La vieille femme et le soldat
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La vieille femme et le soldat
La vieille femme et le soldat
C’est une vieille femme qui monte dans le train, même pas de voyageurs. Une vieille femme hissée dans le wagon. Une vieille femme digne au milieu des soldats qui la traitent comme un objet rare, vivant, un objet qui pourrait se briser et auquel on offre le meilleur dans ce wagon, sans banquette, que quelques planches pour caser son squelette, et une couverture pour se protéger des courants d’air, et qu’une gourde d’eau pour supporter la chaleur quand le soleil est levé et qu’il frappe dans la plaine soulevant des gerbes de poussière, à obstruer les poumons, à brûler la bouche, à déchausser les dents.
La vieille dignement ne dit mot, ballotée par le train, serrant son mince bagage contre ses flancs flasques de vieille, dignement enrobés, parce qu’elle s’appelle Alexandra Nicolaevna, et que les Nicolaevna ont la fierté de ne pas se laisser chahuter par les soldats jeunes sentant la sueur. Leur kalachnikov braquée sous l’aisselle, ils scrutent par les meurtrières du wagon la campagne tchéchène où les pierres, les arbres, chaque plissure du relief est un abri possible pour la rébellion.
Ce n’est que plus tard que le train s’arrête. Et que la vieille femme cette fois escalade un char d’assaut, dans lequel elle disparaît comme un poisson dans un aquarium de ferraille. Serrée entre les épaules soldatesques, elle est dans le filet de leur haleine amère, sous l’éclair de leur regard qui dévisage cette vieille, ne comprend rien à cette vieille, qu’une œillade trop violente pourrait envoyer au tapis pour l’écraser d’un coup de talon. La vieille Alexandra dont les boucles d’oreille en pierre d’ambre balancent coquettement à ses lobes défraîchis. Le char avance en terrain ennemi, il tangue dangereusement sur les carcasses de voitures calcinées.
La nuit tombe quand Alexandra Nicolaevna arrive au camp. Dans le village de toile on la guide, la vieille femme manque de tituber sur chaque corps endormi blotti dans l’ombre. La vieille femme est conduite dans la modeste chambre d’une tente que les rafales de vent secouent au cœur de la nuit. Sur un lit de planches un militaire dort, pieds nus. L’autre lit est destiné à la vieille qui sans bruit s’affale dessus. Et dans l’obscurité poisseuse le sommeil agrippe la vieille dans ses bras de silence et d’oubli. Aaahh… on entendrait mugir, lugubre, le serpent de la guerre tapi dans les collines environnantes. Mais Alexandra n’entend rien.
Lorsqu’elle se réveille le militaire aux pieds nus est là, souriant, embrassant le vieille femme qui ne pleure pas de joie, elle a dépassé l’âge de ce sentiment éphémère. Dignement elle embrasse son petit-fils.
« Ils m’ont donné l’autorisation de te recevoir, dit l’officier à sa grand-mère. Pour quelques jours tu vas vivre parmi nous. Tu vas connaître la nouvelle existence de ton petit-fils. Ce sera joyeux. »
Alexandra Nicolaevna ne se répand pas. Elle observe le corps tout cabossé de son petit-fils. Elle voit ses vêtements sales et usés. Elle voit son crâne tondu. Elle voit qu’il n’y a rien d’agréable dans cette cabane de toile effilochée, que traverse la lumière trop crue du soleil. Aucune intimité à part l’effondrement brutal de la fatigue que reçoit ce lit, cette table, cette chaise et une cantine percée et rouillée.
La matinée se déroule techniquement. Alexandra découvre tous ces jeunes volontaires en train de briquer leurs armes. Les armes sont plus propres que les hommes. Cliquetis de barillets et culasses et de fûts de canon. Chaque pièce brille entre les doigts de ces enfants militaires. Alexandra visite le camp. Elle voit les hommes parler, fumer, attendre leur ration de nourriture, elle surprend les hommes en train de rêver, de rire, ou de errer dans l’attente de la prochaine mission. Leur peau blanche est rougie de soleil, leurs bras sont tatoués de dessins. Certains ont des anneaux à l’oreille, tandis que leurs côtes d’adolescent sont aussi saillantes que celles d’un faon à peine sevré de sa mère.
Et puis trompant l’attention de ses gardes, la vieille franchit les limites. Elle déambule en dehors du camp. Elle marche dans la tourbière. Les conversations amicales se sont éloignées. Un silence inquiétant écharpe l’espace. La vieille est dans un équilibre que tout peu rompre. Une fabuleuse inconscience la conduit à la portée du premier sniper venu. Mais sa vieillesse la préserve. Elle serait transparente.
