée au soleil, pris un café.
- Pendant 4 heures ?
- Oui.

Gérard n’ignorait pas, sans doute, les mensonges de Margot, mais de même qu’un hérétique n’a pas son mot à dire sur les cérémonies du culte, il était sommé de se taire.

L’enthousiasme de Gérard. D’abord ce piano, qu’il avait domestiqué, lentement, d’abord par des regards en coin, l’air de rien, pour que ni lui, ni un autre, ni l’instrument ne s’aperçoive de son envie d’en jouer. Ensuite vinrent les longs moments à feuilleter les partitions, sans pouvoir en comprendre l’étrange étalage de signes qui semblaient d’autant plus mystérieux et symboliques qu’ils étaient complexes et incompréhensible. Gérard jouait souvent, sur quelque clavier imaginaire (une table, une assiette, dans le vide ou sur la peau dénudée de Blanche) des gammes dont la fantaisie sonnait en mélodies audibles pour lui seul. Enfin, sûr de lui, il finit par se jeter sur le piano, ne le quittant qu’au terme de longues heures à faire sonner ce qui ressemblait de plus en plus aux soupirs langoureux d’une femme (peut-être Blanche, dont le plaisir s’exprimait toujours de manière très mélodique, ou plutôt, s’inscrivait dans l’harmonie même, propre au développement des mélodies). Il commença par jouer quelques airs populaires, comptines, avant de s’atteler à « du solide » : des préludes de Bach et sonate de Beethoven ou Debussy : quel joie, alors, Debussy ou Satie.
Une fois qu’on pouvait dire de lui « il sait jouer », Gérard, à l’incompréhension de Blanche (pas de Margot, qui s’en foutait un peu) délaissa le piano, n’y revenant qu’occasionnellement, dans l’ennui. Car c’est ainsi : il faut prendre, et laisser. Je ne sais plus quel théologien disait que Dieu nous juge non à ce qu’on donne, mais à ce qu’on garde. Et Gérard, précisément Gérard, mû d’avantage par les ailes immenses de la lassitude dont le battement lui tenait lieu de principe que par une maxime morale, précisément Gérard ne gardait rien. Ainsi il revenait toujours à Blanche, qui veillait scrupuleusement à ne jamais entièrement s’offrir.

Blanche et Gérard. Selon moi, c’est le couple idéal. La langueur des deux ; le désir de Blanche, qui s’exprime comme les décrets d’un Dieu capricieux. Pour elle, désirer c’est d’abord être désirée. Et pour Gérard, désirer c’est posséder (ce que Blanche ne lui permettait jamais). Ainsi leurs deux désirs se rencontraient toujours, et, comme deux chevaliers se précipitent l’un sur l’autre au cours d’une joute, leurs lances atteignant à chacun l’armure nue sous le bouclier, se neutralisaient mutuellement dans la lutte. Voluptuosité et perversion de Blanche, qui s’exprimait en fellations vigoureuses. « Je le tiens », disait-elle, tant au sens littéral que métaphorique (tenir le désir d’un homme, c’est le tenir tout entier, et cela était particulièrement vrai dans le cas de Gérard dont la vie entière, par l’intermédiaire de sa verge, était contenue dans la bouche de Blanche).
C’est avec émotion que je revoie encore leur long manège dont le dénouement s’annonçait par des signes connus d’eux seuls. Chacun commençait par chercher et provoquer le regard de l’autre, comme si fixer les yeux signifiait les posséder en y insufflant le désir. Piqué au vif, l’autre répondait de plus belle, si bien qu’ils finissaient par ne plus se quitter des yeux, marchant ensemble vers un lieu tranquille – un grenier, un coin de verdure, contre le ventre d’un muret – où ils pourraient se jeter l’un sur l’autre, la main brutale de Gérard saisissant la robe de Blanche, comme si la froisser c’était la froisser elle, Blanche qui faisait toujours mine de se dérober un peu, avant de répondre de plus belles aux violences de Gérard… la main qui se faisait légère, délicate même, quand elle atteignait le pli du pantalon où gonflait la verge… Blanche et Gérard, Gérard et Blanche, dont je surpris un jour le manège, ce qui me laissa pour la journée entière dans un état de trouble profond. Soulevant les nids de chenilles formés sous mes aisselles, balayant les vols d’hirondelles dont la courbe est égale à celle des paraboles, tous les pans de l’azur, le manteau du ciel – tout une vie enfin, tout et puis le reste, les soleils se précipitant dans leurs barques vers la bouche sans fond des cascades, ou dans le sexe d’une femme, toutes les cavernes effrayantes, dans les yeux de Gérard, Gérard, Gérard, Gérard. Tout le ciel, toute la nuit.

L’ambiguïté de Gérard : aimait-il Blanche ou Margot ?il répondait Blanche, mais on y devinait de la pudeur, pour Margot d’abord, puis pour lui, qui ne se sait que spectateur étranger, presque indésirable du culte de Margot .

