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Odile, Chrystelle et Amélie

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Odile, Chrystelle et Amélie Empty Odile, Chrystelle et Amélie

Message  bertrand-môgendre Mar 24 Avr 2012 - 21:31

Odile, Chrystelle et Amélie.



1


Première séance.
— Un enfant pleu... Euh... Des is... Euh... Cela se passe lo d'une fête... Euh... Des mié de spectateu... Jéagè sûment... Des miés... C'est l'impéion que j'ai... Euh... La foule est compac... Euh... Je vois un stad... Euh... Bloqué... Des files d'atten... Euh... Long... Euh... Des centaines de mèt... Euh... Bouculad... Euh... Je m'éga... Euh... Je pè mes amis... Ils m'accompa... Euh... Je cois... Un enfant pleu... Euh... Je me sens pédu... Je suis pédu... Je pleu... Euh... En moi...

Septième séance.
— Une fillette paraît affolée. Pour la même raison, nous nous retrouvons côte à côte. Je la remarque. Elle non. Elle cherche quelqu'un.
Appels désespérés. Il y a du "maman" dans l'air.
Nous sommes collés l'un contre l'autre au moment de franchir le portillon d'accès au guichet. Ses yeux mouillés ne me voient toujours pas.
Mon besoin de la réconforter est incontrôlable.
J'ai envie de l'aider, de la porter en l'air.
Je la saisis sans demander son approbation.
« Regarde si tu vois ta maman.
— Vous me faites mal. J'ai mal. Lâchez-moi ! »
Je ne voulais pas lui faire mal, vous comprenez ?
Bien au contraire. Vous comprenez docteur ?
La fillette tente de s'éloigner de moi.
Je ne voulais pas lui faire mal.
Le docteur écourte la séance.
Des sanglots me secouent de la tête aux pieds.

Dixième séance.
— La foule nous propulse l'un vers l'autre. Je parle à la petite fille. Tel un automate, elle me répond poliment, tout en gardant le nez en l'air dans l'espoir je suppose, d'apercevoir soit une chevelure bien aimée, soit un détail vestimentaire familier.
Je lui saisis la main. Minuscule dans la grande mienne, j'ai la sensation de contenir un poisson vif. J'ai l'impression de serrer mes doigts un peu fort. Je m'en excuse.
J'ai de la peine à la savoir perdue. Je désire la prendre dans mes bras.
Ses cheveux blonds ressemblent à ceux de Tatiana.
— Qui est Tatiana ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus.
— Ce prénom est pourtant présent dans votre esprit ?
— Oui.

Onzième séance.
— La petite fille qui ressemble à Tatiana refuse de me donner son ticket d'entrée. Un homme en costume sombre avec un casque de pompier sur la tête poinçonne nos billets. Il nous ordonne de dégager le passage. Il me rend les deux tickets validés. Je constate que nous ne sommes pas placés dans la même travée. Doucement je propose à la fillette d'attendre les prochains arrivants. Elle me suit à reculons dans un renfoncement sous l'escalier, bien à l'abri de la bousculade. Je lui demande si elle connaît le numéro du portable de sa mère. Il lui manque les deux derniers chiffres. Déception.
Victor est mon prénom. Amélie le sien. Ses larmes ne coulent plus. Elle s'approprie le refuge de ma main. Inutile, mon téléphone tombe dans l'oubliette de ma poche. Les guichets ferment, bien que les spectateurs ne soient pas tous entrés. Elle manifeste sa déception. Je la conduis vers son siège facilement trouvé. Je m'assieds à côté d'elle sur la place réservée à sa maman toujours absente.
Pourquoi n'était-elle pas ici à l'attendre ? Pourquoi ?
C'est vrai ça, on ne peut pas abandonner son enfant, vous ne croyez pas, docteur ?
On ne doit pas l'abandonner !
Non, jamais !

