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Exo Lunatik : Le vin de l'assassin

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Exo Lunatik : Le vin de l'assassin Empty Exo Lunatik : Le vin de l'assassin

Message  grieg Ven 20 Avr 2012 - 17:15

Donne-moi juste une minute.
Je débouche cette bouteille de vin et je suis tout à toi. C’est un château Haut-Brion de l’année de ta naissance, une des bouteilles que ton père nous avait offertes pour le mariage.
Tu as vu cette couleur.
Pas le temps de le laisser respirer.
Essayons juste de ne pas trop le secouer.
C’est une bonne année 1966, une bonne année pour le vin.
Attends, reste calme.
Ecoute-moi.

Je voulais juste te dire que tu n’as pas tous les torts.
Je suis lucide. Je peux comprendre qu’il est difficile de vivre avec moi. J’use, j’exaspère. J’ai toujours su, qu’un jour, je me quitterais aussi. Je partirais, j’en finirais, me finirais, toujours eu besoin de savoir que j’étais mortel pour continuer, toujours eu tendance à appréhender la possibilité de la mort comme une raison de vivre. J’ai pourtant lutté contre cette idée, comme un enfant lutte contre le sommeil, le soir de Noël, avec espoir et les paupières lourdes.
Heureusement, ou malheureusement, il y avait les enfants, nos enfants. En toute sincérité, c’est pour eux que je suis encore là.
Non ! N’essaye pas de parler ! Tu ne peux plus.
C’est trop tard.

Ça avait pourtant bien débuté. La première fois, Alexie m’avait parlé de toi, il m’avait dit ; tu dois la rencontrer. Il t’avait fixé rendez-vous. « Je serai avec un ami ». Il n’avait jamais eu l’intention de venir. Je me trouvais seul à t’attendre, dans le métro, Porte des Lilas. Vingt minutes éternelles, seul devant le long couloir où tu devais apparaître. Vingt minutes.
Je ne t’ai pas vue entière, d’abord. Seulement trois détails, trois détails immenses. Ton œil pétillant cerné de fatigue avec des cils comme un voile léger ; la boucle de cheveux coincée dans le col de ta veste de cuir, veste de cuir que je devinais jetée à la hâte sur ton corps nu ; et cette minuscule cicatrice, comme une larme, entre tes seins, tout au milieu, soulignée par ton décolleté plongeant.
Trois détails, puis ta voix.
« Pardon, je me réveille, Alexie n’est pas là ? T’es une sorte de blind date surprise. Amusant. Viens. »
Je te regardais et essayais d’imaginer ta nuit, la nuit que tu avais vécue la veille, celle qui avait cassé ta voix, gonflé tes yeux, et je pensais sensualité, érotisme, et je me disais : je la veux, je veux poser mes lèvres juste là, sur la larme, détail ajouté par quelque artiste génial pour faire la nique à Dieu.
C’était le bon vieux temps.

Tu veux savoir quand tout est devenu moche ?
L’amour ne s’éteint pas comme ça, naturellement. Chacun contribue à l’étouffer, chacun retire sa pierre de l’édifice. Un jour tu te retrouves tout con, avec un espace libre, vide. Tu n’éprouves plus rien, ni joie, ni passion, ni peine, rien. C’est la mort de quelque chose, la tristesse en moins. Mais ça n’arrive pas tout seul.

Ça avait commencé, pour moi, avant même que je ne te rencontre. Je n’ai jamais laissé beaucoup de place à l’amour. J’ai toujours imaginé, au-delà des premiers émois vifs et brillants, au-delà de l’excitation des premières étreintes, la couche de poussière que le temps finit par déposer.
Je sais, je suis chiant.