Margot, c’est la ville ; Blanche, la campagne. Moi…
Moi ? Gérard aime Blanche, qui aime Margot, qui n’aime pas Gérard, qui aime Margot, qui aime l’autre, qui n’aime personne, que personne n’aime. Moi ? Qu’ai-je à dire de cette tristesse ?
Rien. Je subis, voilà tout.
Je ne dirais rien. Je ne suis pas acteur de cette pièce. Allons-nous en, s’il vous plait, par respect, par pudeur, laissons les visages se retourner sur eux-mêmes comme vagues dans la tempête…


**

La tristesse de Margot. Belle enfant qui porte ses yeux comme des couronnes mortuaires. Sa robe, c’est le ruban qui glisse contre le chien d’une arme.

Gérard aimait, chez Margot, monter à la chambre de bonne et y prendre le thé, seul. Ou fumer une cigarette, se détendre. Trop de souvenirs, il fait trop lourd, dans cette chambre. Elle ne possède qu’un vasistas, incliné de telle manière que le soleil, à 11h30 exactement, pénètre tout entier dans la pièce et inonde le sol (émerveillement enfantin de Margot, sous le regard amusé de Gérard). Je vois Margot, allongée contre le divin, sa robe bleu ciel qui semble flotter autour d’elle, un ange fatigué posé sur un poteau télégraphique. Dans le bleu du ciel. Gérard, assis en tailleurs sur la moquette, Margot :
Apporte-moi donc à boire.
Gérard : Mais bien sûr.
Margot : Allez.
Gérard : Oui. (il va chercher un verre)
Margot (avec l’air des amoureuses) : Je me demande comment tu fais pour me supporter.
Gérard : Je me demande aussi.
Margot : Non, je suis sérieuse.
Gérard : Tu as de la chance.
Margot : Vraiment ? Laquelle ?
Gérard (comme on trébuche) : Eh bien,
Mais vous devinez déjà les aveux.
Se tiennent dans l’esprit des cours où prend forme une justice aux arrêts inflexibles. Le Juge, au long manteau barré d’or et de pourpre, écoute l’avocat qui plaide. Qui plaide les regards des amoureux, leurs étreintes, les nuits et jours que font et défont les soleils par-delà les lèvres aimées. Le procureur général, sévère équilibre la balance. Les jurés aux mines inquiètes délibèrent.
Ils vont trancher. Vont-ils aimer ?
Le corps de Margot suspendu à ce ruban se défait, et fendu en deux tombe sur les joues insensibles de la Justice. Des fleurs de sang poussent à l’entrée des Cours.
Mais je ne veux plus y penser, à cette pièce, où je revis Margot pour la dernière fois, dans cette pièce même où Gérard découvrit le corps de Margot raide comme le suicide. Cette pièce même dont je veux détourner les yeux et fuir, fuir, cette pièce même où par une belle matinée de printemps, un garçon a su si bien dire je t’aime à une fille de mon imagination.

Longue dispute entre Blanche et Gérard : elle a pris un nouvel amant, Gérard vient de l’apprendre. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle se venge, Blanche, parce qu’elle a appris pour Gérard et Margot. Alors, trop fière pour le lui dire (« après tout, nous ne nous appartenons pas », pensa-t-elle) elle est allé cajoler le cordelier du village (Rémi). Gérard l’apprend. D’abord, il fulmine. Cris, bris d’assiettes, puis le silence. Gérard attrape Blanche par la taille, elle s’échappe ; il la reprend : elle se débat. Il la serre : elle le frappe. Confusion de Gérard : se mêlent les deux jalousies du désir possesseur et refusé. Il la viole contre la table.
Ils se pardonneront, plus tard, quand Blanche avouera avoir eu un orgasme, cette fois-là, avec Gérard. Il n’y a pas ridicule que la timidité des libertins.
Mais autrement, Blanche et Gérard s’aiment. Ce qu’on peut appeler aimer. Les corps se passent souvent des habitudes de l’esprit qui, pourchassé par l’ennui comme par un dard coriace, envenime tout. Les corps savent très bien se passer des humeurs dans l’amour. Les corps oublient très bien. Le jour du pardon, Blanche déposa sur les lèvres de Gérard un baiser qui, par sa délicatesse et sa candeur, éclata en fleurs blanches et nouvelles. « comme si j’étais vierge à nouveau », rit elle. Une main, tendre, rabattit une manche du rideau des pluies d’olives.
Ne condamnez pas trop vite Gérard ; je sais qu’il regretta sincèrement son « geste ». Il se montra envers Blanche d’une douceur implacable, celle-là même qu’il allait puiser aux gestes de Margot.
Gérard transporta ailleurs sa Valise amoureuse. Dans les yeux de Margot, peut-être. Cette même Valise, je lui volais un jour, mais ceci est une autre histoire, ou peut-être celle-ci. La Valise amoureuse est la Valise qui distribue aux amantes tous leurs corps. Celle qui me fait embrasser Blanche avec Gérard, ou étreindre Margot au creux du souffle d’un Gérard immobile. C’est ce qui me fait danser avec elles, flammes qui se nourrissent d’ombre, dans l’âtre imaginaire.
Que faisait Blanche ?
Comme à son habitude elle est, sur la falaise, contemplant la mer olive dont le mouvement la coiffe et la décoiffe. Elle s’est détournée de Gérard ; la volonté d’autrui pose sans doute sur la chair un signe dont on préfère détourner le regard. Si elle avait plusieurs fois essayé de la domestiquer en ravivant la jouissance dans le souvenir –simulant l’acte, rappelant les postures- elle finit par s’en lasser et, pour finir, s’en détourna franchement. Le viol marque les corps comme on fait pour les bêtes. Elle ne lui en veut pas, mais préfère aller chercher ailleurs.
C’est vers cette période-là que je l’ai rencontrée, par l’intermédiaire de Gérard, désireux sans doute d’apporter un peu de nouveau (moi, du nouveau ? la chose étrange). Nous fîmes l’amour une ou deux fois, sans qu’il ne s’ensuivit rien, parce que Blanche retrouvait en moi et non en Marie la brutalité naïve de ces hommes timides qui font l’amour. Marie était une ancien putain, nous on l’appelait : l’experte. Gérard l’avait dénichée sous les ruisseaux d’ombre que font au quartier les gouttières enchevêtrées des rues étroites du Bordel.
C’est peu après que Blanche et Gérard « se séparèrent ». Comprenez qu’ils cessèrent de faire l’amour.
Moi, j’ai toujours fait l’amour maladroitement. Dans la « passion », comme on l’appelle pudiquement (dans mon cas, la pudeur vise surtout à cacher une longue gêne ponctuée de quelques émotions équivoques), je reste toujours séparé de ces corps qui en sirène m’appellent mais moi, je suis un peu Ulysse attaché au mat, contre mon gré. J’ai l’impression de fouler des tableaux de chair. C’est que je suis déçu de n’avoir qu’un corps ; tout me semble si limité, si étroit. Si au moins je pouvais voir le monde par tous les corps… Le violeur et la violée, la victime et le criminel, unis en un long trait, rouge comme un baiser, droit comme le poignard.
Un trait que décocherait un chérubin grec.