Douzième séance.
55 ! Elle répète en criant 55 ! 55 ! C'est le numéro manquant. Réactivé par un espoir grandissant, je compose le numéro de téléphone dicté par Amélia.
— Vous aviez parlé de Tatiania et d'Amélie lors de la dernière séance.
— Ah oui, pardon. Amélie est le nom de la petite fille qui était assise à côté de moi.
Donc, je parviens à joindre sa maman. Ce n'est pas sans peine que je rassure cette mère hors d'elle. La musique annonce le début du spectacle. Je refuse de bouger malgré les invectives de cette femme hystérique. Après maintes tentatives visant à calmer l'énergumène que j'ai au bout du fil, je concède de lui passer sa fille au téléphone. La petite n'est guère à l'aise et pleure de plus belle. Reprenant le combiné, les cris de ma correspondante ne m'impressionnent pas. Je parle calmement. Puis d'autorité, je lui ordonne de nous rejoindre au plus vite. Elle se trouve bloquée à l'extérieur. Mon argumentaire de bon père de famille que je redécouvre comme s'il ne m'avait jamais quitté, essaye de raisonner et la mère et la fille. Une semi-confiance s'établit entre nous. La féerie du spectacle attire l'attention d'Amélie. Je raccroche de crainte de n'avoir plus de batterie. Je préviens mon propre groupe. Aucune inquiétude ne semble émaner de leur part. À croire qu'ils n'avaient pas remarqué mon absence.

— Monsieur Victor, nous avons achevé notre cycle prévu. Vous avez fait d'énormes progrès. Peu à peu vous reconstruisez votre histoire. Je vous propose de continuer votre récit sur un cahier. Je vous lirai volontiers une fois l'exercice achevé.
Efforcez-vous à vous rappeler cet évènement. La réactivation de la mémoire qui semblait effacée réactivera vos souvenirs. Il suffit d'ouvrir les portes. Tout est là, un peu dissimulé certes, mais bien présent. N'hésitez pas à venir me consulter si le besoin se fait sentir.

2


Amélie me dévisage lorsque, très bon public, j'explose de rire. Ses petits yeux ronds pointent sur moi autant d'étonnement que d'inquiétude mélangés. Passé le stade de la crainte de l'inconnu et résignée à l'idée de se coltiner un vieux monsieur barbu en guise de baby-sitter et ce, pendant deux heures, elle lâche à son tour quelques éclats de rire. Soulagement. Son visage illuminé me conforte dans mon attitude de bon Saint-Bernard réchauffant une victime. Durant l'entracte, je compose le dernier numéro appelé. À l'autre bout de fil, j'y retrouve une femme un peu plus sereine, en pleurs mais calmée. Elle insiste pour parler à sa fille. Avant cela, je lui demande de ne pas l'affoler. Amélie raconte les meilleurs moments du spectacle avec l'enthousiasme des enfants qui effacent rapidement leur peine tout en gardant les yeux mouillés.
Nous convenons d'un rendez-vous à l'emplacement exact où est garé mon véhicule. Elle court vérifier mes informations, me demande de décrire la voiture, de lister les objets visibles sur la plage arrière. Je sens que la tension de la femme se relâche lorsque, effectivement, elle constate la présence d'un siège enfant.
Celui de ma propre fille dans lequel j'ai déposé son doudou rose-usé.

Bien entendu cette femme ne peut pas imaginer une seconde caresser la joue fraîche de Tatiana, l'écouter babeler avec Yanis son grand frère, assis à côté d'elle.
Cette femme ne peut pas humer le parfum émanant de la chevelure brune de la passagère qui me prie de rouler moins vite dans les virages, craignant que nos enfants soient malades avant d'arriver à Cannes. Son appel entendu, je garai la voiture sur un renfoncement de la chaussée prévu pour admirer le paysage. Le Verdon déroulait l'opale de son eau turbulente au fond des gorges du même nom. Le ruban d'asphalte paraissait mince, fragile. Il sillonnait entre les abrupts de la montagne. Tatiana et Yanis tentaient de franchir le parapet. Sur le ton de la plaisanterie nous leur intimions l'ordre de vérifier leurs sangles avant d'utiliser leur parachute. Le vertige s'empara d'eux. Elle m'embrassa au moment où, d'une main tendue haut dans le ciel, elle déclencha son appareil photographique. Joue contre joue, peau rugueuse sur peau fragile...