Avec son sourire économe elle revient dans le monde. Elle se fait engueuler lourdement par son petit-fils. Le soir elle repartage la nuit avec lui. Elle lui demande s’il a déjà tué des hommes, elle lui demande qu’elle est le sens de la présence des chars russes dans cette république de Tchétchénie. Il n’a pas de réponse. Il donne des ordres. C’est son nouveau métier. Il se met en colère. Elle lui demande s’il ouvre des livres le soir avant de s’endormir. Il n’y a pas de livre ici, il répond. Même pas un Dostoïevski ! elle fait la vieille femme. Puis elle l’embrasse. Elle dénoue ses longs cheveux argentés, comme une étole sur ses épaules nues. Le soldat la coiffe. Ses mains ont la précision d’un tireur d’élite. Une effluve douce l’enivre. La vieille femme lui demande de tresser ses cheveux. Il obéit. Une belle natte qu’il lie comme une gerbe de blé. Avant d’éteindre la lumière, il reste longtemps dans les bras de sa grand-mère. Il lui dit : «Tu sais, toi aussi tu n’as jamais été très commode, quand tu étais plus jeune ! », puis ils rient tous les deux. Un rire économe, peu expansif, dans l’immensité hostile de la nuit.
Le lendemain, la vieille se rend à Grozny, à pieds. Aux soldats, à la barrière du camp, elle veut leurs acheter des cigarettes et des gâteaux. A Grozny, elle se rend. Dans la ville, elle se rend. Dans les ruines de la ville, elle se rend. Dans un marché elle arrive. Elle se fond dans la population. Tout le monde ici vend quelque chose. On la regarde drôlement Alexandra Nicolaevna quand elle parle. Alexandra Nicolaevna est une femme de Moscou. Un jeune tchétchène à l’œil noir n’aime pas les gens de Moscou, qu’il fusille du regard. Mais Alexandra Nicolaevna est une femme bonne, d’autres femmes lui parlent sur le marché. Les femmes entre elles ont une complicité universelle. Une vieille institutrice admire la dignité de Alexandra Nicolaevna. Elle l’invite dans sa maison, les ruines de sa maison, un angle à l’étage encore intact où logent canapé et table sur un tapis caucasien. Une rangée de livres dans la poussière des gravats. Des trous de bombes ont remplacé les fenêtres. On prend le thé avec d’autres femmes. On parle de la guerre. On rit beaucoup. Le rire n’est plus économe. Le rire raconte ce qu’on ne peut plus se dire. Alexandra veut inviter l’institutrice à Moscou. L’institutrice promet de venir après la guerre. Elles s’embrassent. Un jeune garçon à l’œil noir raccompagne Alexandra jusqu’au camp. A la barrière du camp Alexandra donne ses gâteaux et ses cigarettes aux jeunes militaires. Elle ne comprend plus rien. Elle dit au revoir au jeune garçon à l’œil noir. Elle ne comprend plus rien. Elle a très mal aux jambes car elle a beaucoup marché. Elle se couche sur son lit de bois.
Le lendemain matin il y a une agitation extraordinaire au camp. Les soldats courent dans tous les sens. De la poussière vole. Les chars grondent prêts à démarrer. Le petit-fils embrasse sa grand-mère. Il fait parti de la mission. Neutraliser une attaque de rebelles tchéchènes qui se prépare. Au revoir grand-mère, je reviens ce soir, il dit le petit-fils avec son gilet pare-balles. L’unité de chars décolle dans une tornade de poussière. Vacarme de ferraille assourdissant.
Puis le camp retrouve sa torpeur, le poussif abrutissement de l’attente. Les chars ne reviennent pas le soir. C’est plus compliqué que prévu. Les chars ne reviennent pas. La vieille femme doit repartir, avec son petit bagage à roulettes qu’elle traîne. Elle repart. On la regarde partir. Elle n’a rien perdu de sa dignité. Seulement ses bijoux à ses oreilles tremblent d’avantage dans la lumière basse du départ. Elle va rejoindre Moscou. Elle ne reviendra plus. A Noël elle sera peut-être octogénaire.
C’est une vieille femme qui monte dans le train, même pas de voyageurs. Une vieille femme hissée dans le wagon. Une vieille femme digne au milieu des soldats qui la traitent comme un objet rare, vivant, un objet qui pourrait se briser et auquel on offre le meilleur dans ce wagon, sans banquette, que quelques planches pour caser son squelette, et une couverture pour se protéger des courants d’air, et qu’une gourde d’eau pour supporter la chaleur quand le soleil est levé et qu’il frappe dans la plaine soulevant des gerbes de poussière, à obstruer les poumons, à brûler la bouche, à déchausser les dents.