(continuer à donner des détails, des détails qui donnent de la consistance aux ombre, c’est-à-dire des détails d’une vulgarité franche, franche comme la réalité, soit de la vraisemblance. Une vulgarité de nature seconde serait une catastrophe.)

Les secrets les plus tendres sous les plus jalousement gardés.
Moi, je sais que Blanche et Margot se rencontrèrent, le soir même ou Margot devait rencontrer Lui qui ne vint pas. La peine de Margot ému tant Blanche, qu’elle tomba amoureuse (ou du moins le cru-t-elle). Mais des discours persuadent moins que des larmes. Blanche pris Margot contre son sein, tout doucement, comme une colombe d’argile aux ailes brisées. Elle l’emporte à la chambre, la sécha et l’étendit, comme linge suspendu à des baisers d’épingles. Dans la chambre de Margot, elle s’endormirent l’une contre l’autre.
Le comment de leur rencontre, je l’ignore. Je sais qu’elle fut brève et qu’elle ne se reproduit pas (Margot devait se tuer trois jours plus tard). Peut-être par l’intermédiaire de Marie -« La putain », disait Gérard- qui aimait Blanche la nuit et qui le jour, mais quelques années plus tôt, habitait le même immeuble que Margot. Je ne cependant suis pas certain d’un éventuel commerce entre elles. L’adresse de Marie me souleva le cœur quand, Blanche me la communiquant bien après le « drame », me renseigna sur ma destination (je devais aller chercher Marie chez elle) – nous entretenions alors un ménage à trois ambigu, et naissant, placé en quelque sorte sous le signe de Gérard - et Blanche à mes regards soutenus ne répondit rien (peut-être avait-elle sincèrement oublié son épisode avec Margot, ou peut-être, avec plus de vraisemblance, elle ne préférait pas s’en souvenir, le fantôme des filles aimées et mortes étant plus lourd à porter que celui des garçons déçus).

Je disais de Margot : fille imaginaire… Elle ressemble pourtant à cette Margot, que j’ai connue, en 2008 à Paris ; et Gérard me l’avait présentée : j’allais sur mes 21 ans. Je faisais vieux, déjà ; toute ma jeunesse se dissipait de n’avoir qu’un corps jeune ; Je la maquillais, l’habillait comme un vieux, parlait comme un vieux. Par vieux j’entends une certaine figure paternelle. Et quel contraste avec Margot qui était toute en candeur. La femme-enfant, vraiment. Ses longues boucles tristes… (parce que les cheveux expriment la tristesse) sur ses épaules, nues déjà. Un printemps 2008 : il aurait mieux valu être ici qu’ailleurs, mieux à cette table avec Gérard, et Margot, Margot on peut difficilement s’échapper de son regard. Margot et Gérard. « C’est ma fiancée ». Margot sans doute n’était fiancée à personne, sinon sa tristesse. Qui l’en blâmerai ? Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Qui l’en blâmerai, quand toute sa jeunesse stagnait, pourrissait sous cette peau trop blanche, presque morte ? Ce n’est pas de sa faute si le contraire du monde et de son désir l’avait frappée d’un coup sec (au cœur, là où la lame est plus aigüe) pour la relever, et la marquer encore. L’irrésolu, dans le suicide de Margot, qui est aussi sa juste nécessité, c’est qu’elle était femme sans doute, justement plus femme que les autres – et ça la rendait si attirante, et noble dans sa tristesse. C’est qu’il manque aux femmes la dernière maxime de la volonté, qui les rend si terrestres (elles ont donc plus de facilité à vivre et plus de fragilité ; des colosses aux pieds d’argile), cet ultime décret, ce « ça m’est égal ». Moi je le cultivais si bien ; j’allais sur mes 21 ans. Et je ne me souciais de rien. Ça m’était égal que ma jeunesse se dilapide et d’être vieux, d’être spectateur déjà, égal. « Au moins, je ne la regretterais pas ». Je ne regrettais rien. Mais la mort de Margot, je l’aurais empêchée si j’avais su