Mon oreille ressent le contact du téléphone comme une douleur, un souvenir glacé. La femme qui me parle à l'autre bout du fil s'impatiente. Elle semble si loin. J'imagine qu'elle ressemble à sa fille. Assise auprès de moi, Amélie achève une glace qui lui colore les lèvres d'un rose crémeux. Lorsque les lumières de la salle s'éteignent, Amélie se cale au fond de son fauteuil. Son petit bras effleure mon revers de manche. À travers le tissu, je ressens quelques frémissements. Ce sont les miens. Tatiana lui ressemblait un peu. L'émotion est à son comble lorsque la musique de scène suspend la prestation de la trapéziste. Faire silence, jusqu'à se taire en soi. Souffle court des spectacteurs suspendu sur un seul fil, celui qui maintient l'équilibre de l'artiste.
J'avais envisagé de me jeter dans le trou au fond duquel les trois cercueils disparaissaient. J'aurais pu me recouvrir de terre. J'aurais dû crier, remuer leur corps, bousculer les pierres amoncelées sur la carrosserie de notre voiture pliée. J'aurais dû me lever et les éloigner de tout ce fatras. Au lieu de cela, je restai lamentablement soudé à mon siège, prisonnier de la ferraille. Impuissant. Pour nous, la musique n'avait jamais repris son mouvement interrompu lors de la cascade. Elle s'était tue. Ils s'étaient tus. Mes trois êtres chers avaient lâché prise.
Amélie se colla à moi lorsque la trapéziste glissa et se retrouva accrochée au filin de sécurité. Le cri de la foule résonna en cœur. La peur s'afficha sur des centaines de visages grimés à l'identique. J'aurais dû être proche d'eux avant de les laisser partir.
Le spectacle achevé, Amélie s'accrocha fermement à mes doigts. Craignant de la perdre, je la soulevai de terre et la portai sur mes épaules. En tant que capitaine d'un navire improbable, elle devait guetter à l'horizon, la tête de sa maman.
Sur le parking, mère et fille s'enlacèrent, s'étreignirent et m'oublièrent aussitôt.
Elles s'échappèrent très vite.

Mon statut d'étranger reprit tout son sens, comme celui d'abandonné. Aurais-je la force de conduire ce soir ?
Les membres du groupe avec lequel j'étais arrivé me congratulèrent une demi-seconde à tour de rôle, tout en m'invitant à partager la fin de soirée en leur compagnie. En cours de route, je me garai près du Midi-minuit et préférai déguster seul une puis deux bières. Les chauffeurs routiers pestaient fort. Leurs accompagnatrices emplissaient leurs bourses en vidant les leurs. Le marché-gare animait la nuit des travailleurs.
Je ne me refusai pas une petite gratinée avant de rentrer chez moi.
La terre est ronde. L'eau y coule sans peine.

3

Peu enclin aux brièvetés des conversations par SMS interposés, je décidai d'ignorer définitivement tous ceux provenant de numéros intitulés masqués ou inconnus, car non répertoriés sur mon agenda.
Ma vie se contentait du peu de plaisirs que celle des autres me distillait. Le fruit du travail du boulanger ; la mécanique des gestes d'une caissière de supérette ; le ronron d'un flux quotidien bien réglé ; les congratulations d'une voisine volubile. Un phénomène, cette voisine. Pensait-elle attirer mon attention par les prises de positions suggestives qu'elle manifestait sans vergogne à mon égard ? L'opulence de son décolleté toujours frémissant lorsqu'elle parlait, m'invitait à apprécier la transparence de son déshabillé qui, placé à contre-jour dans le cadre de sa porte d'entrée, jouait avec mon imaginaire. Portait-elle une culotte ou pas ? J'aurais pu vérifier maintes fois ce que mes yeux observaient et que mon esprit refusait de voir. Je préférai me retrancher derrière un masque d'indifférence, une froideur polie controlée par les réminiscences d'une éducation puritaine.
Un dimanche pourtant, la voisine cogna à ma porte. Prétextant la chute d'une énorme plante verte, elle m'invitait à venir redresser sa maladresse. Revêtue d'un paréo imitation léopard telle Jane, je l'imaginais suspendue au plafond roucoulant de bonheur devant le Tarzan qu'elle voulait que je sois. Après l'effort, elle épousseta le terreau qui avait sali mon pantalon de survêtement. Elle me proposa de le laver tout en me l'ôtant plus habilement que ma capacité à réagir n'avait pas eut le temps d'intervenir contre son geste preste. En échange du service rendu, elle me le laverait et le repasserait. Je tentais de m'effacer devant l'insistance de ses mains qui s'appliquaient à aplatir les plis de mon caleçon et particulièrement ceux situés entre l'élastique de la ceinture et le haut des cuisses. Bien évidement, elle constata la vaillance de ma forme matinale, impossible à dissimuler. La table de la cuisine fut mon refuge. Je préférai partager un café qu'elle ne m'avait pas proposé. Flatteuse, elle roula des yeux. La bouche en cœur,
elle n'en pouvait plus de me touiller le sucre dans la tasse fumante.
Cette fausse blonde correspondait au type même de femme qui ne m'attirait guère. Déguisée en pin-up, maquillée à outrance, manucurée avec soin, sûre de sa plastique, elle abusait de ses charmes pour attirer quelques papillons égarés. Notre conversation trébuchait entre regards complices et sous-entendus inaudibles. J'entretenais cette relation de proximité avec la modération qui convenait à une stricte bonne entente de voisinage. Mes rapports avec les femmes avaient souvent été source de plaisirs intenses au commencement, pour s'achever par une rupture volontaire de ma part. J'avais trop peur d'établir un train-train quotidien ; regard de l'autre sur nos petites manies ; questionnements justifiés mais dérangeants à propos de notre histoire personnelle ; attente des bruits, des mouvements, des retards ou des petits présents surprises. Le partage pouvait exister s'il n'y avait pas de possession à la clé, de sentiment de propriété, d'exclusivité. Je me complaisais dans la solitude.
Nous ne parlions pas. Je craignais le jour où elle se déciderait à me rendre mon pantalon. J'évitais son regard. La porte de sortie était si loin. Sa neuvième porte à elle cligna de l'oeil lorsque par le plus pur des hasards sa petite cuillère tomba sur le carrelage et qu'elle se mit en quête de la ramasser. Oups. Croupe bien fendue devant moi. La fonction callipyge de son anatomie quémandait une découverte plus approfondie.
Heureusement mon téléphone vibra lui aussi, me délivrant de cette situation embarrassante. Un SMS signé de la maman d'Amélie fut mon secours. C'était bien la première fois que je prenais le temps de déchiffrer un message. Était-ce un appel, un signe ? Je prétextai une nouvelle éprouvante. Adoptant la stature d'un homme affligé par cette annonce incongrue, je pris congé de ma voisine, lui promettant de l'inviter à boire le café très prochainement. Dépitée elle fut. Libéré, j'ai fui.


