Faudrait pas que ça se renouvelle trop souvent...

[Clarisse]

Hier, Maman a posé un journal bien à plat sur la toile cirée de la table à manger. Papa a sorti d'un tiroir du buffet le papier à lettre, l'encrier et son stylo-plume. Il a dévissé le stylo, l'a trempé dans l'encrier, l'a rempli. Puis il a tout rebouché et il a écrit deux lettres, en s'appliquant, avec des pleins et des déliés, l'une pour l'institutrice de ma sœur et l'autre pour la mienne.
Et ce matin, avant d'aller m'asseoir, j'ai tendu la lettre à la maîtresse. Elle l'a lue rapidement avant d'ajouter :
- Tu diras à tes parents que j'ai pris note de ton absence mais qu'il ne faudrait pas que cela se renouvelle trop souvent!
J'aurais voulu lui dire que j'étais bien d'accord avec elle et que ça ne risquait pas de se reproduire parce que je n'avais qu'un seul tonton, mais je n'ai pas osé et je suis allée à ma place sans un mot.

Quand à onze heures trente la cloche a sonné, je n'ai pas traîné. Ma sœur m'attendait déjà près de la grille et on est rentrées à la maison en courant. Mamie Marie était là, sur son trente et un. Elle a aidé maman à nous faire manger, puis à nous débarbouiller, nous coiffer et nous mettre les habits du dimanche. Papa est rentré du travail un peu plus tard, mais il a pu se débrouiller tout seul. Tout le monde était prêt quand le taxi est arrivé.

L'oncle Armand, je le connais, bien sûr, parce qu'il y a des photos encadrées chez nous et chez Mamie Marie. Mais je ne me souviens plus de lui en vrai, surtout que quand il a eu la permission de venir nous voir, moi, j'étais contagieuse des oreillons et que les oreillons, lui, il n'en avait jamais entendu parler. Ca fait que je ne l'ai pas vu depuis très, très longtemps.

Mamie Marie est très en colère contre ceux qui l'ont envoyé là-bas. Souvent elle dit :
- S'il arrive quelque chose à mon garçon, ils auront de mes nouvelles.
Je ne sais pas qui leur a répétés mais ils ont dû avoir peur car Mamie Marie est très sévère. Avec elle, ça ne rigole pas. Alors, même si la guerre n'est pas finie, ils ont préféré nous renvoyer Tonton.

Tonton est arrivé en taxi parce que Pétaouchnock, c'est pas la porte à côté et qu'en vélo, c'aurait été un peu fatigant. Quand il est sorti de la voiture, j'ai vu qu'il était très grand et très beau, comme papa, mais en plus jeune. Le chauffeur a sorti deux grosses valises cachées dans le coffre. J'étais très contente mais tous les autres ont pleuré, même ma sœur. Du coup, j'avais l'air bête avec mon grand sourire. Les pleurs n'ont pas duré, heureusement.
On est tous rentrés à la maison et Tonton a ouvert une valise. Il avait dû rencontrer le Père Noël en route parce que nous avons eu plein des cadeaux : une poupée avec de beaux vêtements brillants et un voile qui cache un peu son visage, des babouches, un serpent en bois, un pouf qu'on a rempli avec du papier, pour papa et maman, un grand tapis avec un chameau qui marche dans le désert et au-dessus une lune et des étoiles qui brillent dans le ciel bleu nuit.… Ca valait le coup de ne pas aller à l'école.

Le soir, avant de s'endormir, on a un peu parlé ma sœur et moi :
- C'est bien la guerre, quand on revient, on fait plein de cadeaux.
- Ben moi, je te dis que c'est pas si bien que ça!
- Et pourquoi, Madame?
- Parce qu'à la guerre, on n'a pas d'assiette pour manger et pas de bassine pour se laver!
- Et comment on fait, Madame je sais tout?
- On prend son casque et quand c'est terminé, on le remet sur la tête pour se protéger du soleil ou de la pluie.
- C'est pas vrai, c'est dégoûtant!
- Si c'est vrai, c'est Tonton qui l'a dit!
- Et si on n'a pas tout mangé?
- A la guerre, on mange tout!
-
Ma sœur m'énervait à force de toujours avoir le dernier mot. Alors j'ai changé de sujet :
- N'empêche qu'elles vont être jalouses à l'école!
- Pourquoi?
- Parce qu'on aura nos habits du dimanche.
- Ca m'étonnerait bien.
- C'est papa qui l'a dit : quand mon frère sera revenu, ce sera tous les jours dimanche !
- Qu'est-ce qu'on parie?

