Pathos

Comme ça, passant, je dois tantôt faire une photocopie de mon livret de famille, destinée à notre glorieuse administration aussi française que républicaine, toujours en manque de preuves, certificats et autres attestations à même d'apaiser l'insatiable appétit de ses fonctionnaires zélés, prompts à froncer le sourcil devant un dossier trop maigre.

Pour peu qu'on soit marié ou qu'on l'ait été, on se retrouve donc un jour avec un livret de famille. Ce n'est pas vraiment un livre de chevet, à moins de pondre un nouveau-né chaque printemps, ce que la République conçoit d'ailleurs très bien, puisqu'elle a prévu suffisamment de place pour y cataloguer dix marmots, fussent-ils successifs ou simultanés. Bref, je n'y avais pas jeté un coup d'oeil depuis vingt ans, puisque ayant décidé d'arrêter ma collection d'enfants à deux, ce qui est bien suffisant à bien des égards, sauf peut-être pour les cotisations retraite...

Or donc, les deux premières pages sont consacrées aux fondateurs de la nouvelle famille dont l'histoire sera toute entière contenue dans ce livret. A gauche l'époux. A droite l'épouse, comme il se doit depuis toujours. Après cette introduction un rien bourgeoise mais d'un classicisme à toute épreuve, on tourne la page pour avoir aussitôt l'oeil attiré par le titre de droite, annonçant la conséquence naturelle et immédiate de cette union administrative, en capitales: "PREMIER ENFANT".

Une fois la larme dûment versée au souvenir de la naissance de l'aînée, on se prend à poser le regard sur la page de gauche, à nouveau consacrée aux parents, mais au titre plus discret, allez savoir pourquoi : "Extrait de l'acte de décès N°_____ de l'époux", suivi d'un mystérieux "Mentions marginales". Le bas de la page, quant à lui, se contente de répéter la même chose, mais au sujet de la très chère épouse.

Je réalise enfin aujourd'hui que depuis vingt-cinq ans, je trimbale dans mes affaires un document officiel sur lequel est déjà prévu l'emplacement nécessaire pour qu'un jour un officier d'état-civil inscrive de sa belle écriture la date et le lieu de ma mort, sans oublier la "mention marginale". Les mêmes emplacements sont d'ailleurs prévus pour l'intégralité de la famille, jusqu'au dixième enfant, juste au cas. Mais je suis bien obligé de constater que la République me considère comme le premier de la liste, et me demande de garder ce précieux papier au moins jusqu'à ma mort....

Il y a des soirs où la sollicitude et la prévoyance de notre chère République m'apparaissent sous un jour nouveau. Mais ce qui m'inquiète le plus, ce sont les "mentions marginales". Serai-je noté sur mes aptitudes à mourir ("mention passable") ? Va-t-on commenter mon dernier soupir ("peu inspiré") ? Cataloguer mes restes ("voir aussi cartons n° 5, 7 et 12") ? A moins que la mention marginale soit à l'usage exclusif de l'officier d'état civil: "penser à acheter du pain", "il a fait beau aujourd'hui" ou "le petit chat est mort". Comment éviter une mention marginale et garder un casier vierge jusqu'au bout, telle est la question qui me ronge à présent.

Il m'apparaît donc urgent de relire au plus tôt mes polices d'assurance, mon contrat de location et les clauses de mon crédit bancaire, surtout celles en petits caractères...

Bonsoir.