4


M'enfermer chez moi me provoqua un sentiment de plénitude bienvenue. Pour le remerciement, je retournai un message amical adressé à Amélie et tentai de savoir par la même occasion, les nom et prénom de sa maman. Celle-ci me proposait un rendez-vous devant la cage aux ours du Parc de la Tête d'Or. J'acquiesçai aussitôt.
Le soleil et sa ribambelle de nuages furent mes compagnons le temps d'une attente doucereuse. Amélie pointa son nez une demi-heure plus tard que l'heure prévue, avec dans la main, celle de sa mère. Sourire timide. Bonjours identiques. Excuses improbables. Quelques échanges d'ordre météorologiques accompagnèrent nos pas du côté des girafes. En peu de mots, j'appris la situation de divorcée de cette femme. De moi elle ne sut rien, sinon la banalité irréprochable de ma vie professionnelle. Nous avons ri lorsqu'une adolescente lança sa casquette devant la trompe d'un éléphant. Amélie trébucha. Elle saignait du genou droit, pleurait, boitait. Elle se retrouva fièrement à cheval sur mes épaules. À dix-huit heures, nous étions devant leur voiture. Elle m'invita à me rapprocher de mon domicile cours Charlemagne qui se trouvait être sur le chemin de la Mulatière. Nous nous firent promesse de nous revoir un week-end prochain. Elle me laissa son adresse courriel pour lui transmettre les photographies de la journée.
L'amour traîne les pieds de peur de bousculer la vie de quadragénaires comme nous.

5


S'il y en a une qui ne traînait pas des pieds c'était devinez qui ? Ma voisine oui, car, loin d'être sourde à l'appel des sens, guettait mon retour. Me voyant grimé d'une tête de circonstance, elle se fit discrète. Elle compatit à mon soi-disant malheur. Sur le seuil de ma porte, je lui accordai la privilège d'un baiser sur ma joue.
Ouf ! Le silence. Ouf ! La légère sonnerie d'un courriel reçu. Ouf ! Le nom du signataire confirmant celui donné auparavant par la maman d'Amélie. Quelle qu'ait pu être la teneur du message, j'avais la satisfaction de connaître à présent le nom de l'expéditrice : Odile. Mes photographies furent rapidement téléchargées. J'en gardai deux ou trois dans le but d'apporter de légères retouches photoshopiennes. Je promis à Amélie de lui faire parvenir celle des trapézistes que nous avions applaudis ensemble. La balle était dans leur camp, sachant que j'avais une petite réserve de munitions en cas de non renvoi. Un bel espoir ne s'intensifie-t-il pas du nombre de pensées positives qui irradient notre vie ?