Je ne sais plus ce qu'on a parié, mais j'ai perdu et la vie de tous les jours a repris.

Quand Mamie est partie en voyage à Lourdes pour remercier la Sainte Vierge de lui avoir rendu son fils en entier – c'est quand même la moindre des choses – nous avons été chargées, ma sœur et moi, d'apporter le repas du soir à Tonton qui, avec les événements, n'avait eu le temps de trouver une femme et habitait donc chez Mamie à deux pas de chez nous.
Un soir que ma sœur avait un tortic au lit, j'y suis allée toute seule. Il n'y avait personne dans la maison mais j'ai vu Tonton dans le jardin qui finissait de s'occuper de ses bêtes. D'habitude j'aimais bien aller caresser les lapins mais j'étais arrivée trop tard, il en était déjà aux poules et elles, je ne les aimais pas du tout avec leur regard idiot et leur bec pointu qui piquait les mollets.

Alors, j'ai eu envie de m'amuser un peu et je me suis cachée derrière la porte de la cuisine. J'ai attendu que Tonton revienne et quand il est entré, j'ai crié "Beuh!".
Ah, ça, j'ai bien réussi parce que Tonton il a fait un de ces bonds! J'ai éclaté de rire mais pas longtemps. Tonton s'est retourné et m'a flanqué une gifle, pas une tapette, non, une grosse gifle qui marque. C'est à ce moment-là que j'ai compris que Tonton Armand ne savait plus jouer à se faire peur. Je me suis sauvée en courant et j'ai claqué très fort la porte pour qu'il comprenne que j'étais fâchée. C'est seulement après que j'ai pleuré.
Mais qu'est-ce qu'on lui avait appris là-bas? Ma maîtresse avait raison. Faudrait pas que ça renouvelle trop souvent la guerre.

[Invité]

Le sourire de circonstance, verve de la gamine oblige même si je m'attendais à du plus "croustillant", que le tonton m'étonne...
Bon, ce n'est toujours pas mon rayon, mais je m'y sens très bien quand même, c'est dire l'habileté de la conteuse qui maîtrise narration et dialogues, vivacité du ton, concision du récit et tout le reste...

[Lizzie]

Bien aimé, c'est rapide, nerveux, vivant. Je ne suis pas fan du tortic au lit, je sais, c'est amusant et bien trouvé, mais ça n'a pas fonctionné avec moi. Une lecture agréable, merci !

[elea]

Je suis un petit peu déçue par la fin, abrupte, je m’attendais à autre chose je crois, et c’est surtout parce que je me suis laissée prendre par l’histoire et que j’ai bien aimé suivre le retour du tonton vu par les yeux de l’enfant. Le ton est juste, attachant et ma lecture a été très agréable.

[Clarisse]

Merci pour vos commentaires.
Lizzie, mon enfance fut bercée par l'énumération d'étranges mots sortis tout droit d'un dictionnaire médical, ce qui explique le tortic au lit !
Elea et Easter, effectivement, la fin est abrupte. Peut-être me suis-je "collée" d'un peu trop prêt à la réalité des faits, ou n'ai-je pas assez préparé le changement qui s'opère chez un jeune homme de vingt ans qu'on envoie guerroyer …
Mais ce souvenir "cuisant" m'a fait comprendre, du haut de mes six ans, que la guerre, "c'est du sérieux" et qu'on n'en revient jamais indemne.

[bertrand-môgendre]

Proposition :
- A la guerre, on mange tout!
- ... Ajoute trois petit points lorsque le personnage ne parle pas.
Un petit défaut : parce que revient souvent.
Constat : J'ai l'impression que le texte est écrit dans le seul but de valoriser la dernière scène.
Je pinaille bien entendu. Ta manière de raconter se soucie de n'oublier aucun détail à l'image des deux premières phrases.

Un passage délicieux : Tonton est arrivé en taxi parce que Pétaouchnock, c'est pas la porte à côté et qu'en vélo, c'aurait été un peu fatigant. Quand il est sorti de la voiture, j'ai vu qu'il était très grand et très beau, comme papa, mais en plus jeune. Le chauffeur a sorti deux grosses valises cachées dans le coffre. J'étais très contente mais tous les autres ont pleuré, même ma sœur. Du coup, j'avais l'air bête avec mon grand sourire

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