Non, pas si j’avais su : pu. Mais savoir rien c’est ne rien pouvoir, et je n’aurais rien pu faire si je savais déjà, puisque précisément c’est ce savoir qui m’était égal, lui que je fuyais. Moi, ou Gérard ? ou Lui ? Moi, je crois (Gérard dit que c’est l’Autre ; mais je crois qu’en son for intérieur il pense que c’est lui-même). C’est Margot le soleil : sa prodigalité n’a d’égal que sa tristesse.





(tou bi continuaide)

Calvin

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Message  elea Lun 18 Avr 2011 - 21:47

J’ai des ressentis différents sur ce texte.

D’abord il y a les images, belles. La fougue, accentuée par l’écriture, touffue, pleine de mots, de sens, de sensualité et de ce mystère des relations, insaisissables, empressées, cruelles.
J’aime la poésie, la manière d’entremêler la nature et les sentiments, cette apparente absence de fil de narration, apparente seulement car au final ça se tient, alors que ça part dans tous les sens, qu’on va d’une Blanche à une Margot en passant par Marie. J’aime la profondeur qui pointe sous l’apparente frivolité.

Et puis… et puis parfois j’ai trouvé ça long, tournant en rond, disant en plein de phrases ce qui pouvait être dit en deux ou trois. Revenant sur une idée pour l’exploiter jusqu’à la lie. Je sens bien que c’est un peu le principe ou le parti pris, mais sur la lecture c’est parfois pesant. Je me suis surprise à me demander s’il en restait encore beaucoup comme ça. Et puis un passage me reprenait et j’oubliais la longueur, avant de la retrouver au détour d’un paragraphe.

Quoi qu’il en soit, rien ne m’a laissé indifférente. C’est sans doute l’essentiel.

elea

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Message  Calvin Lun 18 Avr 2011 - 21:51

Les longueurs et répétitions, c'est caractéristique chez moi... je proposerais bientôt une version plus dynamique, plus serrée.

Calvin

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Message  Invité Mar 19 Avr 2011 - 13:03

Le titre est particulièrement illustratif du contenu du texte. Il y a bien là "tout et puis le reste." Trop dirais-je. Parfois j'ai en tête l'image d'une pelote embrouillée.
La longueur interpelle avant même que la lecture soit commencée. Vaillamment je m'y attelle... mais mon enthousiasme flanche environ au milieu de texte, pour un sursaut final vers le dernier quart, fort de révélations, d'inédit. Oui, il faut resserrer tout ça, garder le lecteur en éveil.

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Message  bertrand-môgendre Mer 20 Avr 2011 - 3:16

Louis! a écrit:Les longueurs et répétitions, c'est caractéristique chez moi... je proposerais bientôt une version plus dynamique, plus serrée.
C'était donc un brouillon ? D'accord pour lire la version serrée.
bertrand-môgendre
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Message  Calvin Sam 23 Avr 2011 - 17:28

Que faisait Blanche ? Elle aimait quelqu’un, sans doute.

Gérard marchait les pieds nus, transportant avec lui la Valise amoureuse. La Valise, c’est-à-dire toutes les parures et les onguents nécessaires à l’amour, toutes ses paroles, tous ses charmes ; tout ce qui fut un jour dit et écrit, dans la valise amoureuse, amoureuse. Et plus loin les clochers s’étendent et le soleil crève lentement. Des vols d’oiseaux peuvent former une figure géométrique ou bien une autre. Pourquoi quand je me jette dans certaines paires j’ai le vertige comme à la margelle des puits ? L’eau et puis son ombre. L’eau ? La pluie allait venir, pour sûr, et Gérard avec sa Valise marchait de plus belle. L’eau fait-elle des ombres ? tout est à lire ici, dans le signes tissé en nœuds étroits par les racines des hêtres ; les mousses qui le recouvrent en sont l’attrait, c’est le vocabulaire, en somme. La pluie renait et disparait, je me crois maitre des cris d’oiseau. Voilà comment une matinée se développe.