6


Chaque jour était comblé de joie, provoquant une dynamique énergisante que peu de collègues de boulot avaient l'habitude de constater chez moi. La lune ronde est tout à moi pareille. Blanche, elle illumine mes nuits sans sommeil.
Une soirée cinéma, une autre à flâner sur les bords du Rhône. Puis vint une journée à se perdre au milieu du Labyrinth of Memory de l'artiste Chiharu Shiota exposé au Centre d'art contemporain de la Sucrière, nous partagions ainsi avec Odile et Amélie quelques rendez-vous originaux. Le défilé de la biennale de la danse restera la belle journée d'automne marquée d'une énergie vivifiante. Nous achevions l'année avec un 8 décembre mémorable. Vin chaud, châtaignes brûlantes, et toute la féerie des lumières nous accompagnèrent sans demi-mesure.
L'ardeur au travail semblait décuplée au rythme de nos rendez-vous publics. À croire que la nonchalance de ces dimanches festifs complétait les journées laborieuses de la semaine. Du coup, le temps déroulait son tapis d'activités en entassant les semaines les unes sur les autres. Six mois s'étaient écoulé depuis notre première rencontre disons chaotique.

7


Ma voisine grignotait un peu plus chaque jour l'espace tampon alloué à ma bulle privative. Un samedi par mois, j'étais invité à participer à une soirée entre voisins. Elle et moi composions le couple idéal de célibataires endurcis pour qui les relations amicales durables étaient plus fortes que les passades amoureuses sans lendemain. Cela traduisait mon sentiment. Pas le sien. À plusieurs reprises elle m'avait manifesté son besoin de rapprochement corporel intense. Cela avait commencé le jour où comme je le redoutais, elle m'annonça vouloir me rapporter le pantalon pris en otage depuis l'histoire du dépannage. À maintes reprises j'avais pu repousser cette livraison, tenté d'éviter une soirée après le travail, et c'est toute affriolante qu'elle se présenta un dimanche matin pour partager le petit déjeuner. Cette femme était une perle. Serviable dès que l'occasion se présentait, bénévole prête à donner un coup de main voire plus, si besoin. C'est dire son application à vouloir me rendre la vie agréable. Elle m'imaginait déprimé dans mon appartement, ne pouvant survivre avec le poids du deuil. Elle désirait vraiment me faire tourner la tête. Je dois avouer qu'elle fit preuve d'une franchise émouvante lorsqu'elle m'avoua son besoin d'embellir ma vie. J'avais le don de sourire aux personnes qui m'adressaient la parole, une manière de leur signifier que je me tenais à leur disposition. Elle interpréta mon attitude comme un signe d'encouragement dans ses démarches de conquête. Finalement, de me sentir objet sexuel renforçait l'espèce de jeu établi entre nous. Je la trouvais attentionnée. Peu à peu notre complicité gagnait en capital sympathie réciproque. Au fur et à mesure que mon désir d'elle grandissait, son besoin de ma présence devint quotidien. Elle perdait de sa superficialité tout en révélant son personnage profond. Femme fragile, triste à mourir, qui en avait marre de se voir confinée uniquement au rôle de femme fatale qu'elle se devait de jouer. Son enfance avait été raccourcie dès lors où sa mère lui avait appris à se maquiller et se vêtir façon Lolita prépubère. D'avoir écourté cette période constructive de l'adolescence l'avait élevée trop vite au rang des adultes. Si vite qu'elle en avait perdu l'équilibre.
Et ce n'est pas innocent si, ce dimanche de janvier, elle avait frappé à ma porte. Rivée sur le paillasson, pour la première fois, je la voyais non maquillée, les cheveux ébouriffés, vêtue d'une espèce de jogging informe. Un seul regard mouillé de sa part me fit comprendre qu'il fallait que j'ouvre les bras d'urgence pour l'accueillir sans poser de questions. Elle était petite fille perdue qui venait m'annoncer le décès de sa mère. Le café ne réchauffait pas ses mains pourtant serrées autour de la tasse. Incapable de retenir ses larmes, elle ne parlait pas. Incapable de la consoler, je ne parlais pas. Ressurgit alors du fin fond des souvenirs, mon propre état d'esprit lors du décès de ma mère. Froid. J'étais resté froid et muet, ennuyé par ces démonstrations de tristesse tout autour de moi, mais surtout énervé de ne pouvoir achever mon repas que pour une fois maman ne m'avait pas préparé. Et pourquoi d'ailleurs ne l'avait-elle pas préparé ce repas de raviolis que j'aimais tant ? Elle le savait que c'était mon plat préféré. Pourquoi était-ce sa sœur qui me servait tout en pleurant ? Je détestais cette tante, ridée, mal fagotée, tout le contraire de maman. Pourquoi maman ne bougeait-elle plus, allongée sur son lit devant toute cette kyrielle d'individus tristes à mourir ? Pas de tristesse de ma part ce jour-là. De la colère, oui. Aucune larme. Aucune peine. Je n'ai plus jamais mangé de raviolis.
Ma voisine sanglotait par intermittence, remplaçant son mouchoir en boule coincé sous son nez par un autre mouchoir en boule coincé sous son nez. J'entendis du bruit sur le palier. La famille venait à son tour consoler ma voisine. Mon appartement prenait l'allure d'un couloir de la mort aussi dépouillé que Le violon et la pipe, la peinture de Braque. Tout naturellement les visiteurs investirent mon appartement du fait que la porte d'entrée de ma voisine ne s'ouvrait pas malgré les coups de sonnette insistants, et du fait que la mienne de porte était restée entrebâillée. Ils s'engouffraient, trouvaient mon café savoureux. Le sucre et les cuillers ne purent se dissimuler très longtemps dans les placards de ma cuisine. C'est pour cela qu'ils dévorèrent mes petits beurres accompagnés des mille excuses par rapport aux miettes sur la table, au dérangement occasionné et au lino salopé à cause des chaussures trempées de la pluie du dehors. Sale temps.
Tout naturellement, j'en trouvais assis dans les fauteuils du salon, discutant d'héritage, de partage équitable.
Tout naturellement, j'en vins à endosser le rôle d'un ami proche qui ne pouvait pas rester plus longtemps et devait les quitter sur le champ. Je me réfugiai dans ma voiture.
Ce n'est qu'en fin de soirée que je tentai une rentrée chez moi. Les poches fourrées de mes mains honteuses, je découvris l'appartement plus propre qu'il n'avait jamais été. Vaisselle lavée essuyée rangée, ménage assuré.
Un dimanche de passé. Une semaine à cogiter sur l'attitude à adopter envers cette voisine dont je ne connaissais toujours pas le prénom.