Pour nous, tu sais quand ça a commencé ?
Tôt, très tôt. Dans les premières semaines, au cours d’une discussion. Tu m’avais dit : « Je ne crois pas en la fidélité ». Tu assénais ce lieu commun avec une mimique suffisante. Tu te pensais intelligente, tu te pensais surtout sincère. La belle affaire ! Tu voyais ça comme un bon début, déjà, je ricanais. Être sincère. Ton parfum capiteux excitait mes sens, ta pensée mièvre refroidissait mes ardeurs. Imbécile, tu instillais le doute, le ver dans la pomme, l’angoisse, matière à jalousie. Un coup bas à notre avenir. Je savais, après quelques mois – quand tu perdrais le statut de fantasme pour acquérir celui de petite amie – que cette simple phrase deviendrait poids sur mes épaules, tumeur en ma conscience. Quand on ouvre son cœur, il faut espérer qu’il n’y aura pas de lendemains qui transforment les confidences en reproches.
Je notais quelque part : « N’oublie pas de la quitter avant ». J’ai perdu la note. Première erreur.

Ne t’agite pas, ça sert à rien. Ecoute-moi jusqu’au bout.
Tes bleus te font mal ?
Pardon ! Je n’avais pas l’intention de te faire souffrir.
Mais cette couleur te va bien. Le bleu.
Je sais, tu n’as jamais apprécié mon humour.
J’arrête.

Tiens ! Une autre fois, plus tard, chez Céline, en Italie. Une fête comme les autres. Nous ne nous étions pas beaucoup vus pendant la soirée. Au dessert, je t’ai rejoint. Tu étais assise sur un canapé à discuter avec un mec quelconque. Tu étais ivre. Ton parfum se mêlait à l’odeur du Gin. Je me suis assis sur l’accoudoir. Tu as sursauté quand j’ai posé ma main sur ton épaule. J’ai vu la colère dans tes yeux. Tu m’as présenté : « Tiens ! Voilà mon fou, mon cavalier, ma tour de garde. Avec lui vous avez intérêt à avancer vos pions avec prudence, sinon il va vous bouffer tout cru ». Le type ne comprenait pas, je comprenais trop bien. Pour la première fois je t’ai méprisée. On en a parlé plus tard, tu m’as dit que je m’étais posé là, comme un propriétaire terrien inspecte son domaine. Tu t’étais sentie ma chose. Ma chose…
Moi, j’étais innocent. J’étais juste là comme ça, sans penser à mal. Mais à quoi bon se défendre.
L’amour mène au mépris, le quotidien se charge du reste.
À te défier de ma jalousie, tu as réussi à me rendre fou. Mais, c’est plus tard que j’ai vraiment pété les plombs. Avec ton premier amant.
Et oui, j’ai toujours été au courant. Tu as l’air étonnée.
Attends la suite.

Tu te souviens de François ? Bien sûr, tu t’en souviens. Tu as tellement souffert. Je suis certain que tu te demandes encore comment il a pu t’abandonner comme ça, sans un signe, sans un mot. J’avais la réponse. J’aurais pu te rassurer, t’expliquer que son départ n’avait rien à voir avec ta culotte de cheval ou tes seins flasques. Mais j’avais peur que tu ne le prennes encore plus mal. La vérité, en fait, c’est qu’il n’a pas eu le temps, que je ne lui ai pas laissé le temps. Il a couiné comme une truie quand je l’ai égorgé. Premier mai. Forêt de Senlis. Enterré sous les muguets. Je t’en avais rapporté, un gros bouquet, ça porte bonheur. Je me souviens de ta tête les semaines suivantes. Ça me faisait de la peine de te voir comme ça, mais je ne pouvais rien faire, rien dire. Comme tu étais malheureuse.
Tu vois, la chose la plus étonnante, c’est que j’ai réalisé, à ce moment-là, que la vie ne se déroule pas comme dans les séries policières. J’attendais l’inspecteur futé qui viendrait m’interroger. J’étais prêt à collectionner les articles de journaux. Mais rien, rien. Pas un entrefilet, pas l’ombre d’un flic, rien. Tout a continué normalement, sauf que tu tirais une gueule pas possible. Remarque, ça non plus ce n’était pas nouveau. Tout aurait pu continuer ainsi, mais tout a une fin, pas toujours celle qu’on attend.
Regarde-moi !