Margot se prélassait à la terrasse d’un café. Paris : voilà qui change de la montagne. Sa petite robe la serre comme un fourreau. Elle a rarement été aussi désirable, sans doute. Pas de doute, Lui va venir. Va venir. Trainant avec lui la Valise amoureuse. Il suffit d’attendre : le garçon passe et elle commande un autre café. Les ombres soudain s’élargissent. Les montres se font plus précises. Margot regarde alentour, et tout s’inquiète. Un couple d’amoureux : « oh, je t’embrasse, je t’aime, je t’aime. Mon désir se gonfle comme des serpents s’enroulent autour d’un narguilé provisoire. Celui-ci va se vendre, et en émergera une épée qui vomira des fumées bleues. Sens-tu, quand je passe mes mains sur tes hanches ? Sous ton pull ? Mais débarrasse toi, de ce tissu, enfin… Mon amour, allons à la chambre. »
Margot souris à ce langage de signe. Mais Lui ne vient pas. L’immeuble en face s’étend de plus en plus et penche, par son ombre, bientôt, tout bientôt à la table de Margot. Le vacarme muet des ombres, leur appel éclatant, le gout des gouffres… C’est qui revient toujours, et il ne faut pas tomber dans l’ombre… il ne faut pas tomber… parce que si je ne peux pas la dire je tombe, et alors tout est à recommencer.

Que faisait Blanche ? Elle se tenait sur le haut d’une colline, et contemplait l’orage qui arrive. C’est comme un désir qui monte. Ainsi il va falloir abriter les bêtes dans les étables, remplir les auges et attendre. Gérard va ouvrir la valise amoureuse.

Le ciel a sorti toutes ses décorations, toute la nuit. Gérard a ouvert la Valise amoureuse.

Des chars d’ombres passent en silence.

Un chien aboie, ou peut-être un autre, là.

Je rêve de quelqu’un – qui ? Margot, Marie, ou Blanche… Le nom importe peu. Je rêve d’un corps.
Dans la nuit je peux avoir celui-là ou bien un autre. Être Gérard qui aime Blanche ou Blanche, qui se laisse aimer, par Gérard. Ou lui qui attend ou Margot, qui attend, ou celui avec qui elle attend, son amant. Gérard.
Tout pourrait se transcrire en langage de signes.

Pour Gérard, Margot c’est tout. Il l’adore. La caresse comme une pierre précieuse, lui murmure à l’oreille comme à une enfant malade. Il tombe dans ses yeux.
Gérard l’a embrassé, ça sentait bon la paille et l’orge, l’oubli. Le berceau des matins chauds, où le soleil-nouveau-né s’étire et s’allaite aux seins du soir, au lait des étoiles et les aspire. Le berceau du soleil, où Margot penche son corsage, le berceau des nuits, où la peau s’étiole. La peau de Margot sous son corset est blanche ; ses cheveux de paille tombent sur ses épaules et rebondissent. La peau de Margot est fragile, douce comme le lait. On dirait qu’elle pourrait tourner elle aussi, pourrir. L’incarnat sensible comme un livre vieux, une main qu’on baise en ayant peur d’en ôter le gant, le gant véritable, celui de chair. Le gout des os, dans les baisers de Margot.
Si la peau de Margot tourne, c’est autour des yeux, comme des Soleils qui connaissent encore mal leurs révolutions.
Elle attend Lui, qui ne vient pas.
Margot sait pourtant que Lui c’est l’ombre, celui qui ne vient jamais. Elle se console avec Gérard, Gérard impressionné par la tristesse de Margot. Elle a pris la résolution ferme de plaire à tout le monde puisque celui à qui elle veut plaire, de tout son cœur, n’est pas là. Elle le remplacera par tous les autres. Elle se prête à tous ses amants. Ils ne font que passer, respectueusement, comme on entre dans une maison étrangère, en faisant attention à ne rien toucher, ne rien salir, essayant de se faire oublier, de ne pas laisser sa trace. On entre en Margot comme dans l’Eglise d’un culte oublié, avec tendresse et respect, mystère. Les yeux où se font les nœuds de l’intrigue.

Le curé disait de Gérard « il se démène comme un riche qui essaye d’être pauvre » ; c’est à dire qu’il essayait d’avoir faim. Faim, Gérard ne l’a jamais vraiment eu (sinon de quelques corps de femmes, que sa timidité et sa maladresse, même si riche, ne lui permettait pas plus d’atteindre qu’un pauvre) et s’en plaignait dans la mesure où il avait réduit tout ce qui se fait de grand dans la vie à la faim, parce que c’est la faim qui détermine la haine, l’amour, l’envie, le désir. Par la faim, on pourrait tuer ; Gérard n’a jamais tué personne, même le cœur d’une fille. C’est alors qu’il décida, symboliquement, d’arrêter de manger. Si je n’ai pas la faim inextinguible du pauvre comme substrat, au moins je peux essayer d’y gouter de manière détourné, se dit-il, en n’ignorant pas le risible de son manège. La faim entraine l’insomnie et l’insomnie, comme tout relâchement prolongé du corps, détourne des choses quotidiennes ; dans l’insomnie, toutes les tâches, toutes les habitudes paraissent ridicules ; les envies s’effacent ; soit on se rattache à soi-même, et le monde entier devient lieu où poussent d’étranges fleurs de suicide, soit on se rattache à un autre corps, et c’est précisément comme cela que naissent les plus puissantes formes d’amour. Gérard aima Margot, comme on tombe dans un piège, comme on est avalé par une ombre.

- Qu’as-tu fait aujourd’hui ?
- Rien. Je me suis prélassée au soleil, pris un café.
- Pendant 4 heures ?
- Oui.