Odile, la maman d'Adeline, m'invitait à l'anniversaire de sa fille le samedi suivant. Je déclinais l'invitation, bafouillant je ne sais quelle excuse bidon. Impossible pour moi de participer à une telle réunion festive. Idiot, je me morfondais dans un abîme de noirceur relégant la réalité vers d'autres contrées inaccessibles pour moi. Combien de temps me faudrait-il pour effacer cette douleur tenace ?
Je voulais porter ma croix en solitaire. Un jour viendrait où je déposerais ma charge avec ou sans aide. C'était trop tôt. La théorie de la case vide édictée par Edgar Morin peut se rapporter à mon histoire. Cette case vide est indispensable au bon déroulement de ma vie. Libre à moi de la déplacer où bon me semble et quand cela me chante. Mémoire-tampon, casier de décompression ou cellule d'isolement. Elle existe sans pour autant déranger l'ensemble de mon existence. Tant qu'elle n'absorbe pas ce qui m'environne à la manière d'un trou noir, ma case vide se promène, me laissant libre de révéler son existence à qui de droit.
Si le mot absence me permettait de me rassembler en un être équivoque, celui de présence comblait ce manque. Amélie m'envoya un bouquet de fleurs virtuelles en réponse à mon mot de remerciement à son invitation. Je n'avais pas le goût d'organiser une nouvelle rencontre, sachant par avance la difficulté éprouvée lors de chaque séparation. Les oublier me semblait nécessaire.