La vieille dignement ne dit mot, ballotée par le train, serrant son mince bagage contre ses flancs flasques de vieille, dignement enrobés, parce qu’elle s’appelle Alexandra Nicolaevna, et que les Nicolaevna ont la fierté de ne pas se laisser chahuter par les soldats jeunes sentant la sueur. Leur kalachnikov braquée sous l’aisselle, ils scrutent par les meurtrières du wagon la campagne tchéchène où les pierres, les arbres, chaque plissure du relief est un abri possible pour la rébellion.
Ce n’est que plus tard que le train s’arrête. Et que la vieille femme cette fois escalade un char d’assaut, dans lequel elle disparaît comme un poisson dans un aquarium de ferraille. Serrée entre les épaules soldatesques, elle est dans le filet de leur haleine amère, sous l’éclair de leur regard qui dévisage cette vieille, ne comprend rien à cette vieille, qu’une œillade trop violente pourrait envoyer au tapis pour l’écraser d’un coup de talon. La vieille Alexandra dont les boucles d’oreille en pierre d’ambre balancent coquettement à ses lobes défraîchis. Le char avance en terrain ennemi, il tangue dangereusement sur les carcasses de voitures calcinées.
La nuit tombe quand Alexandra Nicolaevna arrive au camp. Dans le village de toile on la guide, la vieille femme manque de tituber sur chaque corps endormi blotti dans l’ombre. La vieille femme est conduite dans la modeste chambre d’une tente que les rafales de vent secouent au cœur de la nuit. Sur un lit de planches un militaire dort, pieds nus. L’autre lit est destiné à la vieille qui sans bruit s’affale dessus. Et dans l’obscurité poisseuse le sommeil agrippe la vieille dans ses bras de silence et d’oubli. Aaahh… on entendrait mugir, lugubre, le serpent de la guerre tapi dans les collines environnantes. Mais Alexandra n’entend rien.
Lorsqu’elle se réveille le militaire aux pieds nus est là, souriant, embrassant le vieille femme qui ne pleure pas de joie, elle a dépassé l’âge de ce sentiment éphémère. Dignement elle embrasse son petit-fils.
« Ils m’ont donné l’autorisation de te recevoir, dit l’officier à sa grand-mère. Pour quelques jours tu vas vivre parmi nous. Tu vas connaître la nouvelle existence de ton petit-fils. Ce sera joyeux. »
Alexandra Nicolaevna ne se répand pas. Elle observe le corps tout cabossé de son petit-fils. Elle voit ses vêtements sales et usés. Elle voit son crâne tondu. Elle voit qu’il n’y a rien d’agréable dans cette cabane de toile effilochée, que traverse la lumière trop crue du soleil. Aucune intimité à part l’effondrement brutal de la fatigue que reçoit ce lit, cette table, cette chaise et une cantine percée et rouillée.
La matinée se déroule techniquement. Alexandra découvre tous ces jeunes volontaires en train de briquer leurs armes. Les armes sont plus propres que les hommes. Cliquetis de barillets et culasses et de fûts de canon. Chaque pièce brille entre les doigts de ces enfants militaires. Alexandra visite le camp. Elle voit les hommes parler, fumer, attendre leur ration de nourriture, elle surprend les hommes en train de rêver, de rire, ou de errer dans l’attente de la prochaine mission. Leur peau blanche est rougie de soleil, leurs bras sont tatoués de dessins. Certains ont des anneaux à l’oreille, tandis que leurs côtes d’adolescent sont aussi saillantes que celles d’un faon à peine sevré de sa mère.
Et puis trompant l’attention de ses gardes, la vieille franchit les limites. Elle déambule en dehors du camp. Elle marche dans la tourbière. Les conversations amicales se sont éloignées. Un silence inquiétant écharpe l’espace. La vieille est dans un équilibre que tout peu rompre. Une fabuleuse inconscience la conduit à la portée du premier sniper venu. Mais sa vieillesse la préserve. Elle serait transparente.
Avec son sourire économe elle revient dans le monde. Elle se fait engueuler lourdement par son petit-fils. Le soir elle repartage la nuit avec lui. Elle lui demande s’il a déjà tué des hommes, elle lui demande qu’elle est le sens de la présence des chars russes dans cette république de Tchétchénie. Il n’a pas de réponse. Il donne des ordres. C’est son nouveau métier. Il se met en colère. Elle lui demande s’il ouvre des livres le soir avant de s’endormir. Il n’y a pas de livre ici, il répond. Même pas un Dostoïevski ! elle fait la vieille femme. Puis elle l’embrasse. Elle dénoue ses longs cheveux argentés, comme une étole sur ses épaules nues. Le soldat la coiffe. Ses mains ont la précision d’un tireur d’élite. Une effluve douce l’enivre. La vieille femme lui demande de tresser ses cheveux. Il obéit. Une belle natte qu’il lie comme une gerbe de blé. Avant d’éteindre la lumière, il reste longtemps dans les bras de sa grand-mère. Il lui dit : «Tu sais, toi aussi tu n’as jamais été très commode, quand tu étais plus jeune ! », puis ils rient tous les deux. Un rire économe, peu expansif, dans l’immensité hostile de la nuit.