Gérard n’ignorait pas, sans doute, les mensonges de Margot, mais de même qu’un hérétique n’a pas son mot à dire sur les cérémonies du culte, il était sommé de se taire.



Blanche et Gérard. Selon moi, c’est le couple idéal. La langueur des deux ; le désir de Blanche, qui s’exprime comme les décrets d’un Dieu capricieux. Pour elle, désirer c’est d’abord être désirée. Et pour Gérard, désirer c’est posséder (ce que Blanche ne lui permettait jamais). Ainsi leurs deux désirs se rencontraient toujours, et, comme deux chevaliers se précipitent l’un sur l’autre au cours d’une joute, leurs lances atteignant à chacun l’armure nue sous le bouclier, se neutralisaient mutuellement dans la lutte. Voluptuosité et perversion de Blanche, qui s’exprimait en fellations vigoureuses. « Je le tiens », disait-elle, tant au sens littéral que métaphorique (tenir le désir d’un homme, c’est le tenir tout entier, et cela était particulièrement vrai dans le cas de Gérard dont la vie entière, par l’intermédiaire de sa verge, était contenue dans la bouche de Blanche).
C’est avec émotion que je revoie encore leur long manège dont le dénouement s’annonçait par des signes connus d’eux seuls. Chacun commençait par chercher et provoquer le regard de l’autre, comme si fixer les yeux signifiait les posséder en y insufflant le désir. Piqué au vif, l’autre répondait de plus belle, si bien qu’ils finissaient par ne plus se quitter des yeux, marchant ensemble vers un lieu tranquille – un grenier, un coin de verdure, contre le ventre d’un muret – où ils pourraient se jeter l’un sur l’autre, la main brutale de Gérard saisissant la robe de Blanche, comme si la froisser c’était la froisser elle, Blanche qui faisait toujours mine de se dérober un peu, avant de répondre de plus belles aux violences de Gérard… la main qui se faisait légère, délicate même, quand elle atteignait le pli du pantalon où gonflait la verge… Blanche et Gérard, Gérard et Blanche, dont je surpris un jour le manège, ce qui me laissa pour la journée entière dans un état de trouble profond.

L’ambiguïté de Gérard : aimait-il Blanche ou Margot ?il répondait Blanche, mais on y devinait de la pudeur, pour Margot d’abord, puis pour lui, qui ne se sait que spectateur étranger, presque indésirable du culte de Margot .

Margot, c’est la ville ; Blanche, la campagne. Moi…
Moi ? Gérard aime Blanche, qui aime Margot, qui n’aime pas Gérard, qui aime Margot, qui aime l’autre, qui n’aime personne, que personne n’aime. Moi ? Qu’ai-je à dire de cette tristesse ?
Rien. Je subis, voilà tout.
Je ne dirais rien. Je ne suis pas acteur de cette pièce. Allons-nous en, s’il vous plait, par respect, par pudeur, laissons les visages se retourner sur eux-mêmes comme vagues dans la tempête



La tristesse de Margot. Belle enfant qui porte ses yeux comme des couronnes mortuaires. Sa robe, c’est le ruban qui glisse contre le chien d’une arme.

Gérard aimait, chez Margot, monter à la chambre de bonne et y prendre le thé, seul. Ou fumer une cigarette, se détendre. Trop de souvenirs, il fait trop lourd, dans cette chambre. Elle ne possède qu’un vasistas, incliné de telle manière que le soleil, à 11h30 exactement, pénètre tout entier dans la pièce et inonde le sol (émerveillement enfantin de Margot, sous le regard amusé de Gérard). Je vois Margot, allongée contre le divin, sa robe bleu ciel qui semble flotter autour d’elle, un ange fatigué posé sur un poteau télégraphique. Dans le bleu du ciel. Gérard, assis en tailleurs sur la moquette, Margot :
Apporte-moi donc à boire.
Gérard : Mais bien sûr.
Margot : Allez.
Gérard : Oui. (il va chercher un verre)
Margot (avec l’air des amoureuses) : Je me demande comment tu fais pour me supporter.
Gérard : Je me demande aussi.
Margot : Non, je suis sérieuse.
Gérard : Tu as de la chance.
Margot : Vraiment ? Laquelle ?
Gérard (comme on trébuche) : Eh bien,
Mais vous devinez déjà les aveux.
Se tiennent dans l’esprit des cours où prend forme une justice aux arrêts inflexibles. Le Juge, au long manteau barré d’or et de pourpre, écoute l’avocat qui plaide. Qui plaide les regards des amoureux, leurs étreintes, les nuits et jours que font et défont les soleils par-delà les lèvres aimées. Le procureur général, sévère équilibre la balance. Les jurés aux mines inquiètes délibèrent.
Ils vont trancher. Vont-ils aimer ?
Le corps de Margot suspendu à ce ruban se défait, et fendu en deux tombe sur les joues insensibles de la Justice. Des fleurs de sang poussent à l’entrée des Cours.
Je pense à Gérard, ce garçon qui a su si bien dire je t’aime à une fille de mon imagination.