8


Les apéritives réunions mensuelles de l'immeuble reprirent doucement. Le fait que Chrytelle ma ravissante voisine embrassât subitement une vie quasi monacale, me laissa pantois. Attiré plus que repoussé, je m'engageai à entretenir avec elle des conversations quasi ininterrompues. Le mystère de l'aura dégagée par cette personne devenue discrète attisait ma curiosité. Elle adopta une robe de bure, souple certes, mais tellement simple que personne ne pouvait deviner combien elle avait pu être une femme sexy et attirante quelque temps auparavant. De confident, je devins son confesseur attitré. Bien que la tâche ne me satisfît pas le moins du monde, la superficialité de mon caractère mielleux en prit un coup. Elle seule parvint à scruter le fond de mon personnage bien ancré dans ses retranchements. Elle activait la fonction franchise de mon disque dur. Dès lors, nous nous rencontrâmes l'un l'autre en toute fraternité. C'est ainsi que j'ai pu conjuguer le mot amitié dans toutes les déclinaisons possibles et imaginables.
Chrystelle sut me priver de la quête perpétuelle de l'envie en adoptant elle-même l'attitude de renoncement au désir. Dans le mot désir, j'englobe tout à la fois, ceux liés au corps, et ceux du consumérisme esclavagiste. Nous évoquâmes ma rencontre avec Odile, la maman d'Amélie. J'avouai l'attrait éprouvé pour cette personne. Chrystelle me proposa d'organiser une soirée en son honneur. Il était convenu que Chrystelle nous reçoive chez elle à condition que je m'occupe du repas, et qu'Odile apportât le dessert.

9


Ce fut un moment grandiose. Amélie vint avec sa cousine Bethy. Le fait de nous découvrir les uns les autres, nous permit de discuter à bâtons rompus. Les fillettes se maquillaient en cachette dans la salle de bains de Chrystelle. Il faut dire que les boissons prévues par la maîtresse de maison sentaient bon l'ivresse délicieuse des parties entre amis. Quand je dis ivresse délicieuse, je pense ivresse tout court, surtout de la part d'Odile que nous retrouvâmes couchée sur le lit de Chrystelle, passé les trois heures du matin. J'emportai les corps endormis des deux cousines dans mon appartement tout en donnant congé à ma voisine.
Le lendemain fut cotonneux surtout pour les adultes que nous étions redevenus. Émergeant doucement d'un rêve alambiqué, Odile constata combien son hôtesse était belle. Un assemblage des corps féminins se réalisa tout en douceur avec l'accord majeur des bienfaits des caresses. De mon côté, je remplis mon rôle de père avec l'attention dévouée qui m'avait manqué depuis si longtemps. Sensation d'être utile. Les fillettes dévorèrent un sachet de céréales sans piper mot. J'avais à cœur de presser les oranges, de leur couper une tranche de brioche tout en confectionnant un chocolat chaud qu'elles ne burent pas. De bonne humeur, elle se laissèrent immerger dans la baignoire. Leurs petits rires complices me comblèrent de joie. Un peu de vaisselle et de nettoyage ne pouvait que me procurer un sentiment de bonheur. Odile et Chrystelle frappèrent à la porte au moment même où les deux fillettes dansaient devant le miroir du salon accompagnées d'une musique d'enfer. Le week-end s'acheva à vive allure. Nous avions l'impression d'avoir noué quelques liens ensemble. Quelques liens, oui. Chrystelle avait enfin retrouvé son sourire endiablé, sa bonne mine maquillée et ses vêtements soulignant sa gracieuse silhouette. Ainsi rabibochée, je la voyais vivante, à nouveau. Je les remerciai toutes les quatre pour ces merveilleuses heures passées en leur compagnie.
La porte à peine fermée, je me retournai, le dos scotché à la tapisserie du corridor. Une émotion géante en forme de trouble-fête tenta de me submerger. J'activai la clef du refus dans la serrure de mon caveau personnel. Elle était très forte, trop forte pour moi si frêle. Je glissai doucement sur le sol pour y retrouver l'air frais de mon enfance. À ce niveau-là, flottait un peu d'insouciance, un zeste de légèreté innocente.
C'est le sourire aux lèvres que Chrystelle me retrouva évanoui. Après le départ d'Odile, elle était venue récupérer les robes de chambre empruntées par les fillettes. Elle dû pousser fort la porte pour déplacer mon corps inerte. L'efficacité de sa réaction me sauva la vie, ou du moins interrompit le précessus de l'AVC1 qui m'avait frappé sans prévenir.

10


Voilà cinq mois que je suis dans cet hôpital.
J'arrive à moins boiter en me déplaçant avec mes béquilles. Je n'ai pas retrouvé la maîtrise totale de la parole, mais je m'exprime par écrit. Si, avec l'aide du médecin, je raconte cette histoire, c'est pour ne pas oublier qui j'étais, c'est pour réactiver les souvenirs que je ne souhaite pas voir disparaître dans une case vide.
Amélie a été choquée de me voir si handicapé. Ce n'est qu'après plusieurs visites qu'elle m'a reconnu vraiment.
Demain, je sortirai de l'établissement de rééducation. Chrystelle me prendra en charge complètement jusqu'à ce que je retrouve mon autonomie. C'est elle qui a décidé.
Demain, je revis.
Lentement.