Le lendemain, la vieille se rend à Grozny, à pieds. Aux soldats, à la barrière du camp, elle veut leurs acheter des cigarettes et des gâteaux. A Grozny, elle se rend. Dans la ville, elle se rend. Dans les ruines de la ville, elle se rend. Dans un marché elle arrive. Elle se fond dans la population. Tout le monde ici vend quelque chose. On la regarde drôlement Alexandra Nicolaevna quand elle parle. Alexandra Nicolaevna est une femme de Moscou. Un jeune tchétchène à l’œil noir n’aime pas les gens de Moscou, qu’il fusille du regard. Mais Alexandra Nicolaevna est une femme bonne, d’autres femmes lui parlent sur le marché. Les femmes entre elles ont une complicité universelle. Une vieille institutrice admire la dignité de Alexandra Nicolaevna. Elle l’invite dans sa maison, les ruines de sa maison, un angle à l’étage encore intact où logent canapé et table sur un tapis caucasien. Une rangée de livres dans la poussière des gravats. Des trous de bombes ont remplacé les fenêtres. On prend le thé avec d’autres femmes. On parle de la guerre. On rit beaucoup. Le rire n’est plus économe. Le rire raconte ce qu’on ne peut plus se dire. Alexandra veut inviter l’institutrice à Moscou. L’institutrice promet de venir après la guerre. Elles s’embrassent. Un jeune garçon à l’œil noir raccompagne Alexandra jusqu’au camp. A la barrière du camp Alexandra donne ses gâteaux et ses cigarettes aux jeunes militaires. Elle ne comprend plus rien. Elle dit au revoir au jeune garçon à l’œil noir. Elle ne comprend plus rien. Elle a très mal aux jambes car elle a beaucoup marché. Elle se couche sur son lit de bois.
Le lendemain matin il y a une agitation extraordinaire au camp. Les soldats courent dans tous les sens. De la poussière vole. Les chars grondent prêts à démarrer. Le petit-fils embrasse sa grand-mère. Il fait parti de la mission. Neutraliser une attaque de rebelles tchéchènes qui se prépare. Au revoir grand-mère, je reviens ce soir, il dit le petit-fils avec son gilet pare-balles. L’unité de chars décolle dans une tornade de poussière. Vacarme de ferraille assourdissant.
Puis le camp retrouve sa torpeur, le poussif abrutissement de l’attente. Les chars ne reviennent pas le soir. C’est plus compliqué que prévu. Les chars ne reviennent pas. La vieille femme doit repartir, avec son petit bagage à roulettes qu’elle traîne. Elle repart. On la regarde partir. Elle n’a rien perdu de sa dignité. Seulement ses bijoux à ses oreilles tremblent d’avantage dans la lumière basse du départ. Elle va rejoindre Moscou. Elle ne reviendra plus. A Noël elle sera peut-être octogénaire.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: La vieille femme et le soldat
Il y a dans ce texte une intensité dramatique d'autant plus efficace que les manifestations d'émotion sont parcimonieuses. Une belle réflexion aussi sur l'absurdité de la guerre quand on la voit avec les yeux d'un particulier confronté à la condition de l'homme qu'il soit d'un camp ou de l'autre.
J'ai bien aimé ce texte. J'ai été parfois juste un peu dérangée par certaines répétitions. "Cette vieille", "cette femme"... Je n'ai plus le texte sous les yeux mais enfin, j'ai remarqué ces répétitions.
J'ai bien aimé ce texte. J'ai été parfois juste un peu dérangée par certaines répétitions. "Cette vieille", "cette femme"... Je n'ai plus le texte sous les yeux mais enfin, j'ai remarqué ces répétitions.
Invité- Invité
Re: La vieille femme et le soldat
Je suis de l'avis d'Iris : un texte qui excelle à montrer l'absurdité, qui a juste le décalage nécessaire. La fin était prévisible dans le fond, mais la forme que tu as su lui donner gomme cette prévisibilité.
Invité- Invité
Re: La vieille femme et le soldat
Exemple typique d’écriture blanche. Je trouve ce texte surprenant, le contraste entre ce qu’il décrit - une histoire pas banale - et la manière plutôt détachée, désincarnée, dont il le décrit. Je ne pense pas que cela puisse fonctionner sur des pages et des pages à ce rythme et sur ce ton, mais ici c’est plutôt convaincant à faire passer un message, une opinion.
Invité- Invité
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