Ce vin est un pur bonheur. J’aimerais tant pouvoir encore le partager avec toi, comme avant, quand nous buvions beaucoup toi et moi, ensemble. Nous buvions pour nous oublier, bien sûr, mais surtout pour nous rapprocher. Nous avions besoin de ça, et ça a marché un temps. À l’époque, nous ne faisions plus l’amour qu’après la deuxième bouteille. Combien de grands crus sacrifiés à l’autel de notre libido assoupie. Le vin était devenu prélude à l’érotisme.
À cette époque, même au boulot, à l’heure du déjeuner, le vin réveillait en moi des appétits féroces. Sans cette ivresse, je n’aurais certainement jamais couché avec Laurence. Peut-être n’aurais-tu jamais couché avec François.
Aujourd’hui tu veux partir.
Tout a une fin, même cette ultime bouteille.

Pourquoi partir ? Un futur improbable ? Une vie plus excitante ? « Ne pas se contenter de ça ! ». Tu m’amuses. Tu m’as toujours amusé. Pourquoi tout laisser tomber pour rechercher un bonheur qui finira irrémédiablement en routine ? Pas bien meilleur que ce qu’on a, une rémission. Tu crois vraiment que ça vaut le coup de tout refaire ? Mettre aux oubliettes le mariage, les anneaux, la famille ?
Tu aurais dû te contenter de ce que tu avais avec moi, dépenser de l’énergie à l’améliorer, peut-être. Tu aurais dû faire cet effort. Pour nos enfants, au moins.
Au pire, tu aurais pu partir sans les gosses. Mais non, il fallait que tu me les enlèves.

Voilà, donc ! J’admets mes torts, mais je suis plus fort que toi.
Il ne me reste plus assez de vin pour te faire un linceul - tu te souviens comme nous aimions Baudelaire - mais, j’ai d’autres moyens moins poétiques d’en finir.
Tu veux que j’enlève le sparadrap ? Pourquoi ?
Je t’ai attachée seulement pour que tu m’écoutes, pas pour engager une énième discussion.
Pour t’expliquer pourquoi je vais te tuer.
Pourquoi, après toi, je vais tuer les enfants.
Parce que je ne veux pas qu’ils souffrent comme j’ai souffert.
Parce que je ne crois pas que tu sois capable de les protéger.
Je n’avais jamais compris comment un homme pouvait tuer sa famille avant de se donner la mort.
Aujourd’hui, je sais.
Maintenant, toi aussi.


grieg

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Message  grieg Ven 20 Avr 2012 - 17:16

à ne pas mettre au catalogue, bien sûr...

grieg

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Message  elea Ven 20 Avr 2012 - 18:23

Coup de poing.
La construction est très forte, le texte prend dans les filets de la narration et ne lâche jamais, il serre même de plus en plus. Le calme du personnage donne un ton très particulier, tranquille, qui renforce l’horreur finale.
Je préfère ne pas trop disséquer les dires, les raisons, la psychologie ou l’histoire, pour de bêtes raisons d’inspiration à préserver un peu.


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Message  Invité Ven 20 Avr 2012 - 19:48

J'ai toujours soupçonné qu'une trop haute idée de " l'Amour" risquait d'entraîner de funestes conséquences...Mais quelle belle et implacable machine tu nous sers, Grieg !
M'étonne pas que Lunatik et toi soyez en phase !

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Message  Janis Sam 21 Avr 2012 - 8:25

super horrible texte
j'ai presque l'étrange impression de l'avoir écrit, c'est dire
Janis
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Message  Invité Sam 21 Avr 2012 - 9:51

Je sais tes exigences en matière d'écriture, grieg. Mais, quoi que tu écrives, moi ça me fait rêver.

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Message  Hop-Frog Sam 21 Avr 2012 - 14:45

Quand on ouvre son cœur, il faut espérer qu’il n’y aura pas de lendemains qui transforment les confidences en reproches.
Je notais quelque part : « N’oublie pas de la quitter avant ». J’ai perdu la note. Première erreur.
J'aurais bien aimé avoir écrit ceci.
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Message  Rebecca Sam 21 Avr 2012 - 14:57

C'est du trés bon. La preuve, quand on a fini de le lire, on a encore le plaisir de la relecture. Avec le relief que permet la première lecture, tous les détails prennent encore plus de saveur.
Rebecca
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