Mystère-yeuse

J'affectionne les petites intrigues qui soulèvent un vent de panique. Pas vous ?
Tout près d'ici habite le père Barbe-rousse, un septuagénaire solitaire qui vit entouré de ses chiens. Par crainte des voleurs, dit-on, il dort le jour et veille la nuit. C'est sa façon à lui de montrer qu'il s'intéresse à son quartier. Il aurait, parait-il, un fils et une ou deux femmes à l'étranger.
Il vient d'arriver devant sa grande propriété où il a bâti une maisonnette. Il descend de sa voiture et retire le cadenas qui enchaîne les battants du portail. Il siffle ses chiens et aussitôt les bêtes accourent dans des aboiements intempestifs. Puis il remonte dans son véhicule, les chiens dans son sillage.
Visez l'homme. Il est huit heures du soir. Il est fatigué de sa journée et n'a qu'une envie : se laisser aller dans son fauteuil et savourer son retour au bercail. Il rabat le pare-soleil et une carte lui tombe sur les genoux. Il avait dû glisser là une carte de visite. Mais un coup d’œil le jette dans la surprise. Il s'agit d'une carte postale, inconnue de sa collection, qui représente quelques pailles en croix, quelques clairs branchages semés de travers. A la lumière de sa loupiote, il inspecte le verso. Pas de légende. Il la glisse dans son sac et rentre. Il n'est pas plutôt entré que les coups de fil se succèdent et lui font oublier l'incident.
Cette nuit-là, il a du mal à monter la garde. Les chiens semblent s'être assoupis d'une masse après leur pâtée du soir, si bien qu'il ne tarde pas à les imiter. Mais son sommeil est peuplé de craquements de branches, de pommes de pins qui explosent et de rafales de cigales qui lui assaillent les tympans. Au petit matin, il se réveille curieusement écroulé sur la descente de lit.
Un brin de toilette lui confirme les dégâts : il a les traits tirés, l’œil bouffi et le menton coton. Il prend le temps de se restaurer d'un petit déjeuner copieux et se prépare à regagner le bureau où d'anciens collègues l'ont fait appeler. Il a beau être à la retraite, son expérience est précieuse et on le sollicite souvent pour résoudre des questions épineuses. La science nucléaire est son affaire et il a encore divers tuyaux à transmettre.
Par chance, ce matin, la circulation est fluide et il reste deux places de parking. Le concierge lui ouvre et lui signale qu'il est attendu au troisième. En passant devant les casiers, machinalement il furète dans celui qui est resté à son nom. Il y trouve le plus souvent le bulletin mensuel de l'entreprise. Ses doigts glissent dans l'interstice et ramènent... une carte postale. Il la tourne et la retourne. Cette fois c'est un ensemble de branches serrées, vert foncé, assemblées en forme de couronne précaire. Au dos, un message laconique : Au plaisir... Il reste quelques secondes interdit, déglutit précipitamment, puis range l'objet dans son sac.
Il rassure bien vite ses camarades qui lui trouvent une petite mine et s'attelle avec eux à la tâche.
En arrivant devant son domaine, il lui semble que le cadenas n'est pas fermé. Il pousse le portail et range sa voiture sous la pilotis en prenant soin de la fermer. Les chiens lui mordillent sa veste, ils réclament leur part d'attentions. Il a eu son content d'interventions ces derniers jours et il va d'abord se faire couler un bon bain chaud. Pas question de monter la garde ce soir encore, il va se mettre au lit sans plus tarder.
Dans la salle de bain, sur la tablette, quelle n'est pas sa surprise ! Une carte postale l'attend ! Elle représente un enchevêtrement inextricable de branches et d'épines, toutes plus noires les unes que les autres. Et derrière ce bref message : Au plaisir de te serrer la pince. La peur lui noue la gorge, ses jambes se dérobent.
C'est alors qu'il entend distinctement une voix affolée dans le buisson d'à côté. Se peut-il que son imagination exacerbée lui joue des tours ? La voix reprend, il croit entendre son nom scandé singulièrement. Il balaie l'espace du faisceau de sa lampe-tempête, mais il ne voit rien que les branches de la yeuse qui s'agitent. Est-ce le vent ? Les ombres s'agrandissent et il se saisit d'un gourdin. Il a toujours redouté les voleurs qui rôdent dans le noir. Une ombre lutine se joue de lui, elle tambourine contre la chéneau avant de se blottir dans la yeuse. A présent, elle bruisse de toutes ses feuilles, suscite une volée de chauve-souris et l'invite d'une voix de sirène : "Barbe-rousse ! à moi !"
Au comble de l'excitation, il se jette sur le buisson qui l'enlace, l'entoure de ses tentacules et l'enserre, l'enserre. Des griffes lui lacèrent les membres, ses yeux se révulsent. Il a juste le temps de proférer :
- Hé Liane, c'était donc toi ?

J'espère bien voir là ce qui devrait nous inspirer à tous : la touche de ce cher Alphonse (Allais), qui ne reculait devant rien pour arriver au terme de l'infini.

Je souscris et suis ravi de ce texte (mais le prénom "Eliane" est plus adapté peut-être).

Car (le mot n'est pas de moi mais d'un ancien camarade de fac) : il s'appelle Tarzan (et non Barbe-rousse) puisqu'il a monté l’Éliane.

J'apprécie le ton, familier sans excès, qui sait se mettre le lecteur dans la poche, pour ainsi dire.
J'apprécie aussi beaucoup la montée du suspense (tu es douée pour ça, je repense à des textes précédents) avec les cartes successives, ainsi que la chute drôlatique.
De nouveau un bon texte à mes yeux, avec toutefois un ou deux petits points d'incohérence dans l'expression. Ici : "Par crainte des voleurs, dit-on, il dort le jour et veille la nuit." et quelques lignes plus loin : "Il est huit heures du soir. Il est fatigué de sa journée", et encore après " Il prend le temps de se restaurer d'un petit déjeuner copieux et se prépare à regagner le bureau où d'anciens collègues l'ont fait appeler.", alors que j'étais partie sur un autre rythme.
La situation s'éclaire par la suite, soit ; mais j'ai trouvé cette phrase (""Par crainte des voleurs, dit-on, il dort le jour et veille la nuit.") gênante, parce que placée d'entrée de texte et clairement énoncée (même si ... "dit-on"), au point de penser que le texte s'articulerait autour de ce fait, et de partir sur une fausse piste. Mais c'est peut-être moi...

Remarques, fautes de frappe :
le pilotis et le chéneau

beaucoup de charme et de légèreté, juste la bonne longueur, j'ai apprécié moi aussi

Beaucoup de charme, d'aisance, un ton qui emmène, agréablement. Une ou deux babioles ( "pilotis" est un mot masculin par exemple ) mais rien de rédhibitoire.
Les tenants et aboutissants, par contre, m'ont plutôt échappé. Mais comme quoi, ce qui compte surtout, c'est un style léger, qui porte le lecteur vers le dernier mot...

Ubik.

Un style léger mais un texte un peu épineux.
(même remarques qu'Easter).

La fin me laisse légèrement perplexe. Mais peut-être y a-t-il une allusion ou intertextualité qui me dépasse ?
En tout cas, je la trouve trop abrupte.

Le texte est agréable à lire, c'est sûr.