Longue dispute entre Blanche et Gérard : elle a pris un nouvel amant, Gérard vient de l’apprendre. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle se venge, Blanche, parce qu’elle a appris pour Gérard et Margot. Alors, trop fière pour le lui dire ... Gérard l’apprend. D’abord, il fulmine. Cris, bris d’assiettes, puis le silence. Gérard attrape Blanche par la taille, elle s’échappe ; il la reprend : elle se débat. Il la serre : elle le frappe. Confusion de Gérard : se mêlent les deux jalousies du désir possesseur et refusé. Il la viole contre la table.
Ils se pardonneront, plus tard, quand Blanche avouera avoir eu un orgasme, cette fois-là, avec Gérard. Il n’y a pas ridicule que la timidité des libertins.

Mais autrement, Blanche et Gérard s’aiment. Ce qu’on peut appeler aimer. Les corps se passent souvent des habitudes de l’esprit qui, pourchassé par l’ennui comme par un dard coriace, envenime tout. Les corps savent très bien se passer des humeurs dans l’amour. Les corps oublient très bien. Le jour du pardon, Blanche déposa sur les lèvres de Gérard un baiser qui, par sa délicatesse et sa candeur, éclata en fleurs blanches et nouvelles. « comme si j’étais vierge à nouveau », rit elle. Une main, tendre, rabattit une manche du rideau à pluies d’olives.
Ne condamnez pas trop vite Gérard ; je sais qu’il regretta sincèrement son « geste ». Il se montra envers Blanche d’une douceur implacable, celle-là même qu’il allait puiser aux gestes de Margot.
Gérard transporta ailleurs sa Valise amoureuse. Cette même Valise, je lui volais un jour, mais ceci est une autre histoire, ou peut-être celle-ci. La Valise amoureuse est la Valise qui distribue aux amantes tous leurs corps. Celle qui me fait embrasser Blanche avec Gérard, ou étreindre Margot au creux du souffle d’un Gérard immobile. C’est ce qui me fait danser avec elles, flammes qui se nourrissent d’ombre, dans l’âtre imaginaire.

Que faisait Blanche ?
Comme à son habitude elle est, sur la falaise, contemplant la mer olive dont le mouvement la coiffe et la décoiffe. Elle s’est détournée de Gérard ; la volonté d’autrui pose sans doute sur la chair un signe dont on préfère détourner le regard. Si elle avait plusieurs fois essayé de la domestiquer en ravivant la jouissance dans le souvenir –simulant l’acte, rappelant les postures- elle finit par s’en lasser et, pour finir, s’en détourna franchement. Le viol marque les corps comme on fait pour les bêtes. Elle ne lui en veut pas, mais préfère aller chercher ailleurs.
C’est vers cette période-là que je l’ai rencontrée, par l’intermédiaire de Gérard, désireux sans doute d’apporter un peu de nouveau (moi, du nouveau ? la chose étrange). Nous fîmes l’amour une ou deux fois, sans qu’il ne s’ensuivit rien, parce que Blanche retrouvait en moi et non en Marie la brutalité naïve de ces hommes timides qui font l’amour. Marie était une ancien putain, nous on l’appelait : l’experte. Gérard l’avait dénichée sous les ruisseaux d’ombre que font au quartier les gouttières enchevêtrées des rues étroites du Bordel.
C’est peu après que Blanche et Gérard « se séparèrent ». Comprenez qu’ils cessèrent de faire l’amour.
Moi, j’ai toujours fait l’amour maladroitement. Dans la « passion », comme on l’appelle pudiquement (dans mon cas, la pudeur vise surtout à cacher une longue gêne ponctuée de quelques émotions équivoques), je reste toujours séparé de ces corps qui en sirène m’appellent mais moi, je suis un peu Ulysse attaché au mat, contre mon gré. J’ai l’impression de fouler des tableaux de chair. C’est que je suis déçu de n’avoir qu’un corps ; tout me semble si limité, si étroit. Si au moins je pouvais voir le monde par tous les corps… Le violeur et la violée, la victime et le criminel, unis en un long trait, rouge comme un baiser, droit comme le poignard.
Un trait que décocherait un chérubin grec.

(continuer à donner des détails, des détails qui donnent de la consistance aux ombre, c’est-à-dire des détails d’une vulgarité franche, franche comme la réalité, soit de la vraisemblance. Une vulgarité de nature seconde serait une catastrophe).

Moi, je sais que Blanche et Margot se rencontrèrent, le soir même ou Margot devait rencontrer Lui qui ne vint pas. La peine de Margot ému tant Blanche, qu’elle tomba amoureuse (ou du moins le cru-t-elle). Mais des discours persuadent moins que des larmes. Blanche pris Margot contre son sein, tout doucement, comme une colombe d’argile aux ailes brisées. Elle l’emporte à la chambre, la sécha et l’étendit, comme linge suspendu à des baisers d’épingles. Dans la chambre de Margot, elle s’endormirent l’une contre l’autre.