1 AVC : Accident Vasculaire Cérébral : obstruction ou rupture d'un vaisseau transportant le sang dans le cerveau.
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Odile, Chrystelle et Amélie Empty Re: Odile, Chrystelle et Amélie

Message  elea Mer 25 Avr 2012 - 18:41

J’ai lu d’une traite, totalement immergée et j’ai beaucoup aimé.
Mais la fin m’a déçue, je ne sais pas exactement pourquoi, pourtant elle éclaire le début, on comprend enfin. Est-ce le fait que cela finisse un peu abruptement ? Est-ce le fait que cela finisse tout court alors que j’aurais pu en lire encore des pages ? Je n’arrive pas à savoir. Peut-être que c’est parce que le début est très fort, percutant, j’ai adoré le découpage en séances et l’émotion qui s’en dégage, on n’en sait pas plus que le patient et c’est sans doute ce qui accroche autant.

J’ai bien aimé prendre le temps du spectacle, les détails. Je trouve qu’ensuite ça s’accélère de plus en plus au fil du texte, les rencontres et les souvenirs sont moins détaillés, les journées et les moments passent plus vite, ce que je trouve très bien vu pour une relation fond/forme parfaite : c’est comme si, au fur et à mesure, les souvenirs revenaient en masse et s’écrivaient plus vite, dans l’urgence de les coucher sur le papier. Je ne l’ai perçu comme ça qu’à la seconde lecture bien sûr, à la première j’ai juste constaté que tu prenais moins ton temps pour décrire les évènements.

J’ai beaucoup aimé le personnage de Chrystelle, c’est elle qui a le plus d’épaisseur je trouve, elle évolue, tu as su montrer ses failles, sa personnalité, c’est moins le cas pour Odile, fugitive, insaisissable, elle reste un point d’interrogation, ou de suspension.

Merci pour cette lecture en tout cas, un vrai plaisir.

Une coquille à la fin du 7 : tu notes Adeline au lieu d’Amélie, à moins que ce ne soit fait exprès pour figurer la mémoire parfois défaillante du narrateur.

elea

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Message  Invité Mer 25 Avr 2012 - 19:34

Ce qui m'a le plus frappée dans cette nouvelle, ce qui fait sa force je crois, c'est la capacité du narrateur à garder le cap du tout le long du récit, alors même que d'une part on ne sait absolument pas de quoi il retourne au début ; et que de nouveaux personnages, de nouveaux évènements viennent constamment s'ajouter ; passé et présent se mêlent pour dévoiler l'histoire qui se déploie avec une apparente aisance, une sorte de générosité. Naturellement, le récit retombe parfaitement sur ses pieds à la fin, toutes les cases sont remplies :-) La narration est maîtrisée.
Bien aimé également le découpage qui facilite la lecture.
Côté un peu moins, dirons-nous : le fait que l'écriture se fasse plus dense, plus explicative surtout, au fur et à mesure que le récit avance, j'avais une impression de dépouillé au début, des phrases courtes, des bribes, une sobriété, une certaine neutralité de l'expression qui me plaisaient bien et disparaissent petit à petit. il y aurait à mon avis possibilité d'élaguer sans dénaturer le récit.


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Message  Invité Ven 27 Avr 2012 - 21:17

Je partage avec Easter l'idée que l'écriture du début est plus travaillée que celle de la fin.
J'ai eu une curieuse impression au début : la relation de cet homme à l'enfant m'a semblée très ambiguë...voire perverse. Puis non. Mais cela vient peut-être de ces séances qui m'avaient mise sur une fausse piste.
J'ai beaucoup aimé l'évolution des sentiments par rapport aux deux femmes, c'est finement décrit.
La fin est un peu moins bonne que le reste, un peu décevante.
Noté quelques bricoles :
La réactivation de la mémoire qui semblait effacée réactivera vos souvenirs
.

Vous aviez parlé de Tatiania
Nous nous firent fîmes promesse de nous revoir un week-end
prochain.
Au final, un vrai plaisir.

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Message  Invité Dim 6 Mai 2012 - 13:01

Tout a été dit dans les précédents commentaires (et puis, cet AM je suis un peu flemmard). Un très bon texte, très bien narré et à la progression exemplaire. Juste un bémol : le pavé du N° 7.

Un vrai plaisir.

À vous lire.

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