Les Nuisibles

Après avoir traversé ma ville puis les différentes routes de campagne qui mènent chez mes amis, j'amorce la dernière côte : celle du pré, bordé de roseaux.
J'ai un peu chaud, je m'arrête un instant pour boire tout en regardant la scène qui s'offre à moi à une centaine de mètres : mes amis sont attablés sous les parasols, joyeux, des enfants courent partout en poussant des cris sauvages; l'eau de la piscine est limpide, les abords sont ombragés.

Au moment où je range la bouteille dans mon sac, je la repère.

Petite et bronzée, elle s'est levée d'un bond et avance inexorable sur moi dans sa robe de coton blanc.
A droite la voie ferrée, à gauche une haie de bambous, devant moi l'immensité du pré : il n'y a pas d'autre issue que de faire demi-tour et de me cacher quelque part. Ce que je tente alors que sa silhouette agressive, trapue et robuste, semble accélérer son allure droit sur moi.
Sa bouche est étirée dans un sourire qui découvre une dentition impeccable.

Je ne la connais pas.

Alors que j'ai commencé à rebrousser chemin je l'entends qui m'appelle par mon prénom (elle s'est donc renseignée, m'apercevant qui avançais un peu penchée, elle a reconnu ce que je suis et s'est mise en route vers moi, sûre et déterminée, à la façon d'un prédateur).
Comme je l'ignore elle réitère, d'un ton un peu plus autoritaire.
Je presse le pas. Je bifurque vers la voie ferrée, que je me mets à longer. J'entends comme ses sandales à talons compensés font crisser l'herbe et les graviers. Je me mets à courir. Mais la fatigue que j'abrite depuis plusieurs années et qu'elle a aussitôt diagnostiquée en m'apercevant minuscule et lente au bout du champ me rattrape et je trébuche.

Elle est sur moi.
Je peux voir son visage. Ses traits harmonieux sont altérés par une crispation, une sorte de grimace qui la rend ingrate, presque effrayante. Elle m'offre son sourire carnassier. Ses yeux clairs plongent dans les miens. D'une voix doucereuse elle répète mon nom.
Puis elle se présente.
- J'ai appris que tu as un
Elle prononce le mot et je vois comme elle salive, comme elle le fait rouler dans sa bouche.
Elle n'est pas médecin mais presque. Quelque chose qui finit par pathe. Je pense courtesurpathe. Elle a une méthode infaillible à base de plantes. Elle a déjà sauvé des gens comme moi.
Elle peut m'aider.
Ses yeux brillent.
Elle attrape les pans de mon turban.
- Ce sont tes vrais cheveux ?
Je sens qu'elle va bientôt caresser mon front, peut-être même me faire un petit bisou.

J'entends le train qui approche.
Je lui dis on s'connaît ?
Et je la pousse de toutes mes forces. Le train vrombit, elle a juste le temps de sauter en bas du talus. Je la laisse là, hébétée dans l'air tout vibrant de joie et de printemps.
De loin mes amis me font de grands signes.
J'y vais.