Les secrets les plus tendres sont les plus jalousement gardés ; et, d'une bouche à l'autre ils se laissent bercer, une fois leurs serrures délicates défaites comme une robe fragile.
Gérard en sait quelque chose, lui qui s'est composé une double face, c'est à dire, un masque, c'est à dire ,la chair tendre qui se mêle à l'apparence nue. On pourrait avaler les secrets comme des pierres rondes et sales ;ou on pourrait les écraser, les disperser, et fragmentés s’en faire une armure plus heureuse que le soleil. « Je peux avoir ce corps ou bien un autre », les totems ont des yeux terribles.

Que faisait Blanche ? Je ne sais plus. J’en viens à oublier les formes, je confonds leurs fruits multicolores. J’ai longtemps parlé d’amour…Et qu’est ce au juste ? Eh bien, une liqueur. Et j’ai soif,soif.Tout l’ennui me recouvre.J’ai marché longtemps déjà, mais je sais tout le corset du paysage. Alors je hèle : rhabillez vous collines, montagnes, forêt, rhabillez vous. Qu’un or s’amasse à vos lèvres, et que vos lèvres pendent aux ailes des colombes qu’un vent malin emmène, dans ses manches frêles jusqu’à de nouveaux désirs.

Dans tout mouvement, il y a la puissance d’une pierre qui éclate dans une onde, calme comme un beau corps, bleu comme l’est le ciel, un beau corps bleu où me jeter. Moi, je voudrais boire tous les corps du monde , quand l'eau d'un ramasse par quelque extraordinaire celle de tous les autres et d’un seul , me permet de les boire tous. Je veux embrasser tes lèvres, serpents multiples ; contempler toutes les faces de la lune, toutes les colères du soleil, me perdre comme fêtu de paille dans les manteaux des surfaces, contre le ventre des univers, là, à embrasser, à couler en moi, par ton corps bleu. Je suis un homme écartelé ; une épigée fière qui se sait n'être plus robuste. Tout ce qui n’est pas fixé par le langage n’est rien. Il passe. Et revient.Le mouvement, c’est ce qui ne se nomme pas, ne se décrit pas : la vie entre les choses mortes. Et je voudrais me laisser bercer, bercer comme une épave heureuse. Vrai, je suis fatigué.Je fermerais la valise …

Je disais de Margot : fille imaginaire. Elle ressemble pourtant à cette Margot, que j’ai connue en 2008 à Paris, et c’est Gérard qui me l’avait présentée.J’allais sur mes 21 ans. Je faisais vieux, déjà ; toute ma jeunesse se dissipait de n’avoir qu’un corps jeune ; Je la maquillais, l’habillait comme un vieux, parlait comme un vieux. Par vieux j’entends une certaine figure paternelle. Et quel contraste avec Margot qui était toute en candeur. La femme-enfant, vraiment. Ses longues boucles tristes… (parce que les cheveux expriment la tristesse) sur ses épaules, nues déjà. Un printemps 2008 : il aurait mieux valu être ici qu’ailleurs, mieux à cette table avec Gérard, et Margot, Margot on peut difficilement s’échapper de son regard. Margot et Gérard. « C’est ma fiancée ». Margot sans doute n’était fiancée à personne, sinon sa tristesse. Qui l’en blâmerai ? toute sa jeunesse stagnait, pourrissait sous cette peau trop blanche, presque morte... Ce n’est pas de sa faute... si le contraire du monde et de son désir l’avait frappée d’un coup sec (au cœur, là où la lame est plus aigüe) pour la relever, (et la marquer encore). L’irrésolu, dans le suicide de Margot qui est aussi sa juste nécessité, c’est qu’elle était femme sans doute, justement plus femme que les autres – et ça la rendait si attirante, et noble dans sa tristesse. C’est qu’il manque aux femmes la dernière maxime de la volonté, qui les rend si terrestres (elles ont donc plus de facilité à vivre et plus de fragilité ; des colosses aux pieds d’argile), cet ultime décret, ce « ça m’est égal ». Moi je le cultivais si bien ; j’allais sur mes 21 ans. Et je ne me souciais de rien. Ça m’était égal que ma jeunesse se dilapide et d’être vieux, d’être spectateur déjà, égal. « Au moins, je ne la regretterais pas ». Je ne regrettais rien. Mais la mort de Margot, je l’aurais empêchée si j’avais su

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Message  elea Sam 23 Avr 2011 - 18:35

Oui, c’est plus resserré, du moins c’est moins long, mais j’ai l’impression que tu as surtout supprimé tout le début (je n’ai pas comparé les deux versions). J’aurai tendance à dire "dommage", il y avait de belles choses dans ce début. Mais au final je trouve le tout plus recentré sur l’histoire ainsi, avec moins de digressions, un peu plus "tenu".
Et la poésie et les belles images sont toujours là.

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Message  Sahkti Mar 3 Mai 2011 - 2:52

Désolée mais malgré la qualité de l'écriture, le travail soigné ici livré, je suis restée en-dehors du texte; cela tient essentiellement au sujet qui ne m'intéresse pour ainsi dire pas du tout; les histoires d'amour me barbent. Avec ici de surcroît, l'impression que ça patine de ci de là, que ça se répète, que ça tourne en rond tout en maintenant un rythme virevoltant certes plaisant mais pas assez fort pour diriger le texte de main de maître. Dommage pour moi, je suis sûre de passer à côté de quelque chose.
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